Le premier pas,
J’aimerais qu’elle fasse le premier pas,
Je sais que cela ne se fait pas
Pourtant, j’aimerais
Que ce soit elle qui vienne à moi,
Car, voyez-vous, je n’ose pas…
Pendant que Claude-Michel Schönberg susurrait sur les ondes sa déclaration d’amour, Théo avait baissé la vitre passager de la DS comme pour s’enivrer de l’air du large. Il avait monté le son de l’autoradio sans que Séraphin n’y trouve rien à redire. Son patron, aussi, savait se révéler fleur bleue.
Aux premières heures de la matinée, ils avaient contourné Royan pour ensuite traverser le village de Meschers avant d’approcher la presqu’île de Talmont-sur-Gironde. Dans le lointain, l’église bénédictine, comme jetée sur une proue de calcaire, jouait fièrement les vigies au-dessus de l’estuaire.
Le vent d’ouest avait chassé les nuages et la tempête n’était plus qu’un mauvais souvenir. Certes il y avait bien, çà et là, quelques carrelets démantibulés ou quelques chemins bourbeux, mais le soleil de cette première quinzaine d’avril respirait à nouveau la vie.
Du coin de l’œil, Théo surprit alors son mentor en train de fredonner :
Lui dire des mots d’amour
Sans savoir en retour
Si elle m’aimera
Ou refusera ce premier pas…
La DS de Cantarel s’engagea alors sur la langue de terre reliant vignes et pâturages de Charente à cette bourgade qui prétendait avoir jadis été une île. La marée était haute et le petit port, à gauche, alignait un chapelet de yoles, toutes amarrées à des pontons délabrés. Plus au sud, la pointe de Caillaud rassemblait sous sa falaise à pic tout un escadron de carrelets, pareils à des colonies d’échassiers que les poissons d’argent attirent.
Quant il gara sa Citroën à l’ombre de quelques maisons venant presque boire au fleuve, Séraphin éprouva un sentiment de plénitude retrouvée. Il aimait, plus que tout, ce lieu perdu entre ciel et terre, mer et rivière.
Il y avait à Talmont comme une étrange et indicible force tellurique qui rendait cette citadelle vertigineuse, construite par les hommes pour défier la nature, et peut-être même Dieu en personne !
Fondée sous Édouard Ier d’Angleterre, à l’époque où les Anglais vendangeaient l’Aquitaine, la cité alors close d’épaisses murailles avait résisté à toutes les invasions et à toutes les humiliations dont le Ciel est capable.
Séraphin Cantarel comptait dans cette commune d’à peine quatre-vingts âmes deux amis fidèles : Bernard Mounier, une sorte d’ethnologue qui s’ignorait, et l’abbé Maynard avec lequel il partageait parfois quelques Cohibas et, plus encore, « l’air divin » de Talmont.
Avec l’érudition qui lui servait de viatique, Séraphin distilla à son jeune assistant tout ce qu’il savait de l’histoire de ce village de pêcheurs qui jadis avait une assez mauvaise réputation.
— On a toujours prétendu, Théo, que les Talmonais n’étaient pas d’une très grande probité…
— Que voulez-vous dire, patron ? s’inquiéta Trélissac.
— Depuis la nuit des temps, les gens d’ici passaient, dit-on, pour des pilleurs de naufragés. Parfois même, ils rançonnaient les pèlerins de Saint-Jacques qui, après avoir fait une halte à l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély, voulaient couper court pour rejoindre Compostelle par le Médoc.
— Vous êtes en train de me dire que nous sommes dans un pays de malandrins ?
— Il n’y a pas de réputation qui ne soit totalement usurpée, mon garçon !… Les passeurs suggéraient aux coquillards d’équiper leurs bagages de vessies de porc gonflées afin qu’ils puissent flotter en cas de naufrage. Et, à quelques encablures du rivage, le marinier, accompagné de ses agiles complices, faisait subitement chavirer l’embarcation. Rares étaient les pèlerins qui savaient nager. Les pilleurs n’avaient plus qu’à alpaguer les bagages à la surface de l’eau et rejoindre la rive droite de la Gironde en toute impunité pendant que les pèlerins gagnaient le paradis plus vite que prévu.
— Finalement, le vol de cette malheureuse frégate n’est qu’un juste retour aux sources ! objecta Théo en glissant son ombre dans les venelles pavées de galets.
