La culture et la vie

Il y a une catégorie de gens qui n’ont pas le courage de vivre, qui n’osent pas avouer leurs peines ni s’attaquer à leurs défauts, leur livrer un combat dramatique, des gens qui évitent les grands problèmes et en fuient les conséquences, en raison d’une pudeur métaphysique qui plonge ses racines dans une obscure déficience vitale et dans un complexe d’infériorité inavoué, une pudeur contre laquelle nous devons attiser notre haine, nous montrer impitoyables, d’une violence implacable. Nous devons avoir l’audace d’affronter toutes les conséquences, même si cela peut nous mener au-delà de la culture. Du reste, pourquoi ne nous réjouirions-nous pas si notre élan nous faisait dépasser la culture et nous introduisait dans des zones d’existence originelles, primordiales, d’une qualité intrinsèque et non dérivée ? Que pouvons-nous attendre de la culture si nous entendons par là le style, la forme, un équilibre harmonieux et un système de valeurs cristallisé et consistant ? Seuls ont un destin ceux qui apportent une fatalité culturelle, puis l’emportent plus loin que la culture. Qui a senti ce que signifient la barbarie et l’apocalypse se rend compte aussitôt de ce que signifient le dépassement de la culture et l’ennui qu’elle provoque.

Ce qui est révoltant chez les soi-disant hommes de culture qui condamnent la philosophie de la vie, c’est qu’Os fuient les données biologiques primaires, les fatalités et le noyau métaphysique de la vie, par rapport auxquels toutes les valeurs de l’esprit et de la culture ne sont que des éléments dérivés, d’une historicité déconcertante. Pourquoi ne veulent-ils pas comprendre le caractère « symbolique » de la culture, pourquoi n’admettent-ils pas que le complexe des symboles est un phénomène qui entrave l’approche ontologique ? Ils ne veulent rien voir au-delà des symboles, ils les acceptent en tant que tels, autonomes et consistants, ils les figent dans des structures fixes et imperméables, d’une rigidité scandaleuse. Et ils tourniquent ainsi dans la culture, qui est pour eux un monde de formes, de formes froides, stériles, que rien ne pourra jamais animer.

Tout élan impétueux passe à leurs yeux pour une atteinte à la culture et toute tentative de comprendre intuitivement l’irrationnel pour une fuite blâmable hors des cadres de cette culture dans laquelle ils se sont momifiés, refusant de comprendre la vie, redoutant ses données originelles et transformant en platitude la tristesse que provoquent ses incertitudes organiques. Se poser le problème du sens de ce monde ou commenter la tragique condition humaine constitue selon eux une indiscrétion inadmissible, une audace stérile et inutile. Pour eux, la culture signifie abriter et limiter les problèmes, elle est un art de la discrétion, une stylisation et une formalisation de la vie, dont il serait absurde de sortir. Mais non, soyons fiers d’être absurdes, ayons la passion infinie de l’excès, du satanisme et de la folie métaphysique ! La pudeur métaphysique et la folie métaphysique, voilà une dualité dont le premier terme peut mener à la médiocrité et le second au suicide. Se passionner pour la philosophie de la vie signifie être à chaque instant conscient du commencement et conscient de la fin, signifie être barbare et apocalyptique. S’installer bien à son aise dans le symbolisme de la culture et s’en satisfaire tout comme on se contente des valeurs données, ne pas laisser subsister de mystère dans les problématiques, se complaire dans la finitude et accepter la forme en guise d’absolu, voilà qui ne peut conduire qu’à une existence confortable, inintéressante, équilibrée et stérile. On me dira : À quoi servent vos problèmes, puisqu’ils ne vous ont pas mené plus loin que la biologie ? Mais la biologie serait-elle notre impasse ? Où sont les transfigurations, le sentiment musical de l’existence et les voluptés des états aériens, mêlés à la tristesse et au dramatisme ? Notre biologie est une biologie transfigurée, assombrie et approfondie par des nuits, des mystères et des tourments, illuminée par des extases, des béatitudes et des rêves. Notre destin naît de cette confusion primordiale, de ce chaos initial. Je méprise le scepticisme futile des gens pour lesquels la mort, le néant, etc. sont des problèmes de trop peu d’importance pour nous aider à choisir une manière de vivre. Si être « instruit » signifie passer à côté de ces questions, alors que retournent en poussière la culture et tous ceux qui s’anémient en elle !

Solitude et destin
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