Erwin Reisner
et la conception religieuse de l’histoire

Une œuvre est importante non seulement en raison des solutions qu’elle apporte à la cristallisation d’une attitude ou au dépassement d’un déséquilibre, mais également en raison de sa manière de poser les problèmes, de trouver des connexions ou d’établir des affinités. Dans ce cas, le contenu qui révèle un sens intéresse moins que la perspective selon laquelle ce contenu est envisagé. Ce processus de scission, qui sépare l’élément concret et substantiel de l’élément formel et schématique, est réalisé à la lecture des livres avec lesquels on a peu d’affinités, mais qui ne nous laissent pas indifférents, car ils sont essentiels pour une attitude dont l’extériorité par rapport à un vécu subjectif et spécifique n’exclut pas qu’on reconnaisse leur valeur. Les considérations d’ordre historique et psychologique n’apparaissent qu’à cette occasion ; elles ne proviennent jamais d’une participation vivante et immanente à un contenu de vie ou à un livre, comme objectivation d’un vécu, cette participation constituant, par ailleurs, un idéal dont la réalisation est illusoire.

L’ouvrage d’Erwin Reisner, Die Geschichte als Sündenfall und Weg zum Gericht. Grundlegung einer christlichen Metaphysik der Geschichk (1929), appartient à la catégorie des livres caractérisés ci-dessus, qui sont essentiels pour une attitude et donc intéressants en tant que tels. L’importance de Reisner réside avant tout dans le fait qu’il a vécu intensément et tragiquement les incertitudes de notre temps, qu’il a eu recours à des convictions extrêmes afin d’éviter les compromis. Le courage dans les idées mène à des limites ; seul peut résister celui qui a des possibilités en soi. L’éclectisme est toujours le signe d’une déficience intérieure, d’un manque de productivité vivante, remplacée par un entendement vaste, mais stérile du point de vue de la création. Reisner a tiré toutes les conclusions de l’anti-intellectualisme. Dans un précédent ouvrage, Das Selbstopfer der Erkenntnis(4) (1927), il indique que l’intellect est l’organe de la problématique et de la mort, qu’il n’y a qu’un problème, celui de la mort, qui est aussi le seul objet de la pensée. La vie ne connaît aucun problème, car il n’existe rien en dehors d’elle. Dans son nouveau livre, Erwin Reisner affirme que ce qui définit la pensée philosophique, c’est le fait d’attribuer l’absence de caractère immédiat et originel des choses au moi intellectuel, lequel se rend compte, de la sorte, que la dépréciation de l’objectivité réside en lui-même. La pensée scientifique enlève leurs qualités aux choses pour les rendre intelligibles ; la pensée philosophique, en méditant sur le sujet, y trouve l’origine de la négation et le nie, comme auparavant il a lui-même nié les objets. La conscience philosophique doit s’occuper de ce moi qui nie et qui se nie lui-même, sans reconnaître par là une valeur extérieure.

De ce fait, toute philosophie de la valeur devient impossible. La philosophie doit se borner à montrer que tout ce qui est négatif, dénué d’élément vivant, est dû à l’aperception intellectuelle et elle doit établir de cette manière la phénoménalité des lois catégorielles de la nature. L’acte d’auto-affirmation du moi dans la réflexion provoque une diminution de la valeur du toi, du monde, c’est-à-dire l’objectivation d’un élément non moins justifié, originel. L’état primordial suppose un équilibre entre le moi et le toi, qui est possible uniquement en amour. La séparation du sujet et de l’objet entraîne le conditionnement et le conditionné, la destruction de la spécificité de l’élément objectif. Là se trouve l’illusion du moi, que la philosophie doit démontrer. L’attitude philosophique n’a d’autre sens que de renoncer à s’illusionner et à croire à l’impossibilité du fait existentiel. L’histoire résulte d’une rupture de l’équilibre initial, d’un processus de divergence des éléments primitivement unis. Elle n’est qu’une voie du déséquilibre. L’histoire, comme le dit Reisner, est le huitième jour, celui qui a suivi la chute dans le péché. L’état paradisiaque impliquait l’harmonie avec Dieu et avec le toi, différente de la froide objectivité transcendante et qui gardait avec le moi une communion immanente fondée sur une identité de structures.

