La structure
de la connaissance religieuse

Il y a quelques dizaines d’années, poser le problème de la connaissance religieuse aurait paru déplacé, si ce n’est injustifié, car on admettait comme valable un seul type de connaissance, dont les éléments précisément déterminés interdisaient de franchir les frontières. La connaissance rationnelle, à l’origine de cette manière d’appréhender le monde, passait pour valable dans l’absolu et excluait tous les autres modes de connaissance ; mais elle avait également un autre défaut : elle rétrécissait excessivement le concept de rationnel. Ce ne sont donc pas seulement les critiques de ses adversaires qui ont entraîné le discrédit actuel du rationalisme, mais aussi les limites propres aux conceptions de ses partisans.

Il faut reprocher au rationalisme sous sa forme gnoséologique, l’intellectualisme, de ne pas avoir manifesté de compréhension pour le problème religieux, pour les possibilités de la connaissance religieuse. La pensée contemporaine a le grand mérite d’avoir compris que seule une typologie des diverses formes de connaissance, qui sache en surprendre l’essence, peut fournir une conception satisfaisante de la variété du réel. Cette typologie n’épuise pas la réalité par une connaissance intégrale ; elle n’est qu’une tentative d’exposer comparativement, sur un plan actuel, les formes qui ont eu une existence historique. En ce qui concerne notre problème, elle ne justifie que l’existence d’une formule générale, d’un type parmi d’autres. Les essais de typologie – quelle que soit leur nature – montrent que l’homme aspire à comprendre la vie spirituelle dans toute sa richesse ; pour la réalité elle-même, ils sont sans importance. La raison essentielle pour laquelle la structure de la connaissance religieuse intéresse tellement aujourd’hui est la prééminence de l’intuitionnisme dans la culture contemporaine. La connaissance religieuse est une forme de la connaissance intuitive en général. Cette formulation ne vise pas à inclure la connaissance religieuse dans une connaissance plus générale, mais simplement à situer ses éléments distinctifs et spécifiques dans un cadre plus large.

Entre un procédé qui généralise jusqu’à gommer l’individuel et un autre qui spécifie et différencie, le second est préférable car, s’il n’atteint pas à des validités logiques, il s’approche davantage d’une compréhension vivante du concret. Pour les sciences historiques, le procédé d’individualisation est le seul fécond et légitime. Entre deux personnes qui s’occupent de l’essence de la religion, celle qui détruit la spécificité du vécu religieux (l’unique source du sentiment religieux serait la peur, etc.) et croit aveuglément à la vertu universelle de la génétique est moins proche de la vérité que celle qui essaie de comprendre l’élément spécifique et incomparable de ce vécu, l’unicité qui le sépare des autres.

Qu’est-ce qui sépare l’intuition religieuse de l’intuition tout court ?

D’abord, à propos de l’objet, l’intuition religieuse ne vise pas la simple objectivité telle qu’elle se présente devant nous ; même pas le noyau substantiel qui se maintient derrière la diversité des formes phénoménales et qui constitue le centre productif et immanent. Elle vise l’absolu qui transcende l’objectivité sensible. Évidemment, il ne s’agit pas là de l’existence ou de l’inexistence de l’objet envisagé, puisque nous faisons une critique de la connaissance et non de la métaphysique religieuse. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’intentionnalité de l’intuition religieuse ; son objet intentionné, et non la structure essentielle ou existentielle de cet objet. Sa réalité peut même être remise en question, sans que cela exclue la problématique de la connaissance religieuse.

L’intuition tout court s’applique à diverses données du réel, données qu’elle essaie de comprendre de l’intérieur vers l’extérieur ; pour l’intuition religieuse, la donnée de la connaissance est prédéterminée. L’une et l’autre expriment une sympathie pour l’objet à connaître. Quel est le substrat de cette sympathie ? C’est la certitude implicite qu’il y a identité de structure entre celui qui connaît et l’objet à connaître, par-delà la multiplicité des formes de la réalité. Si l’intuition tout court explique cette identité par un processus d’objectivation psychologique, sur la base duquel l’homme attribue des énergies subjectives à la réalité objective, l’intuition religieuse a cette même identité pour prémisse. Je peux connaître Dieu parce que je suis sa créature. L’incarnation du Verbe prouve une identité de structure, sans être le signe d’une unité substantielle dans laquelle il serait impossible d’opérer des distinctions. Cependant, la valeur et l’efficacité de l’intuition religieuse ne se manifestent pas seulement dans l’orientation de l’homme vers la divinité ; une orientation active de celle-ci est également nécessaire. Dans la religion, la polarité n’étant concevable qu’active, l’autonomie en est exclue. D’ailleurs, la polarité a pour sens et tendance la diminution de l’autonomie. Dans la conception religieuse, l’intuition vise des réalités ontologiques. D’où la certitude qui caractérise l’intuition religieuse et qui n’apparaît que là où l’essence de l’existence est surprise directement.

L’intuition est un moyen de connaissance direct. L’absolu, la réalité ontologique, l’existence dans son essence ne se présentent pas dévoilés à notre intuition ou bien ils ne sont pas connaissables. Il ne peut y avoir là de compromis ni d’approximation.

