Rapport hebdomadaire : du 14/12 au 21/12
Patrouille/Unité : Patrouille J
Informations pour les postes concernés : 16/12 : L’officier Barnard a enregistré plusieurs signalements d’un tigre qui errerait dans les environs de Leonard Lake. Impossible à localiser.
Après l’entraînement, même si je suis encore épuisée d’avoir sauvé Astley et ai l’impression d’être complètement en vrac, Issie et moi nous attelons à la tâche que tout le monde déteste. Parce que, voyez-vous, le pire, dans le fait de massacrer des lutins, ce n’est pas l’acte en lui-même, contrairement à ce que je pensais. Croyez-le ou non, on s’habitue à cet horrible bruit d’os qui se brisent ou au sang qui gicle sur la neige ou sur vos jolies ballerines, vos ballerines préférées, évidemment. On s’habitue à ce qu’implique le fait d’infliger la mort, ce qui peut paraître horrible, et, soyons honnêtes : ça l’est. Mais ce n’est tout de même pas le pire. Le pire, c’est de se débarrasser des corps.
Nous partons vers la rivière et rabattons le hayon du pick-up de Betty. Issie attrape les jambes d’un lutin mort. Il est maigre à faire peur et porte un jean trop large qui lui monte au-dessus du nombril. C’est comme si un directeur de casting avait confondu deux rôles et en avait sorti un personnage qu’on pourrait qualifier de drogué squelettique qui s’habille en taille 44. Mais dans le générique, il ne porterait qu’un nom : cadavre lutin n° 5.
Sous le poids du corps, Issie chancelle. Des mèches de ses cheveux bouclés s’échappent de son bonnet arc-en-ciel, et elle a de la neige jusqu’aux mollets.
J’attrape les bras et les épaules du cadavre et dis :
— À la une…, à la deux… et à la trois !
Nous le balançons dans l’eau. Son corps s’écrase sur la rivière sombre et coule. Bientôt, il se mettra à fondre comme un Chamallow qui a passé trop de temps dans le chocolat chaud. L’eau l’emportera. Astley nous a appris que les corps ne feraient plus qu’un avec l’eau et que les autorités ne les retrouveraient jamais. Je croise les doigts pour qu’il dise juste tandis que nous enjambons la neige jusqu’au pick-up de ma grand-mère pour sortir un autre cadavre de sous la bâche.
— Tu sais quoi ? lâche Issie. Je préférerais que ce soient des vampires. À la télé, on les voit toujours exploser ou se désintégrer. C’est quand même vachement plus simple à nettoyer.
— Même l’explosion ?
— Bah, ouais ! Un petit coup d’aspirateur pour la poussière, peut-être un peu d’eau de Javel, et le tour est joué.
— Ça serait bien, admets-je. Enfin, au moins on fait de l’exercice. À la une…, à la deux… et à la trois !
Nous envoyons à son tour une fille lutin dans la rivière. Je l’avais déjà vue lors d’une de leurs attaques, durant le bal. Nick l’a tuée ce matin. Il lui a tranché la gorge tandis qu’elle guettait Paul Rasku. Je l’avais épargnée, lors du bal, en la laissant repartir avec un avertissement. Je suis toujours un peu réticente à la violence, même si je suis l’une d’entre eux, maintenant.
Les bras d’Issie tremblent sous l’effort. C’en est trop pour ses muscles. Je devrai m’assurer à ce qu’elle ne se retrouve pas de nouveau assignée à cette tâche, mais ce n’est pas une super combattante, et ça me paraissait plus sûr pour elle de la cantonner à cela.
La sensation resurgit – froide, mortelle, comme si quelqu’un m’observait. Je fais un tour complet sur moi-même en étudiant le parking, la rivière, l’ancien centre médico-social d’un côté, le bureau du capitaine de port de l’autre. Rien. Je renifle et perçois une infime odeur de mort mêlée à de la vanille.
Nous nous frayons un chemin jusqu’au pick-up, bloquons la bâche avec des pierres pour ne pas qu’elle s’envole et grimpons à bord. Je mets le chauffage à fond afin qu’Issie ne se transforme pas en glaçon humain.
— On vient de jeter des corps dans une rivière, dit-elle.
— Je sais.
Je démarre le pick-up et appuie sur l’accélérateur. Comme je ne suis pas très à l’aise au volant de cet engin, j’y vais doucement.
Elle retire son bonnet et laisse apparaître une tignasse de frisottis. Elle a même des cheveux plaqués au plafond de la voiture à cause de l’électricité statique.
— Je sais bien que toute cette histoire de protéger-les-gens-des-lutins-malfaisants, c’est « vital ».
