La lettre d’un solitaire

Si l’on veut comprendre la vanité des ambitions et des aspirations cultivées par l’homme dans les grandes villes, si l’on veut dépasser les illusions engendrées par l’assimilation au rythme fou de la vie moderne, il est plus que nécessaire, il est indispensable de faire provisoirement retraite. On se soustrait ainsi à la tyrannie de la civilisation, on transcende l’impérialisme vital et la vie elle-même. Il ne s’agit pas là de la sentimentalité romantique dont les éclats se complaisaient dans la solitude pour se plaindre de la désadaptation de l’individu, il s’agit du besoin de saisir les raisons d’être de la vie et de la culture non seulement par le truchement d’une expérience intense, mais également grâce à une perspective extérieure, à laquelle l’homme ne peut accéder que dans l’isolement. Le sens romantique de la solitude est dû à la négation de la réalité concrète de l’existence, au mépris de ce qu’elle a rendu pur et irréductible. La structure schizoïde de l’âme romantique a développé excessivement l’intériorisation mentale et donc la séparation organique d’avec le monde. Il y a dans la fuite du monde propre au romantique une incapacité structurelle de se maintenir dans le cadre immanent de l’existence, une incompréhension essentielle des affinités irrationnelles qui lient l’homme au reste de la création. Rien d’étonnant que les pires absurdités dans presque tous les domaines nous aient été léguées par les romantiques.

En fait, la solitude est un milieu de connaissance, une condition extérieure nécessaire pour délimiter des choses non individualisables quand on vit en elles. Il n’y a pas meilleur cadre pour fermer les plaies de ceux que leur vie intérieure, subjective, a fait souffrir. Plus que toute autre, la solitude en montagne permet d’accéder à un entendement serein de la vie. Les montagnes donnent l’impression d’une transcendance majestueuse, d’une parfaite sérénité, leur rigidité solennelle semble nier la vie et son dynamisme. Tandis que la mer, avec son ondoiement incessant, paraît être une expression de la folle agitation de la vie, agitation qui ne révèle aucun sens. Au contraire, la montagne, dans sa sereine immobilité, est au-delà de la vie. Elle donne, aux gens qui y vivent en permanence, de l’humour et un esprit conciliant. L’humour est le propre des montagnards, car il naît seulement là où l’esprit considère les choses avec une supériorité naturelle, là où une vision totale de la réalité efface l’indignation et la révolte provoquées par les aspects individuels et limités de l’être. Chez les citadins, le sens de l’éternité s’est émoussé : ils se troublent pour le moindre désagrément, ils prennent au tragique de menues expériences plutôt que des vécus essentiels.

Le sentiment de la vie éprouvé par l’homme grâce à l’humour est une acceptation paisible du devenir et de la destruction des choses. L’humour révèle l’inutilité d’une problématique excessive concernant l’existence. Nous autres, habitants des grandes villes, ne pouvons plus vivre le stoïcisme naturel qui lui est sous-jacent, parce que nous assistons quotidiennement à des injustices et à des tragédies, parce que, scandaleusement impressionnables, nous vivons dans une insatisfaction permanente. Ce que nous appelons culture ne serait certainement pas né en dehors d’un déséquilibre nerveux, de sorte qu’il n’est pas paradoxal de mesurer à l’aune de celui-ci la normalité de l’homme.

La conscience est le produit d’un dérangement du système nerveux et elle atteint son paroxysme dans la neurasthénie. L’atroce réceptivité nerveuse de l’homme le détruira après l’avoir fait. C’est pourquoi sa déchéance est beaucoup plus proche qu’on ne le croit. Cela étant, ne nous étonnons pas que les hommes instruits soient inaccessibles à l’humour et à la sérénité. Comment être serein quand on se dit qu’un ami est marxiste, un autre spenglérien, un troisième idéaliste, et ainsi de suite ? Comment avoir la perspective de l’éternité quand, pour faire carrière, il faut apprendre toute une bibliographie, parler de mauvais livres qu’on n’a même pas lus, connaître tous les auteurs imbéciles qui ont écrit par obligation professionnelle, tous les ravaudeurs de la culture qui se sont occupés toute leur vie de l’œuvre des autres parce qu’ils n’avaient rien à dire ? C’est dans la solitude des montagnes que j’ai éprouvé avec le plus d’intensité le sentiment de l’inutilité complète de la culture et en particulier de la philosophie scolastique, farcie de formules abstraites et vides ; de l’inutilité de toutes les fades élaborations dénuées d’un contenu vivant, réellement ressenti. Il faut mener une campagne d’extermination contre la culture purement livresque. Je voudrais bien voir ce que deviendraient les intellectuels qui grouillent de par le monde si l’on détruisait brusquement tous les livres. Je suis presque sûr que la plupart cesseraient de penser, car leurs prétendues idées n’ont pas été vécues, ils les ont empruntées aux livres. Ne trouvez-vous pas intéressant que des gens sans possibilités intérieures, qui se sont évertués à acquérir une certaine culture, redeviennent les nullités d’autrefois dès qu’ils renoncent à la lecture ? Il est vrai qu’aujourd’hui les idéaux de sagesse sont inactuels et même illusoires. La vie est devenue trop douloureuse pour que nous puissions croire que nous sommes seulement des spectateurs, et non des acteurs. Nous autres, modernes, nous avons perdu le sens de l’éternité, nous sommes incapables d’avoir une vision sereine de l’existence, nous vivons le temps comme un tourbillon dramatique et démoniaque, voilà pourquoi les idéaux de sagesse sont caducs. Les penseurs (en tant qu’authentiques représentants de la culture) ont aujourd’hui une obligation impérieuse, essentielle : devenir des penseurs existentiels, vivre concrètement l’abstraction, élaborer selon le plan de la vision et non selon une combinaison stérile de concepts sans correspondance dans la réalité. Le jour viendra où l’on démasquera tous les pseudo-intellectuels qui croient penser parce qu’ils affichent une formule, qui se prennent pour des philosophes parce qu’ils acceptent un système étranger. L’impuissance spirituelle n’avait jamais trouvé auparavant de moyens de dissimulation plus sûrs pour draper sa nullité sous des formes empruntées.

L’absence de caractère organique de la culture contemporaine fait que l’homme ne vit plus dans des contenus, mais dans des formules dont il peut changer comme il changerait de chemise.

Vous comprenez donc pourquoi il est nécessaire de se purifier sur les hauteurs.

Solitude et destin
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