Nae Ionescu
et le drame de la lucidité
(18)

J’ai commencé à déchiffrer le trouble que provoque la présence du professeur Nae Ionescu quand je me suis rendu compte que certains hommes avaient un tel rayonnement qu’on voudrait en tomber victime, ne plus être soi-même, mourir dans la vie d’un autre. Lorsque le charme personnel de quelqu’un est irrésistible, on abandonne l’orgueil de l’individuation et l’on essaie de devenir tout dans un autre. C’est ce qu’aura ressenti Nietzsche en présence de Wagner, qu’il a attaqué plus tard, mais par instinct de conservation et non par envie. Pour ce que chacun de nous doit devenir, les gens les plus dangereux sont ceux que nous aimons le plus.

Bien des fois, lors de vibrants moments d’affection, Nae Ionescu m’a semblé être le seul homme pour lequel on puisse renoncer à soi ! Ce que je pourrais appeler une tentation de vivre sa vie à lui. N’oublions d’ailleurs pas que de nombreux jeunes vivent en lui. Les gens qui ne le connaissent que superficiellement le disent « démoniaque », comme s’il cherchait à capter notre admiration pour nous anéantir. Il n’aurait du reste aucun mal à se donner ! Il lui suffirait de « lâcher la bride » à ses doutes et à ses tourments. Mais combien de fois n’a-t-il pas consenti à des erreurs en raison de son faible pour la vie et peut-être aussi parce que, jusqu’à nouvel ordre, il n’existe pas de professeur de doute !

Le charisme de Nae Ionescu a des assises à la fois profondes et paradoxales. Bien qu’on ait tendance à se perdre en lui, à glisser sur tous ses conflits, je n’ai connu personne d’autre qui vous oblige autant à être vous-même. Étrange alternance de tendances, qui explique pourquoi nous ne pouvons plus vivre sans lui. Combien aurions-nous été à oser nous lancer dans la négation et la solitude s’il ne nous avait pas précédés dans les maux de la connaissance pour y blanchir sous le harnais ?

Il y a quelques années, à Berlin, écœuré par l’histoire et par la connaissance, j’avais envie de préparer une thèse de doctorat sur les larmes. Et je fus d’accord avec tous les amis qui me dirent que dans tout l’univers un seul professeur pourrait l’accepter, Nae Ionescu. Pour l’amour du paradoxe ? Non : pour l’amour de la tragédie et de la lucidité.

J’ai entendu des gens dire : « Bon, mais il ne croit à rien. » Quelle naïveté ! Il sait que croire n’est pas tout. Les gens parlent aussi de son nihilisme. Or, justement, l’objection que je lui ferais, c’est qu’il a ainsi trouvé en ce monde quelque chose en quoi croire. N’aurait-il pas tiré les dernières conclusions ? Que ne donnerais-je pas pour pouvoir croire, moi aussi, qu’il ne croit à rien !

Il ne peut en aucun cas être accusé de se laisser aller aux illusions, cet homme qui a écrit : Simon Pierre dort. Et nous tous – comme lui. C’est pourquoi l’amour lui-même est souffrance. Le monde se tortille dans la douleur comme un ver posé sur de la braise. Et Dieu avec lui. (La Rose des vents, p. 420.) Jusqu’à quel point a-t-il été condamné à la lucidité, cet homme-là ? Personne n’a insisté plus que lui sur le drame du savoir. Il est le seul professeur qui m’ait enseigné ceci : connaître, c’est perdre. La rupture de l’équilibre originel provoquée par l’esprit et la désintégration hors de l’être provoquée par la conscience sont des fruits de la tentation démiurgique.

Mais la démiurgie humaine est une course à la catastrophe. Aussi longtemps que nous demeurons à l’intérieur de la condition humaine, il n’est pas de salut possible. Savoir qu’on existe, c’est s’exclure de la rédemption, à moins de nier le principe de sa propre individuation, dans laquelle Nae Ionescu situe la source du mal, de la chute, du naufrage de l’existence. Que l’amour nous permette de dépasser les conflits liés à notre subjectivité ou que l’action nous fasse sortir de nous-mêmes et entrer dans la sphère de l’objectivité, peu importent ces solutions au regard du tragique humain, du tourment de la conscience, du mal essentiel qui est de savoir qu’on vit et, pour cette raison, de ne plus pouvoir vivre !

Nae Ionescu a compris que pour vivre il fallait tromper sa lucidité au moyen de diverses « formules d’équilibre » : Dieu, la nation, etc. Et de la sorte, un des hommes les plus lucides que la Roumanie ait connus a réussi à s’intégrer dans l’histoire, à y « adhérer », en occultant volontairement et dramatiquement sa lucidité. Sa participation à la lutte en vertu d’une décision et non d’un instinct explique pourquoi il s’est trouvé ces dix dernières années au centre de notre vie politique sans être ce qu’on appelle un homme politique, puisqu’il a toujours été beaucoup plus que cela.

