Un Paris provincial…
Je savais depuis quelques années que je me promenais à Ninive. Sur les rives de la Seine, je pensais au déclin du monde gréco-romain et j’anticipais avec un agréable désabusement les ombres inévitables de la Cité. Les villes rendent l’âme comme les hommes.
Paris était le lieu prédestiné des lassitudes de l’esprit. On y faisait halte après avoir parcouru des pays frénétiques et l’on y cherchait, dans de vieilles rues et sur des visages blasés, des provisions pour les vacances de l’âme.
Fatales provisions. Depuis quelques années, la ville était en congé, elle était au niveau de votre âme…
Je l’aimais par le truchement de ce qui est vieux en moi. Et ainsi faisait chacun. Nous l’aimions tous grâce à nos inadéquations.
Dans aucun autre endroit au monde il n’eût été possible de ressentir autant le doux attrait de l’absence d’espoir. Ni la noblesse de l’échec. Paris nous couronnait d’une auréole d’inconsistance, du prestige de l’inutilité, et offrait à nos doutes la substance de sa lente perdition. Nous coulions avec lui. Et quand je passais des heures, le jour ou la nuit, dans la rêverie de ses ponts, je me consolais de n’avoir pas vécu dans la décadence de la Rome antique. Les maisons me condamnaient à la poésie, la brume subtile comme un délicat paradoxe de la nature blessait mon identité et tournait mes racines vers une essence vague et creuse.
Les Allemands n’ont fait que hâter le sort de Paris. Croire qu’ils sont la cause d’un aussi grave échec serait une erreur grossière. Paris est tombé parce qu’il était destiné à tomber. Il s’est offert à l’occupation. Sans les Allemands, il serait tombé tout seul. Parce qu’il a trop existé. Aucune autre création humaine n’a émis autant de substance. Une ville qui a mérité son déclin, comme un châtiment de l’excès, comme une expiation de la fertilité. Ses murs patinés eux-mêmes se sont délivrés du tourment de la fraîcheur et tant de maisons semblent vouloir s’agenouiller, rongées par la satiété, par le temps, par le malheur d’être.
Les Français se sont trouvés au centre du devenir. Pendant quelques siècles, tout est passé par eux. L’espace lui-même paraissait français. Mais ils ont fini par s’ennuyer. Et l’ennui a pénétré dans leur cœur ; Paris refuse ses battements.
Les Allemands l’ont occupé pour consacrer un état de fait. Il s’essoufflait depuis des années déjà. Ce que signifie un moment de l’histoire universelle, je ne l’ai senti que la veille de leur entrée.
En plein jour, de l’Étoile à l’Opéra, je n’ai pas rencontré âme qui vive. J’étais seul avec Paris. Presque tout le monde était parti et ceux qui restaient se terraient chez eux, muets. Sur les boulevards, personne. Le lendemain, ils devaient entrer. Je n’oublierai jamais ce frisson : je voyais l’histoire, la ville déserte rendait visible à l’esprit un moment universel. Avec une mélancolique objectivité, je partageais le vide de la France face au déferlement teutonique.
Les Français en ont assez de la renommée, ils sont dégoûtés de la gloire. En renonçant à défendre Paris, ils se sont retirés de l’histoire. Ils ont justifié les autres et ils se sont suffi à eux-mêmes. Au tour des autres, tel était le chuchotement ironique que je déchiffrais dans le silence de la ville seule, de la seule ville.
Les grandes civilisations, quand elles ont épuisé leurs possibilités de création, quand elles ont mis au jour la somme des valeurs qu’elles étaient appelées à traduire en expressions et donc à aliéner en les rendant valables pour le reste stérile de l’humanité, les grandes civilisations deviennent alors provinciales. Elles ne sont plus une loi pour les autres. Leur destin cesse d’être une fatalité à l’extérieur. Elles rentrent dans leurs limites… Les voilà marginales après avoir été le noyau de l’univers spirituel. Leurs valeurs ne sont plus qu’à usage interne. Elles ne sont plus nécessaires. Le monde peut respirer sans elles.
