La sensibilité mystique
Plus on pénètre dans l’essence de la mystique, mieux on comprend qu’il n’y a pas de détermination précise de son contenu et de son domaine. La détermination serait possible si son contenu s’identifiait et s’épuisait dans la sphère des valeurs purement religieuses. Mais la mystique a une étendue beaucoup plus vaste et elle se situe à un certain endroit sur les différents plans de l’esprit. À un certain endroit et à un certain moment, presque tout devient mystique. Le problème consiste à repérer cet endroit et ce moment.
On parle de la mystique en matière de politique, d’art, d’érotisme, etc. On l’attribue à des sphères de valeurs avec lesquelles elle peut avoir un certain rapport (par exemple, le côté extatique de l’érotisme) et à d’autres avec lesquelles elle n’a aucune affinité directe (la politique).
Quand un phénomène politique prend-il un aspect mystique ? Lorsque son intensité ne dépend pas de valeurs spécifiquement politiques, mais d’un irrationnel qui les dépasse infiniment. Un mouvement politique devient mystique s’il est issu d’une foi aveugle et d’un élan s’amplifiant sans avoir besoin de justifications rationnelles, s’il est dilaté par une impulsion organique se passant de motivations extérieures, s’il s’affirme grâce à un excès de vitalité propre. Le romantisme a bâti toute une mystique politique parce qu’il ancrait la vie politique dans une zone où la vibration intérieure, la résonance intime se substituaient aux formes extérieures d’organisation et de cristallisation.
Un phénomène vécu jusqu’à ses racines les plus profondes et jusqu’à ses dernières conséquences se verra convertir sur un plan mystique, parce qu’il aura été soustrait à sa loi naturelle. Or, toute mystique soustrait les choses à leurs lois naturelles. Il n’en est pas moins vrai que la mystique révèle la substance de chaque réalité, ainsi que l’irrationnel profond qui combine tous les aspects du monde au loin, dans une région de pressentiments et de révélations.
Tout ce que nous vivons devient mystique dès l’instant où les contenus vécus ne sont pas ressentis en tant que tels, mais approfondis si fort qu’ils se transmuent en vibrations. Le phénomène le moins susceptible de succomber à la mystique deviendra éthéré et vibrera avec la plus extrême finesse, pour peu que nous le brûlions aux plus hautes températures de notre âme. Lorsqu’un phénomène cesse d’être lui-même parce qu’il vibre trop, il devient mystique.
La sensibilité mystique fait appel à l’irrationnel dans tous les domaines de l’esprit, sans souci de leur rationalité ou de leur irrationalité. Elle approfondit tout jusqu’à l’extase. Le niveau mystique de tous les phénomènes et de toutes les directions de l’esprit, de tous les grands cercles de valeurs, est fonction de la fréquence des états extatiques. Il n’est donc pas étonnant que la mystique religieuse, quoiqu’elle n’épuise pas la sphère des valeurs mystiques, soit la forme originelle et typique de toutes les mystiques. La vibration extatique la couronne et la parcourt d’un bout à l’autre. Toutes les autres mystiques sont incomplètes, irréalisées. Elles servent seulement à prouver que la mystique religieuse est primordiale et irréductible, qu’elle est un critère et un objectif. Il existe certes une sensibilité mystique qui concerne toutes les branches de l’esprit à un moment donné, mais cela démontre seulement que l’homme est incapable d’aboutir à l’absolu en prenant un seul chemin et, surtout, que la mystique religieuse n’admet pas de voie directe pour y arriver, de sorte qu’une typologie des formes de réalisation mystique ne serait que la somme des détours de l’homme en quête d’absolu.
Berlin, 13 novembre 1934