Entre le spirituel et le politique

Je ne veux pas engager ici une discussion de principe sur le rapport entre le spirituel et le politique, je veux montrer pourquoi tous les intellectuels roumains évoluent vers la politique, abandonnant définitivement les problèmes « inutiles » qui les ont brièvement préoccupés dans leur jeunesse. Le phénomène devient d’autant plus grave que la jeune génération elle-même semble avoir délaissé son orientation initiale. À la place de la problématique religieuse et philosophique d’il y a quelques années, qui, quoiqu’elle n’eût pas de profondes racines dans l’affectivité, témoignait d’une remarquable effervescence, on veut nous imposer, avec un absolutisme scandaleux, une alternative politique et sociale : la gauche ou la droite ; on nous demande d’adhérer sans réserve à l’une ou à l’autre, d’adopter une attitude politique, de nous prononcer sur la Garde de Fer(13) ou sur les jeunes de « gauche ». Vous ne croyez pas aux valeurs, vous doutez de tout, vous êtes totalement incapable de dire ce qu’est le bien et ce qu’est le mal, vous êtes convaincu de l’irrationalité organique de la vie, et voilà qu’on exige que vous souteniez un groupuscule ou que vous militiez jusqu’au sacrifice pour un idéal historique éphémère, alors que votre scepticisme et votre pessimisme ne vous permettent pas de tirer d’autres conclusions sur la société que celles qui sont impliquées dans les prémisses et les considérations métaphysiques. Pour ma part, je ne crois à aucune doctrine sociale ni à aucune orientation politique, car les impératifs de l’histoire ne peuvent pas entamer ma vision anthropologique, selon laquelle la source de l’inconsistance du monde social et historique se trouve moins dans l’insuffisance des systèmes idéologiques que dans celle, irrémédiable, de l’homme et de la vie. Et puis, du moment que quelqu’un ne croit pas au progrès, n’admet pas de finalité ni de convergence dans le monde historique, je ne vois pas pourquoi il serait préférable pour lui de vivre en notre siècle plutôt qu’il y a quatre mille ans. Cette question n’est pas absurde, puisqu’elle montre que notre suffisance est injustifiée et que la vie peut revêtir des formes diverses, qu’on n’a pas à hiérarchiser. Pour celui qui a la perspective de l’éternité, il n’y a aucun avantage à vivre à notre époque, dont la propension à comprendre la variété du monde historique a engendré un faux sentiment de supériorité, fondé sur l’idée que l’activité spirituelle a pour but la « compréhension » et la connaissance, alors qu’elles ne relèvent que d’une fade objectivité et d’une réceptivité stérile.

Les considérations de ce genre sont sans intérêt pour un esprit politique, dont la structure est faite de limitation, de platitude et, pour couronner le tout, de nullité. Les hommes politiques sont des nullités, des inconscients complètement dépourvus d’esprit problématique, ils sont incapables de dépasser la vulgaire idée d’efficacité. En tant qu’idées, le politique et l’affectivité sont étroitement liés. La réalisation extérieure bien visible, le fait immédiat, plat et insignifiant, sont les seuls qui comptent ; le reste appartient à la sphère de l’inutile. Le politique est du domaine de l’extériorité. De ce fait, les valeurs politiques se trouvent à la périphérie des valeurs spirituelles, et parler de la primauté du politique équivaut à faire l’éloge de la platitude, de la nullité et de l’extériorité. Ne confondons pas les valeurs politiques et les valeurs vitales. Ces dernières sont constitutives, elles représentent un plan essentiel de l’existence ; elles n’ont pu être méprisées que par un spiritualisme incolore et dilué (et quel spiritualisme ne l’est pas ?). Pour qu’on ne me reproche pas d’être inconséquent, je dois préciser que je réfute la conception du spirituel adoptée par le prétendu spiritualisme.

Pour ma part, je considère le spirituel dans la perspective d’une métaphysique immanente, selon laquelle il est produit par une désintégration du vital, par un déséquilibre de la vie. Je l’accepte donc dans la mesure où il comporte un élément incertain et tragique. Car je ne m’appuie évidemment pas sur le spiritualisme, mais sur une conception vitaliste et approximativement freudienne de l’esprit.

Puisque le politique se trouve à la périphérie du spirituel et qu’il n’attire que des gens dont l’âme n’a pas de substance, qui n’ont en eux ni potentialités ni réserves, qui sont incapables de la moindre problématique, ne nous étonnons pas que les intellectuels roumains ne sachent faire que de la politique ! Le Roumain est un être dont l’âme a peu de ressources ; d’où sa malléabilité, sa plasticité. Son absence de naïveté ne vient pas d’un drame ou d’un conflit douloureux, mais d’une importante déficience organique. Il n’est pas fait pour la problématique : son scepticisme est trop vulgaire et superficiel pour pouvoir être assimilé à une orientation aussi sérieuse. On ne peut faire que des constatations pessimistes à propos de la nation roumaine. Contrairement à l’opinion courante, complètement fausse, ce n’est pas l’intérêt pour la politique qui a étouffé les possibilités spirituelles, puisque cet intérêt est le résultat d’une incapacité et d’une déficience spirituelles.

En Roumanie, les problèmes n’ont de valeur que rattachés aux réalités locales. Encore une victoire de l’esprit politique. Alors, faut-il encore s’étonner que tout soit caricatural, compromis et fade ?

Le seul livre impossible à écrire serait un livre sur la vie intérieure en Roumanie. Les espoirs placés à cet égard dans la jeune génération ont été profondément déçus. Elle est presque entièrement politisées. Quelques isolés continuent à s’occuper de problèmes sérieux, mais ils ne peuvent plus supporter de vivre dans un milieu pareil.

L’empirisme politique est tellement révoltant qu’on a envie de renoncer à n’importe quel genre de manifestation rien que pour l’éviter. Dans ce pays, les gens sont politisés à un point tel que, dans les journaux, les articles d’une nature autre que politique sont considérés comme inutiles et ornementaux (dans un sens péjoratif) et que les activités qui n’ont pas de résonance publique sont plus que dépréciées, elles sont méprisées.

En Roumanie, il n’y a que la rue qui compte. Quand on pense que quelques individus continuent pourtant à réfléchir sur le salut et la mort !

J’ignore si un jour viendra où d’autres aussi auront la parole, où l’optimisme politique s’effacera devant un esprit et un style de vie différents. Mais je sais que l’atmosphère actuelle n’est favorable qu’aux médiocrités. Il se pourrait fort bien qu’il en soit ainsi depuis que le monde est monde et que nous ne fassions aujourd’hui que vérifier avec davantage de preuves une vérité déplaisante, à savoir que la vie n’appartient qu’aux médiocres.

Solitude et destin
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