Greta Garbo
Le pathétique suppose une tension intérieure dont la manifestation extérieure annule la forme dans une explosion et le style dans une convulsion. Les Russes en ont imposé la sensibilité débordante, l’expansion sans retenue et l’élan sans style. Contrairement à ce genre de pathétique frisant le théâtral, Greta Garbo apporte une sobriété qui individualise avec un charme irrésistible sa complexe et mystérieuse sensibilité. Car le mérite de Greta est à rechercher tout d’abord dans son interprétation délicate des désastres du cœur : elle nuance subtilement les déceptions, elle parvient à exprimer l’infini de l’âme avec les moyens de la grâce. Vous ne trouverez jamais, dans aucun de ses films, de dramatisme extérieur, qu’il s’agisse d’une défaite en amour ou d’un suicide, d’une fuite ou de la solitude.
Interprète par excellence des délicatesses intimes, virtuose des gammes du cœur, elle nous laisse à peine percevoir l’écho d’une action dans l’âme, action qui n’aurait ni valeur ni sens si elle ne révélait pas justement l’âme. On a stupidement appelé « mode de l’âme » cet excès d’intériorisation du dramatique. C’est peut-être une mode pour le troupeau, mais pour ceux, bien rares, qui ne vivent pas pour ne pas mourir, l’âme a toujours été la seule mode, l’actualité absolue.
Cette femme unique, ses yeux la dispensent du geste. Car son regard est un monde, qui ressemble si peu au nôtre ! Le pathétique intime qui est la marque caractéristique de Greta s’exprime dans des variations tellement subtiles qu’elles sont parfois imperceptibles. Devant cette présence séraphique, n’importe quel homme a l’air d’un boucher.
Vous avez pu remarquer que la Divine est dépourvue de la langueur sensuelle, biologique, et de l’abandon extérieur qui donnent au type de beauté ordinaire quelque chose d’irresponsable, d’animal, de non spirituel. Chez Greta Garbo, la passion devient séraphique, la sensualité s’efface derrière l’attirance psychique, le corps est sublimé en sentiments indéfinissables qui constituent un monde à part, son monde à elle.
La passion purement charnelle, quelque forte qu’elle soit, souffre forcément d’une certaine pauvreté d’expression, car la chair ne dépasse pas la qualité de l’irrationnel ni les attributs de l’intensité. Greta Garbo, elle, évolue dans les dimensions du cœur, plus vastes que celles du monde, et aux ressources inépuisables.
Avec cette artiste unique, la douleur elle-même acquiert un charme aérien : un simple clignement des yeux exprime la détresse ; des traits qui se figent, le désespoir ; un serrement des lèvres, la défaite. Son visage si expressif rend à merveille toutes les nuances de la souffrance et, surtout, toute la gamme des déceptions. Bien que tous ses rôles soient des rôles d’amoureuse, elle n’est jamais à proprement parler la maîtresse d’un homme. J’ai nettement l’impression que l’amour n’est pas un domaine dans lequel son âme pourrait s’enfermer, qu’elle s’éloigne de la sensualité au fur et à mesure que sa passion s’exaspère et, enfin, qu’elle ne se livre vraiment à aucun homme.
Son regard n’appelle pas, il met du vague dans le désarroi ; ses lèvres paraissent attendre des baisers angéliques, son corps invite à une tendresse éthérée. Mais, alors, pourquoi exerce-t-elle un attrait irrésistible et mystérieux ? Parce que nous cherchons, avec une sorte de mélancolie amoureuse, les représentations extérieures de sa grâce troublante. Elle satisfait notre besoin d’indéfini et son ambiguïté d’ange tourmenté répond aux exigences de la vague langueur érotique et mélancolique qui nous envahit aux heures où nous nous détachons et désintéressons de la vie. N’aurions-nous de place pour Greta Garbo que pendant les pauses du cœur ?