L’expérience de l’éternité

Nous autres, modernes, avons-nous le droit de parler de l’éternité ? Voilà une question justifiée et torturante. Car si nous avons trahi quelque chose, si nous avons abandonné une réalité et fui une expérience, si nous nous sommes fermés devant une zone profonde de l’existence, si nous nous sommes refusés à un vécu essentiel, eh bien, cela n’est vrai qu’à propos de l’éternité, envers laquelle nous nous sommes montrés si peu ouverts qu’elle n’a existé pour notre modernité ni en tant qu’exigence, ni en tant qu’intention. Un sens scandaleux du temps, la considération du réel dans la perspective du devenir, la valorisation de l’existence sous l’angle d’un dynamisme superficiel, et non pas profond et intérieur, ont fait que l’homme s’est borné à remarquer l’individuel comme tel et l’ont éloigné de la compréhension des significations et des symboles. La si riche compréhension manifestée par les religions à l’égard de l’éternité trouve une expression dans l’abondance des symboles et des significations, qui hissent l’individuel hors de son isolement et le rendent infiniment révélateur. En raison de l’hypertrophie du sens temporel, on en est arrivé à considérer la multiplicité des instants, à les rapporter sans cesse les uns aux autres, de telle sorte que leur relativité est devenue sensible pour la conscience. Vivre dans les instants et non dans l’instant, en intégrant le moment à une succession et en intensifiant la conscience de l’avant et de l’après, voilà qui prouve l’insuffisance et la limitation propres à la relativité organique des instants. La modernité a offert une de ses expressions les plus intenses au combat dramatique de l’homme contre le temps. On ne pourra pas comprendre pourquoi le problème du progrès s’est trouvé pendant plus d’un siècle au centre de l’intérêt et des préoccupations de l’homme moderne si l’on ne saisit pas les implications d’une conscience hypertrophiée de la temporalité. L’idée de progrès provient de la nécessité de donner un sens et une convergence à la succession des instants et une finalité au caractère dramatique et démoniaque du temps. L’intérêt pour l’histoire plonge ses racines dans la conscience du temps, car l’historien n’attache pas d’importance à l’instant ni au bond dans l’éternité par la transcendance du temps, il s’intéresse au conditionnement des moments, à la logique de leur succession et à leur finalité immanente, ou même transcendante dans certaines métaphysiques de l’histoire. Le temporalisme, l’historisme et le relativisme s’impliquent les uns les autres. Ils ne permettent pas d’accéder à l’éternité ; en effet, si l’on est prisonnier de ces conceptions, dont le radicalisme exclut toute autre réalité que celle du temps, on n’a aucune chance de faire l’expérience de l’éternité, expérience réalisable uniquement si l’on se débarrasse des catégories dont le monde moderne nous a imprégné l’esprit. J’ai la conscience messianique de la nécessité de renverser toutes les valeurs, les catégories et les formes avec lesquelles nous a étourdis une culture devenue aujourd’hui fade, extérieure et inintéressante.

Il faudra exploiter toutes les ressources du lyrisme révolutionnaire, toutes les capacités de transfiguration et toutes les possibilités de métamorphose intime pour que notre terrible angoisse et notre combustion intérieure débouchent sur une existence purifiée, infiniment profonde et complexe. Une passion aux flammes dévorantes développera un dynamisme intense, dont la tension provoquera un saut paradoxal dans l’éternité, d’où notre monde apparaîtra dans une lumière étrange, plus étrange que celle des étoiles et plus séduisante que la pâle clarté de la nuit, une lumière dont les rayons estomperont les contours et les individualisations ordinaires du bien et du mal, de la vie et de la mort, de l’aspiration et du renoncement. Dans ce cas, la diversité des instants et le sens du devenir comptent moins que la possibilité de vivre des instants avec une intensité extraordinaire et de dépasser le temps grâce à un effort dramatique. Nous combattrons le temps jusqu’à l’épuisement et nous nierons l’histoire jusqu’au paroxysme. Les révélations des cimes récompenseront notre effort et nous ouvriront les portes d’un monde que nous ignorions et dont la richesse et la complexité susciteront l’élan et le ravissement.

Nous ne parlons pas ici de la réalité et de la signification objectives de l’éternité, mais de l’expérience subjective de l’éternité, car celle-ci est, pour l’homme, moins une question d’objectivité substantielle qu’une question d’intensité, d’intensité du vécu. Surtout quand on commence à s’en approcher, moment qui exige une expérience paroxystique. On doit vivre les premières heures dans une tension assez violente et intense pour être projeté au-delà du temps. L’expérience du moment et la technique de cette façon de vivre sont extrêmement compliquées pour nous parce que nous devons nous affranchir d’une tradition avec laquelle nous n’avons plus d’affinités, mais qui continue néanmoins à nous peser. Dans les cultures où la contemplation est fréquente et prépondérante, l’éternité est un bien dont on hérite d’une certaine façon. Tandis qu’on nous demande, à nous autres, un comportement beaucoup plus héroïque, puisque nous devons conquérir l’éternité au moyen d’efforts intérieurs, en nous laissant engloutir par un tourbillon intime dont surgira une transfiguration essentielle. Nous ne pouvons pas dépasser de façon radicale et absolue l’expérience dramatique du temps ; cela est rendu évident par l’affirmation de la primauté de l’intensité, qui suppose une inévitable alternance de l’éternité et de la temporalité. Ce qui compte, c’est de faire intensément l’expérience de l’éternité ou, sinon, de suivre au moins une orientation intentionnelle. Y a-t-il, dans l’expérience de l’éternité, un plus ou un moins de vie ? Pour ceux qui vivent d’une manière commune, quelconque, il s’agit d’un moins, parce qu’ils ne peuvent pas saisir les vécus sublimés, dans lesquels les pulsations de la vie atteignent une pureté et une immatérialité des plus fécondes.

Pour ceux qui placent les exaltations intérieures et le drame intime bien au-dessus des expressions extérieures et accessibles, il s’agit d’une vie qui se consume à de hautes températures. Certes, dans la perspective de l’éternité, le charme naïf du monde disparaît ; mais cela n’exclut pas une compensation sur un plan beaucoup plus élevé, où s’évanouissent les habituelles différenciations entre les valeurs, emportées par une sorte de cyclone universel, de dévastation d’où jaillissent pourtant une ivresse lumineuse, un chaos scintillant, une infinité de voluptés singulières.

Solitude et destin
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