Lettre écrite à la montagne

J’ai appris sur ces hauteurs à moins apprécier la beauté d’une forme accomplie et d’une consistance déterminée que celle dont la présence suggère l’infini et vous dilate intérieurement à l’extrême. Plutôt qu’un paysage ravissant mais clos, aux perspectives réduites et aux contours saisissables, j’aime un paysage infini, illimité comme les puretés bleues du ciel, évoluant vers des confins inaccessibles comme dans une lointaine vision crépusculaire. J’aime ce qui est gothique dans la nature, l’élan transcendant de ses formes, dont la capacité impressionne, dont l’inquiétude agréable et la concentration méditative qu’elles suscitent s’apparentent à la prémonition de réalités éloignées et fascinantes. Cet inaccomplissement des formes naturelles provoque la même angoisse que le pressentiment de vagues éternités.

J’ai eu dans les vallées des montagnes, dans leur solitude absolue et un peu mélancolique, l’entière révélation de la beauté, plus obsédante que celle des œuvres d’art, qui vous incitent à la réflexion plus qu’elles ne vous dominent et conquièrent par une fascination irrésistible. La beauté authentique est celle qui frise le sublime, qui dépasse un idéal d’harmonie purement formel, en induisant dans la cristallisation des formes une tension et un dynamisme des plus exagérés. Ceux qui voient dans l’idéal de beauté une évolution vers la forme absolue sont forcément insensibles à la grandeur de la beauté naturelle. Peut-être est-ce pour cette raison que les Grecs n’avaient pas le sentiment de la nature, qui suppose un vivre organique de l’infini, une exaltation dans l’illimité, une tension et une dilatation dans lesquelles l’infinité extérieure croît de la même façon que l’infinité intérieure. Leur sensibilité plastique a poussé les Grecs à comprendre le phénomène de l’individuation, mais à négliger les racines métaphysiques d’un dynamisme universel.

L’irrémédiable médiocrité des hommes est particulièrement évidente dans la quasi-indifférence avec laquelle ils contemplent la nature, dans leur sérénité superficielle, qui les empêche de se laisser émouvoir par la fascination déconcertante qu’exerce la beauté. Ils vivent presque tous à distance, extérieurement, sans aucune participation dramatique féconde en conséquences et riche en transfigurations.

De ce fait, rares sont ceux qui se laissent envahir par une réalité pour l’intérioriser et la cultiver en eux, dans leur évolution intime, en l’intégrant dans la contexture de leur être et en supportant implicitement la pesanteur accablante de la complexité de la réalité ou de l’un de ses aspects. Cela explique pourquoi si peu d’hommes sont morts à cause de déterminants autres que ceux d’ordre fatal et normal. La beauté n’a encore fait mourir personne en ce monde. Écoutez bien : il ne s’est trouvé personne pour mourir dans l’extase de la beauté, pour succomber sous le fardeau d’une irrésistible fascination. Mon vœu le plus cher est que l’homme ne soit plus un animal doué de raison, c’est-à-dire un animal médiocre, sage, équilibré ou désirant l’être, mais bien plutôt un animal absurde, dangereusement fantasque, prêt à tout risquer à tout moment, aventureux par esprit tragique et non par superficialité. Alors, il se laisserait sans doute accabler par… ou, mieux : il vivrait au paroxysme certains aspects et certaines formes de la vie qu’il pratique avec une frileuse médiocrité, dans la honte et le compromis.

Dostoïevski dit quelque part que la beauté sauvera le monde. Est-ce bien vrai ? Elle est pour quelques-uns seulement le moyen d’oublier les grandes tragédies. Pour ceux-là, elle est certes salvatrice, mais provisoirement, provisoirement seulement, afin que le retour à la tragédie n’en prenne que plus d’ampleur. Chez d’autres, elle entraîne un approfondissement de la sérénité, une croissance intérieure et de secrètes voluptés. Enfin, pour d’autres encore, elle est méditation et révolte car, lorsqu’ils la comparent à la trivialité de l’existence, cette dernière leur apparaît insupportable. On ne peut donc aucunement parler d’un salut définitif, tout au plus d’un oubli temporaire, et encore : dans deux cas seulement. De là à évoquer une finalité métaphysique de la beauté, il y a une distance incommensurable. On ne pourrait parler d’un salut durable que si la beauté imprégnait organiquement notre être, au point de nous faire convertir à chaque instant les antinomies en harmonies, les contradictions en synthèses et les divergences en conciliations. Que se répandent, sur toutes ces unifications, des rayons et des splendeurs, pour que nous assistions à une véritable esthétisation cosmique, à une extase esthétique de l’existence !

Ce qu’il y a d’impressionnant dans le charme irrésistible des montagnes, c’est qu’on y pressent une beauté plus profonde que celle des plans formels et superficiels.

Une beauté qui semble surgir du sein de l’existence, comme si elle était l’un de ses modes d’objectivation. Mais comment un seul de ceux-ci pourrait-il sauver le monde ? Les racines métaphysiques du beau peuvent exprimer tout au plus son caractère consécutif et essentiel, en aucun cas sa capacité d’assurer le salut définitif et universel. C’est pourquoi il serait risqué de dire qu’il a une importante finalité métaphysique. Tous ceux qui, comprenant que la vie est une tragédie, se consument dans la vision des instants essentiels, sentent que dans les grandes tensions, aux carrefours de la vie, la beauté n’a aucun sens et, de surcroît, aucune influence effective sur les hommes. C’est seulement quand le phénomène tragique cesse d’occuper temporellement le centre de la conscience que le beau peut prévaloir provisoirement. Et puis, il y a tellement d’états qui le refusent organiquement. La souffrance en est une négation, comme n’importe quelle facette de la misère. Or, la souffrance est une réalité infiniment plus essentielle, plus évidente et plus pesante que tous les aspects du beau. Aussi l’humanité peut-elle renoncer à la beauté, mais jamais à la douleur.

L’essence démoniaque de la souffrance sépare l’homme de l’existence, l’éloigné des intimités de la vie, d’une participation irrationnelle au rythme cosmique et, par conséquent, des conditions de perception et de réalisation du beau.

Le satanisme de la douleur fait de la vie un bien perdu. À l’inverse, la beauté en fait le seul bien existant et possible. C’est seulement pour ceux qu’enivre la beauté que ce monde devait être tel qu’il est.

Pour les autres, il demeure un non-sens universel, éclairé quelquefois par les reflets d’une lointaine beauté.

 

Paltiniş-Santa

Solitude et destin
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