Des siècles durant, le monde ne pouvait pas respirer sans la France. Leur accord ou leur désaccord avec elle définissait les autres pays.
Elle donnait des contours aux êtres fantomatiques qu’étaient les nations en quête d’elles-mêmes.
Aussi Paris était-il un foyer ardent. On ne pouvait pas ne pas être lui. Et maintenant encore, décadent, il reste utile. Mais avec un immense danger en plus, à cause du sort qu’il pourrait vous imposer en se déchargeant de ses fatigues sur vos épaules.
Dans ses rues vides, ce jour-là, j’ai formulé un vieux pressentiment : un sort provincial le guette. Que dis-je ! Je l’ai senti réduit en province. Ici, l’esprit s’est résumé à l’intelligence. C’est tout ce qui reste aux Français, tout ce qui reste à Paris.
La décadence est un phénomène qui s’identifie avec l’excès de lucidité. La France était, depuis quelque temps, une ruine des réflexes. L’instinct y était devenu incertain, la vie y était aimée telle quelle, parce qu’elle ne promettait plus.
La création, aussi bien à l’aube d’une culture que dans la plénitude de sa croissance, suppose qu’on adhère naïvement à certaines valeurs, qu’on revête la vie de contenus qui lui sont extérieurs. La gloire, la liberté, l’humanité, etc. sont des fictions qui donnent un sens à la pulsion vitale. Lorsqu’on les voit telles qu’elles sont, on ne peut plus que se prélasser dans le vide de la volupté et de l’intelligence.
Le Français, comme tout homme qui n’est plus victime d’un leurre quelconque, a honte de croire à quelque chose. Il a trop cru.
L’atmosphère de Paris était celle d’un nihilisme parfumé. Bien formuler une idée valait plus que l’idée elle-même. L’intelligence ne connaît qu’une divinité : l’Expression. Son culte substitue le style à l’univers.
Aucune brave âme naïve et douce n’a saisi le charme de Paris. Car Paris est un haut mal et de dures fatigues de l’esprit sont nécessaires pour s’élever jusqu’à lui. Ceux en qui sommeillent le paysan, la nature, l’espoir ou la bonhomie sont imperméables à son arôme de néant qui étourdit le jeu de l’intelligence. On comprend Paris quand on a remisé ses idéaux. Quand on se les remet sur le dos, on s’embarque pour les Balkans.
La ruée de l’esprit n’a pas affecté seulement une couche d’intellectuels, elle a affecté toute une nation. La lucidité, précédemment valeur de salon, est devenue un bien courant. Le peuple a commencé à savoir – plus rien à en tirer. Les Français se sont réveillés, voilà le danger. L’individu a compris qu’il était un individu. L’État s’est automatiquement dégradé ; l’essence impondérable de la communauté nationale s’est volatilisée. Un peuple est fort quand il n’a pas honte de ses sentiments, il s’affaiblit dès qu’il ne cultive plus que des idées. À ce moment-là, il vide toutes les actions et toutes les pensées de leur souffle et de leur substance. L’enthousiasme devient un signe de bêtise. Pire. La banalité prend l’aspect du péché. Ce qui explique que le Français se lasse vite de tout et que Paris soit sans cesse en quête de nouveauté. Aucun contenu ne prouve quoi que ce soit. Alors, autant qu’il y en ait un maximum ou qu’il n’y en ait pas un seul.
Mais quand la nouveauté lasse également, l’âme d’un pays, pour aussi vaste qu’elle soit, se ferme, s’enferme dans un grand refus. Elle se recroqueville dans le provincialisme, qui n’est que la face négative de l’alexandrinisme. Elle a tout embrassé, si bien que plus rien ne mérite d’être étreint.