Elle entoure « vital » de guillemets imaginaires avant de continuer.
— Mais j’aimerais tellement avoir une conversation sans les mots « mort », « cadavres », « corps », ou « la fin du monde » dedans… Et j’aimerais bien pouvoir sortir de chez moi sans que ma mère me donne une bombe lacrymogène, me couvre les avant-bras de couteaux et se comporte comme si elle n’allait plus jamais me revoir.
Nous arrivons sur la route principale.
— « La fin du monde » est une expression, Is, ce n’est pas un simple mot.
Le pick-up avance lourdement vers chez Mike, la petite boutique du coin qui n’est en vérité pas dans un coin. Je m’arrête sur son parking.
— Merci, Mademoiselle-je-chipote.
Puis elle lance soudainement :
— Souviens-toi seulement qu’au final, ce ne sont pas les garçons qui comptent, mais tes amis.
— Que vous mettiez fin ou non à cette Apocalypse.
— Oui, répond-elle en s’appuyant sur le repose-tête et en fermant les yeux l’espace d’un instant. Ça aussi.
La boutique de Mike est tellement petite que je la déconseillerais aux claustrophobes. Elle est connue pour proposer des machines à bonbons qui marchent à pièces, ce qui est très rétro. L’autre bout de l’étroit magasin est une sorte d’épicerie qui, selon Betty, est le royaume de l’intoxication alimentaire. Sur environ trois rangées d’étagères en bois s’amassent des boîtes de conserve, de la nourriture pour chien et des tampons. Ce genre de choses, quoi. La plupart sont recouvertes d’une fine couche de poussière. J’ai déjà entendu dire quelqu’un que c’est ce que sont les gens : de la poussière. Mais je n’y crois pas. Je pense que nous avons une âme, de l’énergie, et qu’elles survivent, même lorsque notre enveloppe corporelle meurt. J’en ai eu la preuve au Walhalla, pas vrai ? Mais la poussière crée tout de même en moi une sensation étrange.
— Zara ?
Devant la sauce pour spaghettis, Issie me donne un coup de hanche pour me sortir de mon hébétude. Deux options s’offrent à moi, entre les couches et les boîtes de macaronis au fromage. L’une d’elles est de la sauce bolognaise. Nick adore la bolognaise.
— Ouais…
Le mot quitte mes lèvres ultra-lentement.
— Je vais bien. C’est juste… que j’en ai marre des spaghettis. Et je n’ai pas encore tout à fait récupéré d’avoir filé toute mon énergie à Astley, hier soir. Mais je vais bien.
Elle me dévisage comme si elle savait que je mentais. Elle jette son bras autour de mes épaules et m’enlace à moitié, vu que nous avons toutes les deux l’autre bras chargé. La porte de la boutique s’ouvre dans un bruit de clochette. Je sens que c’est un lutin. Je pousse Issie derrière moi et me dresse le plus haut possible pour voir par-dessus les rangées de farine, de sucre et de café Maxwell House. Lorsque je l’aperçois, je me détends. Je m’autorise même un sourire.
— Salut, Astley ! lance Issie en sortant de derrière moi. Ça faisait longtemps.
Il incline la tête, et ses cheveux blonds tombent légèrement sur son front.
— Je t’ai vue ce matin, Isabelle.
L’emploi de son prénom complet la fait grimacer.
— C’est juste une expression, relaxe.
Elle se tourne vers moi.
— Il est sympa, mais pas vraiment à la page.
— Je sais, dis-je en souriant à Issie, puis à Astley.
Il s’est rapproché de nous.
— Encore des spaghettis ?
Je hoche la tête.
— Tu pourrais dîner avec moi, me propose-t-il.
— J’aimerais bien, mais…
Ses traits se durcissent légèrement. Personne d’autre ne le remarquerait, mais moi, si.
— Mais tu dois le nourrir.
Astley secoue la tête, attrape une bouteille d’eau dans le compartiment réfrigéré et m’enlève mes spaghettis et ma sauce des bras.
— Alors, laisse-moi au moins payer.
Je ne m’y oppose pas, car, vu que, techniquement, je suis sa reine, son argent est en partie le mien, enfin, quelque chose comme ça. Je ne sais pas vraiment, en fait. Tout ce que je sais, c’est qu’un compte en banque en Suisse est ouvert à mon nom. Austin est derrière la caisse et il en profite pour me bombarder de questions au sujet de l’entraînement. Pendant qu’Astley paye, je lis les affiches fixées au mur, à côté de la caisse. Certaines anciennes font la promotion des spaghettis. D’autres plus récentes ont pour objet la peine.