L’intuition qui ne s’applique pas à la sphère religieuse concerne aussi d’autres contenus ou d’autres objets, en deçà du domaine de l’ontologie. Dans ce cas-là, l’intuition s’oriente vers un certain sens ou une certaine idée. On peut parler, sans être paradoxal et sans tomber dans le platonisme, de l’intuition d’un concept. C’est d’une pareille catégorie que fait partie l’intuition de la vie dans son flux dynamique et inconsistant, dans son incessante mobilité et dans son irrationalité organique. L’intellectualisme, avec le concept comme seul moyen d’appréhender le réel, s’est révélé complètement incapable de saisir le devenir concret, l’irrationnel dans le déroulement du réel. Le concept est une forme qui transcende ce qui est vivant. L’intuition se moule sur l’élément vivant, dynamique et irrationnel. L’intuition religieuse, qu’on rencontre chez tous les grands mystiques, est une tentative de dépasser les relativités de la vie et l’inconsistance des formes. Dans les religions, l’absolu n’est pas historique, il ne se déroule pas dans le processus historique ; de toute façon, le devenir historique n’est pas une catégorie constitutive de l’absolu. Les modernes sont tombés dans le paradoxe consistant à attribuer à l’absolu la catégorie du devenir historique (par exemple, l’hégélianisme). En matière de religion et de mystique, l’intuition est une négation de l’historicité.

Le caractère non progressif de l’intuition, plus accentué dans l’intuition religieuse, vient de là. Comme elle est une saisie directe et immédiate, il est naturel qu’elle se passe de la progression. Elle se distingue à cet égard de la dialectique, dont le processus de connaissance immédiat et progressif implique un déroulement indéfini et n’a pas d’aboutissement. La synthèse n’est jamais définitive dans la structure de la pensée dialectique ; elle ouvre la voie à de nouveaux dualismes et à de nouvelles synthèses. Ce caractère progressif détermine le caractère provisoire de la connaissance dialectique. L’intuition recherche une connaissance définitive, ce qui explique le sentiment de certitude qui l’accompagne.

C’est en raison de cet aspect quelque peu affectif de l’intuition qu’on l’a jugée subjective et non valable. Mais il ne faut pas oublier que le vécu subjectif, s’il est intense, peut révéler un assez riche contenu de vie. Dans Was ist Metaphysik ?(6), Martin Heidegger montre que l’ennui nous révèle l’étant comme une totalité. Quant à Soren Kierkegaard, il parle de la révélation de l’existentiel dans le péché. Tout cela prouve que l’expérience subjective, à laquelle se rattache l’intuition, ne manque pas de fécondité et que, à l’inverse, les attitudes ou les perspectives que nous appelons grandes n’en sont que des sublimations ou des objectivations sur un plan intellectualisé.

Le symbole est étroitement lié à la structure intuitive de la connaissance religieuse. Quand apparaît-il ? Lorsque l’intuition d’une réalité est trop vive et trop profonde pour trouver une expression appropriée. Telle est la condition subjective. La condition objective a trait au contenu riche et multiple de l’objet, contenu inexprimable sous une forme simple. Là où l’intuition ne peut pas clarifier ses éléments, le symbole apparaît comme une expression déterminée de quelque chose d’indéterminable. On comprend pourquoi il repose sur un mystère qui ne peut pas être complètement élucidé. Le symbole prouve qu’on ne peut pas supprimer le chemin menant de l’intuition à l’expression. Il est une expression statique, à la différence du mythe, qui est une expression dynamique. L’un et l’autre dérivent de l’irréductibilité de l’objet, dont le caractère unique et singulier le rend impropre à la conceptualisation. Quel est le rôle de la connaissance rationnelle dans la religion ? Cette question, éliminée si l’on s’en tient à nos précédentes affirmations, a une importance particulière quand on l’applique au matériau élaboré de la religion, à ce qu’elle a de systématique, à sa construction unitaire sur le plan de la théorie. La dogmatique se place sur un plan théorique ; de la sorte, les perspectives de la connaissance rationnelle peuvent s’élargir sur ce plan, même quand il aurait – or, il en a – des racines dans une région préthéorique. La connaissance rationnelle peut s’exercer dans le cadre de la dogmatique, non parce qu’elle respecterait les exigences du rationnel, mais parce que sa formulation est rationnelle. Lorsque la religion représente un système et non un vécu proprement dit – celui-ci seul étant fécond –, c’est l’esprit constructif de la connaissance rationnelle qui domine. Par rapport à la religiosité qui engendre la religion, le plan de la formulation rationnelle est quelque chose de dérivé et, pour cette raison, de non essentiel. L’intuition religieuse, qui est en prise avec l’ontologie, constitue l’élément fondamental et essentiel de l’expérience religieuse. Ce que prouvent le processus historique, la vie historique de la religion, qui montrent qu’aux époques où régnait une dialectique superficielle, la pauvreté intérieure était implicite.

La primauté de l’élément intuitif dans la religion débouche sur la transcendance de toutes les formes qui s’interposent entre nous et la réalité. Cette primauté exclut-elle les critères et les valeurs transcendantes dont la religion se sert nécessairement pour appréhender la réalité ? Il se produit à cet égard une élimination qui procède plus de l’intention que des faits, car la religion ne peut pas renoncer à la somme des valeurs qui définissent sa structure. Le qualificatif « religieuse » attribue naturellement à l’intuition diverses notes constitutives de la religion.

À supposer que l’intuition soit absolument pure, sans notes antérieures et sans valeurs d’accompagnement, son processus d’élaboration verra se produire un phénomène l’assimilant à un cercle de valeurs ; quand elle est sublimée sur le plan théorique, l’intuition subit inévitablement une assimilation de cet ordre.

La religion, l’art, etc. possèdent un nombre limité de valeurs, dont ils ne sauraient se départir sans altérer leur substance spécifique. La structure de la connaissance religieuse est déterminée par la sphère de valeurs dans laquelle vit la religion.

La connaissance religieuse, qui est un type de connaissance parmi d’autres, est en même temps une forme particulière de la structure plus complexe que constitue l’intuitionnisme, lequel représente de son côté un cadre plus vaste dans l’ensemble des modes de connaissance.

Solitude et destin
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