La perspective pessimiste de l’histoire

Lorsqu’ils passent, dans les conclusions de leurs ouvrages, de la méthodologie pure au sens du processus historique, les auteurs de traités de philosophie formelle de l’histoire affirment généralement que le pessimisme provoqué par l’étude de l’histoire est dû au fait que l’homme se borne à en analyser les contenus individuels, sans porter un regard d’ensemble sur la structure totale du déroulement historique. S’ils le faisaient, ils dépasseraient les disharmonies et les antinomies, ils transcenderaient la pluralité des cultures et aboutiraient ainsi à une image harmonieuse de la vie historique ; cependant, une observation rigoureuse montre qu’une telle image est le fruit d’une illusion. Pourquoi chercher l’harmonie là où elle n’existe pas ? Les adeptes de la perspective optimiste de l’histoire sont d’une superficialité scandaleuse. On a l’impression qu’ils négligent l’homme, qu’ils le séparent du processus historique. Leur fantaisie légère construit l’histoire sur un plan homogène, exempt des multiples hétérogénéités et de la structure antinomique de l’homme écartelé entre l’impulsion irrationnelle et l’aspiration de l’esprit à la transcendance et à la rationalité. La nature complexe de l’histoire est simplifiée si l’on en élimine le tragique, si un enthousiasme futile anticipe ou attribue des finalités inexistantes. Notre époque se doit de développer le sens du tragique dans la vie et l’histoire. Si l’homme s’est contenté jusqu’ici d’attitudes cristallisées et fermées, le sens du tragique doit désormais l’aider à comprendre ses propres antinomies et irréductibilités. Alors, il sera à un pas de comprendre le caractère dramatique de l’histoire. Le temps est passé où l’on pouvait la prendre pour une partie de plaisir ou pour une ascension de l’homme vers un état harmonieux. L’examen du caractère concret de l’histoire permettra de comprendre la nature de l’homme en tant qu’être historique. Lorsqu’on a non seulement la perspective des cultures comme totalités objectives et autonomes, mais aussi celle de l’homme qui a agi en leur sein, rien n’est plus impressionnant que de constater la disproportion entre l’effort et la réalisation.

L’homme a moins réalisé qu’il ne s’est tourmenté pour le faire. Si l’art ne justifie que partiellement cette assertion, par contre la vie politique l’illustre de façon éclatante.

En raison de leur limitation et de leur détermination organiques, les contenus individuels de l’histoire, les seuls à être concrets, enferment fatalement l’homme dans le cercle étroit de leurs valeurs. Il y a plus. Si l’homme est capable de créer, il ne l’est que dans une sphère de valeurs restreinte. Dans ce cas seulement, son énergie subjective peut les assimiler, en supprimant le dualisme entre le monde concret et une sphère de valeurs idéale. La création ne se réalise pas dans le cadre ni dans la perspective de l’universalité. L’histoire nous apprend que l’homme est capable d’atteindre à l’universel, qu’en tant qu’être historique il est enfermé dans des structures de vie particulières qui le déterminent. Sous l’emprise d’une illusion, il s’imagine que l’activité individuelle n’a de sens que si elle est intégrée au processus général qui totalise les valeurs et les dirige vers une forme de vie universelle et harmonieuse. Rappelons ici l’étrange phénomène qui survient dans la vie des gens qui ont eu une activité intense, quand, sur le seuil de la vieillesse, ils s’interrogent sur l’utilité de leur agitation. Le doute est balayé par un volontarisme affirmant la nécessité de se fondre dans le processus de l’humanité. Quelle est l’origine, quelle est la cause profonde de cette illusion ? C’est le fait que les hommes attribuent au devenir un caractère éthique. Le devenir historique transcende l’irrationalité élémentaire du dynamisme concret de la vie. Le devenir de celle-ci entraîne des formes relativement identiques ; le devenir historique en entraîne de multiples, sans qu’on puisse leur trouver un sens valable pour toutes. Affirmer que le processus historique réalise des consciences ne suffit pas pour justifier – si l’on se réfère à la diversité concrète des formes historiques et des valeurs qu’elles renferment – la thèse de la suprahistoricité des formes individuelles. Une théorie faisant abstraction des contenus concrets est-elle autre chose que le produit d’une orientation vers la suprahistoricité ? Une pareille orientation n’est pas justifiée si l’on rapporte le processus concret de l’histoire à l’anthropologie ; elle l’est seulement si l’on considère les valeurs dans leur structure transcendante détachée d’un fond subjectif, quand elles n’ont absolument plus de caractère vivant.

À supposer que le processus historique représente effectivement une orientation vers un état final harmonieux, il ne le serait néanmoins que pour certains. L’homme final ne pourrait pas actualiser toutes les formes de l’existence en une synthèse vivante, parce qu’elle serait trop contradictoire. C’est un obstacle insurmontable, y compris pour les conceptions religieuses selon lesquelles l’homme actuel ou futur serait une expression de toutes les formes réalisées jusqu’à lui.

Il ne reste plus à l’homme qu’à prendre acte de son insuffisance et de la disproportion qu’il y a entre l’effort et la réalisation. Les efforts excessifs, qui limitent la perspective, qui brisent l’élan vers l’éternité, qui empêchent la contemplation et la compréhension intuitive du monde, sont très probablement à l’origine des illusions de l’homme, dont il doit se débarrasser. L’enthousiasme naïf pour le processus historique, enthousiasme qui attribue des sens trop nombreux à un destin immanent sans finalités transcendantes, résulte d’une conception profondément erronée de l’homme, qui néglige ce que recèlent cette douloureuse disharmonie et ce conflit tragique.

Seule une vision anthropologique pessimiste peut révéler le sens tragique de l’histoire, qui ne doit pas être interprété à la manière des anciennes théories selon lesquelles l’histoire ne serait que l’expression, sous des formes phénoménales diverses, d’une vie instinctive identique au cours de l’évolution historique ; que l’expression des objectivations en série d’une structure nouménale invariable, hors du temps. La temporalité de l’histoire ne serait à son tour qu’une expression de sa phénoménalité. Il faut opposer à ces assertions la nature vivante de l’histoire et sa structure concrète. Contrairement à ce qu’affirme le phénoménalisme, l’immanence du tragique dans l’essence de l’histoire ne provient pas de son caractère d’apparence, mais de l’antinomie entre la vie rationnelle et la conscience, antinomie qui se développe avec des intensités différentes et des irréductibilités spécifiques. L’histoire n’est pas une apparence, puisque nous vivons son dualisme foncier et qu’il est donc loin d’être une illusion ; elle est la vie désintégrée, arrachée à ses cadres irrationnels, la vie qui se connaît elle-même.

Notre époque a pour mission de liquider l’optimisme. La nécessité de regarder les choses en face, de renoncer à s’illusionner, de saisir le destin immanent de l’homme, de ressusciter la sensibilité tragique, de débarrasser le pessimisme de toute sentimentalité, voilà qui octroie une signification particulière au moment historique actuel.

Solitude et destin
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