Cette perspective historique est contraire à la perspective habituelle. L’historien part lui aussi, nécessairement, de la conception d’une homogénéité et d’une indifférenciation primitives ; la divergence entre la vision religieuse et la vision courante apparaît quand se pose le problème de la valorisation. Car si, dans la conception religieuse, l’état initial est un état de perfection, d’unité accomplie, d’harmonie paradisiaque, dans la conception historique proprement dite, ce sont des éléments qui se développent seulement au cours de la vie historique. La liberté, par exemple, n’a de sens dans la conception usuelle que si elle se réalise dans un processus progressif. Pour Reisner, qui résume la conception qu’a de l’histoire la métaphysique religieuse du christianisme, tous les concepts, les idéaux et les valeurs que nous projetons dans le passé historique ou dans l’avenir sont tirés hors du cadre historique et déplacés vers le phénomène ayant précédé l’histoire. L’origine de celle-ci se trouve dans le péché. C’est pourquoi elle a la signification d’une expiation. Le péché d’Adam n’est pas celui d’une seule personne : nous sommes tous Adam. Au moment de son péché comme à celui de sa mort, il ne s’apparaît pas à lui-même comme une personne isolée, il se sent éparpillé dans l’espace et le temps, dans la multiplicité des individus mortels. La chute dans le péché entraîne la perte de l’éternité et la plongée dans le courant du temps. Le passage de la phénoménalité au phénoménalisme de l’histoire est l’ouvrage du temps. Comme tout homme religieux, Reisner a tendance à dépasser le temps, à aller au-delà. L’homme religieux n’aime pas le devenir en tant que tel, sa fluidité irrationnelle, le processus immanent du déroulement continuel, l’aspect démoniaque de la création et de la destruction sans finalité transcendante. Vivre dans le présent, à condition que sa structure nouménale soit intemporelle, voilà le but de l’homme religieux. La contemplation religieuse vit la valeur pour elle-même, au-delà de la relativité. Vivre dans le temps, dans l’histoire, c’est vivre dans le relatif. La religion n’a de sens que si elle se trouve au-delà de l’historicité. Cette opinion de Karl Barth repose notamment sur le fait que vivre la religion en la pensant située dans l’histoire, donc comme une donnée temporelle, c’est dénaturer son essence et son sens métaphysique. La séparation faite par Reisner – d’ailleurs propre à la théologie dialectique (Barth, Gogarten, Brunner) – entre religion et civilisation est très suggestive. Il réfute la conception de Spengler sur une opposition polaire entre culture et civilisation. La culture est un compromis. Elle est moitié religion, moitié civilisation. Au sein d’un monde technique, elle crée des valeurs comme une sorte de dédommagement, de compensation pour quelque chose de perdu, dont la reconquête et le rétablissement exigent un sacrifice plus grand et plus radical. La culture naît au moment où l’homme éprouve le besoin de faire un sacrifice ; mais elle ne réalise pas le sacrifice intégral. Le degré de chute de l’humanité indique le degré de culture. La civilisation et la religion se situent cependant dans un dualisme irréductible. Si la religion vise à l’éternité, la civilisation est pure temporalité. La religion suppose servir, la culture créer, la civilisation travailler.

Reisner distingue dans le processus historique trois époques classiques, qu’il caractérise selon leur rapport à Dieu, au toi et au moi.

L’état paradisiaque originel est suivi de la première époque classique (l’Antiquité), soit le péché contre Dieu, de la deuxième (le Moyen Âge), soit le péché contre le toi, et de la troisième (l’idéalisme allemand), soit le péché contre le moi.

L’admiration et le ravissement devant le mythe prométhéen caractérisent l’attitude de l’Antiquité envers Dieu. Prométhée représente la première réaction illusionnelle contre la divinité. L’orientation collectiviste vers la communauté, vers le toi, détruisait chez l’homme la perspective de la transcendance. Mais alors, comment expliquer l’esclavage ? Il n’est possible que là où il n’y a pas d’opposition entre le moi et le toi, là où la relation avec son prochain est dépourvue d’une problématique profonde. « L’esclave de l’Antiquité n’est pas l’opprimé que nous imaginons ; il le serait seulement s’il était notre esclave. »

Au Moyen Âge, la communauté perd son sens d’intermédiaire permettant à l’individu de s’élever jusqu’à Dieu. Là où la communauté commence à se considérer comme une pure institution terrestre, elle ne place plus sa finalité en elle-même, elle la reporte sur les individus.

Dans le monde moderne, la prééminence de la musique, le protestantisme, la philosophie kantienne ont mené à un individualisme excessif, qui implique au fond la négation de l’individu.

Nous n’entrerons pas dans le détail des analyses de Reisner, très subtiles et originales, car elles ne nous éclairent pas de façon essentielle sur le sens qu’il donne au processus historique.

Celui-ci a-t-il la convergence dont parle l’auteur ? Est-il justifié de se rapporter à quelques éléments seulement ? Il est nécessaire, pour préciser cette question, de déterminer la conception anthropologique de la religion. Selon elle, la valeur de l’homme historique ne réside pas dans le fait qu’il est historique, mais dans sa relation avec un principe métaphysique, relation qui peut être réalisée soit individuellement, soit par le processus de l’humanité. Cependant, ce processus, puisqu’il indique une finalité, doit dépasser l’histoire en tant que telle. L’homme n’a de sens que s’il va plus loin que lui-même, s’il n’est plus lui-même. Dans l’anthropologie religieuse, la négation de l’homme c’est le nier, nier son essence concrète.