L’histoire est faite par des adjudants inspirés. Voilà pourquoi Nae Ionescu ne pourra jamais se réaliser directement dans l’histoire. Le troupeau a de l’instinct et il sent que les voies de la vie ne sont pas celles de l’esprit. Et que, pour un homme lucide, le monde n’existe que par concession…

Croire est une chose, avoir la volonté de croire en est une autre. Dans le premier cas, on vit heureux en Dieu ; dans le second, on pense à lui. La conscience a transformé l’absolu en une fonction du désespoir. Trop peu de mortels peuvent vivre en paix, en bonne entente avec Dieu. Un conflit insoluble engendre une déception métaphysique qui a pour conséquence immédiate la passion dans l’immanence. Je ne m’explique pas autrement la soif de pouvoir de Nae Ionescu et l’étrange équivoque de sa passion politique. Le penchant pour le concret, pour les réalités historiques, et l’obsession de la Roumanie ne sont pas chez lui des fruits de l’instinct.

Certains de mes amis expliquent sa passion pour la Roumanie par une adhérence organique à la nation et au sol. Ils se trompent. Nae Ionescu est beaucoup trop intéressant pour qu’on ne voie en lui qu’un patriote instinctif. Un métaphysicien qui fait de la politique, voilà un phénomène qui n’est pas des plus simples. Qu’est-ce qui vous pousse à vous dégrader « dans le monde », à descendre dans l’immanence ? La sensibilité métaphysique est un mépris permanent du temporel. Alors, comment naît chez un métaphysicien la tentation du temps, c’est-à-dire le plaisir de la chute, la participation joyeuse au péché d’être, à l’immédiateté et au devenir ? L’échec dans l’expérience de l’absolu est la source de la passion dans l’immanence.

Lorsque Dieu ne vous tient pas dans ses bras, vous vous consolez dans la débauche de la temporalité. Le silence divin conduit à la politique les hommes tourmentés.

Ne voyant pas venir de réponses transcendantes à nos questions obsédantes, nous perdons patience et nous choisissons des solutions passagères. La déception métaphysique fait de nous des journalistes, des hommes politiques, des nationalistes et ainsi de suite. Ne serait-ce pas là l’explication du sort de Nae Ionescu ? Il paraît qu’il aurait affirmé lui-même qu’il était métaphysiquement mort depuis qu’il faisait de la politique.

Le désir de puissance chez de telles gens est moins une affirmation qu’une destruction. Je veux dire une autodestruction. Tous les adversaires de Nae Ionescu soutiennent la même chose : il est intelligent, mais destructeur. Ils ne comprennent rien à son charme troublant, à son irrésistible singularité. Car il ne veut détruire rien ni personne, il veut seulement consumer sa chute dans le temps, souffrant le martyre parce qu’il ne peut ni accepter ni refuser le monde.

Je ne crois pas connaître quelqu’un qui ait mis son destin en question plus que lui. Ce qui l’intéresse, ce qui l’obsède, c’est moins la torture de la subjectivité que la passion existentielle, que le tourment monumental de son être. « Le serpent de la démiurgie » dont il a parlé un jour a-t-il mordu quelqu’un d’autre plus fort que lui ? Un chrétien, Nae Ionescu ? J’aime trop son orgueil pour croire qu’il n’est que cela. Et puis, dans ses leçons, le Paradis n’a jamais de réalité, contrairement au Jugement dernier. Or, j’étais un modeste disciple qui venais avec mon maître pour recevoir notre inévitable châtiment… Le rachat ? Mais la lucidité est un crime contre le Paradis et l’on n’en condamnera pas de pire lors du Jugement… Toutes les lucidités sont criminelles.

Si Nae Ionescu avait un tempérament nerveux, explosif, le drame qu’il vit serait trop évident et trop accessible. Son calme apparent lui confère une irréparable gravité. Lorsqu’il dit que la condition humaine est un naufrage, une catastrophe, un péché, ses mots sont si pathétiques et si mesurés qu’on croirait entendre sonner le glas dans un traité de logique…

Son geste inspiré – réunir dans un recueil les articles de Nae Ionescu qui crayonnent non un moment, mais une époque –, Mircea Eliade vient de le faire lorsque la Roumanie est à un tournant. Car ces années-ci décideront de tout. Quand presque tous les intellectuels se mettaient en travers, Nae Ionescu était présent, présent au centre de la Roumanie. Que la Roumanie ne soit qu’un moyen de ne plus être soi-même, de renoncer à soi, ou qu’elle soit au contraire une proie du « serpent de la démiurgie », c’est une autre affaire. Je ne crois pas Nae Ionescu assez peu pessimiste pour considérer que les hommes, et avec eux toute l’histoire, sont autre chose que des prétextes. C’est lui qui m’a appris que l’existence était une chute. Alors, qui pourrait m’empêcher de tirer la conclusion que la vie est un tourment, un masochisme, une volupté satanique ? Il est vrai, néanmoins, que les hommes ne sont pas tous voués à une belle et passionnante autodestruction.

Solitude et destin
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