La psychologie du chômeur intellectuel
Selon les perspectives de la vie bourgeoise, la psychologie du chômeur apparaît sous un jour des plus étranges.
Le chômage intellectuel est jugé anormal.
Il en résulte une scandaleuse incompréhension de ce qui est la note intime du chômeur intellectuel, de ce qui forme sa structure profonde, insaisissable de loin.
Le problème de la psychologie du chômeur intellectuel est beaucoup plus important qu’on ne le pense. C’est une illusion de croire qu’il se pose seulement pour un certain laps de temps, qu’il est dû à la conjoncture, qu’il ne relève pas de l’intérêt général.
En vérité, la mobilité et l’inconscience de la vie contemporaine, révélées aussi bien par les créations spirituelles que par les attitudes quotidiennes, sont exprimées on ne saurait mieux par le chômeur intellectuel, par la complexité des tourments et des incertitudes qui lui sont propres.
Aujourd’hui, la vie de l’individu est beaucoup plus compliquée et incertaine qu’auparavant. Le chômeur n’est pas seulement celui qui ne trouve pas d’emploi, mais également celui qui n’est pas sûr du sien. D’un point de vue strictement matériel, ce dernier n’est pas un chômeur à proprement parler, mais, si l’on considère l’incertitude dans laquelle il vit, le supplice que lui infligent des perspectives aléatoires, il est caractéristique et révélateur de la psychologie du chômeur.
Contrairement à l’homme des générations précédentes, l’homme contemporain illustre un style de vie imprégné, dans ses éléments essentiels, de la psychologie du chômeur. Jadis, l’individu était – biologiquement autant que socialement – intégré organiquement dans la vie. Il était en quelque sorte l’homme substantiel, dont la consistance intérieure atteignait à la fixité, l’homme fermé aux voies du devenir comme à celles de la dissolution, l’homme pour lequel le temps n’importait nullement, car on n’imaginait pas qu’il y eût des obstacles à la réalisation de ses possibilités latentes. L’intégration organique conduit à un sentiment intime de l’être, qui n’est autre chose que la source de l’attitude contemplative. L’individu est en accord avec lui-même.
Il ne connaît le sentiment d’une anarchie personnelle qu’au moment où les chemins de la vie sur lesquels il s’est engagé sont contraires à sa destination originelle, à sa particularité subjective. L’anarchie a pour source le processus de désintégration, qui définit la vie du chômeur L’homme substantiel demeure dans un seul et même cadre de vie. D’où son homogénéité intérieure. D’où également le fait qu’il est conséquent dans ses gestes et ses attitudes, ce qu’on ne rencontre plus aujourd’hui que chez peu de gens, et pas chez les meilleurs. Être conséquent signifie d’une certaine façon se fermer à la multiplicité des aspects de la vie, leur opposer des réactions identiques. Mais cela signifie autre chose aussi : une pauvreté intérieure. Or, ce qui caractérise le chômeur intellectuel, en tant qu’expression typique de notre époque, c’est la plénitude intérieure résultant des contradictions dans lesquelles il vit. Comme il ne se meut pas dans un seul cadre de vie, comme il est contraint de passer par toutes sortes d’expériences, d’assimiler des contenus de vie sans rapport étroit entre eux, son axe intérieur se déplace sans cesse. N’est-ce pas là la source du déséquilibre ? Celui-ci n’est-il pas tout simplement la rupture de l’axe intérieur ?! Certes, c’est un pas en direction de la limite ; mais, quand on s’intéresse aux éléments spécifiques et fondamentaux, ce procédé est nécessaire.
Ce qui constitue le caractère douloureux et impressionnant de la psychologie du chômeur, c’est son mécontentement envers lui-même, mécontentement qui a son origine dans le fait que, la vie dressant trop d’obstacles devant lui et l’obligeant à s’adapter à des ambiances variées, il dévie de sa ligne intérieure, de sa destination d’origine. Lorsque l’homme agit dans un sens opposé à celui qui lui est propre, le mécontentement est à son comble. La liberté est illusoire si l’individu n’est plus lui-même. L’esprit eschatologique de la culture contemporaine a été engendré par l’épuisement du fond productif de la culture moderne, mais également, en grande partie, par l’exaltation des intellectuels chômeurs. Il y a, dans leur esprit anxieux et tourmenté, de tristes pressentiments, des pressentiments de fin. L’esprit eschatologique apparaît toujours dans les cultures finissantes, qui ont entamé le processus de leur épuisement. Mais tandis que, chez d’autres, le pressentiment de la fin prend les formes mélancoliques du regret, chez les intellectuels chômeurs il prend celle, étrange et démoniaque, de l’amour de la fin, dans l’attente exaltée, joyeuse, d’un effondrement prochain.
De quel droit pourrions-nous exiger des chômeurs intellectuels qu’ils soient solidaires des valeurs traditionnelles, d’une culture qu’ils ont dépassée ? Une prétention pareille n’aurait aucune justification. En définitive, nous devons envisager les choses telles qu’elles sont, sans nous encombrer des préjugés de ceux qui recherchent des solutions. Il n’y a pas au monde d’hommes plus égarés et plus trompés que ceux qui courent après des solutions. La vie a son sens ; les solutions sont juste bonnes pour les moralistes. Et ce n’est certainement pas un hasard si l’esprit de notre temps est rebelle à toutes les tentatives normatives en matière de morale. Car on ne veut plus vivre conformément à des normes, on ne veut plus s’engoncer dans des cadres transcendant la vie. Face au caractère national et impérialiste de la vie, le système des normes n’a plus aucune valeur. Chercher à leur soumettre l’intellectuel chômeur serait une illusion. Il possède une psychologie trop compliquée pour que les valeurs traditionnelles conservent à ses yeux la moindre validité.