Lorsque Reisner parle de la chute de l’homme due à la création du temps et de son élévation implicite jusqu’à la subjectivité absolue, cela signifie tout simplement la négation de l’homme dans son acception usuelle. Pour nous, l’homme n’a de valeur que parce qu’il a créé la conscience dans le processus historique. L’apparition de la conscience détermine en même temps la source de la douleur. Mais n’oublions pas que la primauté de l’homme dans l’univers réside dans Y acceptation de la douleur. L’homme est un animal qui ne peut pas retrouver son équilibre. L’anthropologie religieuse tombe dans le paradoxe de vouloir affranchir l’homme de l’humanité, de l’histoire, de vouloir le sortir de lui-même, ce qui signifie une appréciation dans la perspective de la transcendance, perspective dont est issue la convergence de l’histoire. Évidemment, Erwin Reisner ne conçoit pas cette convergence comme l’expression d’une totalisation, d’une sommation progressive unilinéaire, comme dans la vision purement dynamique de l’histoire chez les positivistes, vision fausse parce qu’elle ne comprend pas les structures culturelles dans leur essence, au-delà des conditionnements historiques, c’est-à-dire non encloses dans une progression unilinéaire, et qu’elle conçoit la convergence de l’histoire dans un rapport avec le principe métaphysique et avec les éléments toi et moi. La voie du jugement est l’expression de cette idée de la convergence.

Nous trouvons beaucoup plus juste la conception selon laquelle l’homme vit dans l’histoire et crée une somme de valeurs, après quoi ils meurent, lui et les valeurs. On ne saurait surmonter ce tragique de l’homme. Car la voie du salut est une illusion. Le relativisme définit le style intérieur de l’homme moderne. Reisner a une conception très intéressante du relativisme historique. Selon lui, il ne serait pas le début d’une admiration pour le passé, mais la fin de toute histoire, la fin de la croyance à la valeur de la productivité du temps et de toute la réalité temporelle. Nous trouvons beaucoup plus évidente la conception selon laquelle le relativisme historique n’est rien d’autre que l’expression de la morale d’une époque décadente, morale qui apparaît à l’agonie des grandes cultures, quand, sceptique et blasé, incapable désormais de créer parce que les valeurs culturelles sont épuisées, l’esprit se cantonne dans un perspectivisme qui exclut l’attachement irrationnel à un nombre limité de valeurs. Reisner interprète les phénomènes de décadence d’une culture comme des symboles de la décadence de l’histoire. Les premiers chrétiens croyaient à l’imminence de la fin du monde.

L’eschatologie, parce qu’elle correspond à un profond vécu intérieur et n’est pas conçue seulement sur un plan abstrait, n’est jamais engendrée par une considération et une perspective universelles. Un tourment intérieur rapproche la fin et le jugement de l’environnement, immédiat et limité, de l’homme. La froide considération, qui se rend compte du caractère inéluctable du devenir historique et de son noyau irrationnel qui produit des formes de vie sans consistance, se succédant peu à peu et donnant le spectacle démoniaque de la vie historique, que nous parons tous d’illusions, cette considération envisage le monde seulement comme un devenir dû à un équilibre intérieur. Quant à la perspective de la fin, elle n’existe pas, parce qu’il est difficile de trouver un sens transcendant dans l’irrationalité.

Le sentiment eschatologique est étroitement lié à la révélation. Reisner parle de la révélation qui survient à la fin. La révélation intérieure implique la suppression de l’histoire, la disparition de l’illusion de l’individuation, du temps. Le rétablissement du présent par le dépassement du passé historique, la reconquête de l’éternité par l’expiation du péché ramènent l’homme à sa situation originelle. Pour l’homme religieux, la vraie vie apparaît aux confins de la vie. Alors, qu’est-ce que la mort ? Lorsqu’il parle de la culture égyptienne comme d’une culture de la mort, Reisner établit un dualisme irréductible entre la vie et la mort. Certes, la vraie vie apparaît pour l’homme religieux au-delà de ce que nous appelons la seule vie essentielle, mais la mort comme phénomène n’est-elle pas incluse dans les prémisses de la vie ? Pour Reisner, comme pour le christianisme, la mort est transcendante et non immanente à la vie. Tout le complexe cultuel de la procession funèbre dérive au fond de la conception de transcendance de la mort. La mort est quelque chose qui se place entre une vie apparente et la vraie vie et elle se trouve au-delà de l’une comme de l’autre. Si l’idée de mort n’est pas déterminable avec précision dans le christianisme, cela est dû entre autres au fait que la mort délie, sans qu’on sache par quelles voies, puisque, outre le paradis, l’enfer aussi représente la vraie vie. Seule la vie d’ici-bas n’est pas la vraie. On s’explique donc pourquoi l’histoire n’est pas plus vraie pour le christianisme. Mais il ne faut pas la juger dans la perspective de la transcendance. La perspective d’une anthropologie immanente est la seule à pouvoir nous rapprocher de sa structure.

Solitude et destin
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