Les roses trémières qui, l’été, bordent les maisons basses n’étaient pas encore en fleur, mais de suaves senteurs de glycine parfumaient l’air. En traversant la place de la Priauté, où la mairie ressemble à un pavillon de chef de gare, Trélissac admira l’imposant tilleul où butinait à l’unisson une armée d’abeilles.
— On le dit centenaire ! À mon avis, il est bien plus ancien ! fit valoir Cantarel qui se piquait parfois de botanique.
Les deux visiteurs croisèrent alors une femme vêtue de noir, une brassée de marguerites dans une main, un arrosoir dans l’autre. N’était-ce pas la bigote que Séraphin avait maintes fois croisée dans l’église lors de ses précédentes excursions ?
Instinctivement, leurs pas buissonniers les menaient vers le « phare de Talmont », ce bastion d’ivoire ciselé, bâti sur la falaise et prêt à basculer dans les eaux de la Gironde.
Séraphin avait su intriguer son assistant. Avant même de pénétrer dans l’église, ils avaient arpenté le cimetière marin piqueté d’antiques pierres tombales et de cénotaphes couverts de lichen, ces faux sarcophages décoratifs comme les arts funéraires du XIXe siècle avaient su en aligner du côté du Père-Lachaise ou de Montparnasse.
— Je ne connais pas de cimetière marin plus beau ! s’extasia Cantarel, sauf peut-être celui de Sète, si cher à Paul Valéry et à Brassens.
— Vous oubliez, patron, celui de Varengeville en Normandie où le peintre Georges Braque a demandé à être inhumé…
— Je l’avais oublié celui-là ! Heureusement que vous êtes là, cher Théo.
Le garçon en conçut une certaine fierté avant de s’interroger :
— Mais ne voit-on pas Cordouan d’ici ?
— Non, la pointe de la Grave, en face, fait écran !
Les deux hommes s’appuyèrent alors sur un muret pour contempler en silence ce bras de mer qui repoussait au large la ligne de crête du Médoc.
— Ici, c’est le cimetière des catholiques. Les protestants, eux, ajouta Séraphin, étaient enterrés plus loin, à l’ouest. Il en était ainsi dans le Royannais.
— C’est bien connu, Dieu reconnaîtra les siens ! répliqua Trélissac, en parodiant le légat du pape Innocent III.
Soudain, une silhouette sombre se profila entre les tombes avant de se glisser dans l’église ; l’inconnue fit grincer la lourde porte avant de la refermer aussitôt. Théo crut reconnaître la femme aux marguerites.
— Pas de doute, c’est Hécate ! marmonna Cantarel.
— Hécate ? fit répéter Trélissac.
— Oui, la déesse de l’ombre et des morts chez les Grecs ! C’est comme ça que la surnomme l’abbé Maynard. Justement, allons voir si le vieil homme est dans son presbytère…
Le jardin de la cure jouxtait le cimetière. Seul un mur assez haut séparait ces lieux faits pour le repos de l’âme et de l’esprit. Une porte dérobée permettait d’accéder directement à l’habitation du curé. Il suffisait d’activer le loquet.
Théo redoutait le moment où la bonne, si hideuse, pointerait le bout de son nez disgracieux. Elle ne tarda pas.
— Ah, monsieur Cantarel ! Le père Maynard ne vous attendait pas de sitôt. Vous avez appris l’incroyable nouvelle ?
Séraphin hocha confusément la tête et se chargea de faire les présentations :
— Théodore Trélissac, mon proche collaborateur, que tout le monde n’appelle plus que par le doux prénom de Théo.
— Mais c’est qu’il est grand ce petit ! s’enthousiasma Marthe en lui tendant une main chaleureuse. Entrez donc, messieurs. Je vais prévenir M. le curé…
D’autorité, Marthe conduisit Cantarel et Trélissac dans la salle à manger dont la table, recouverte d’une toile cirée aux motifs fleuris, était encombrée de journaux et d’ouvrages anciens.
— Je vous sers un café ?
— Et comment ! dit une voix grasseyante qui résonna aussitôt dans le couloir.
Apparut alors l’abbé Maynard dans sa soutane luisante comme si elle n’avait pas connu la lessive Saint-Marc depuis un lustre. L’ecclésiastique n’avait pas changé. La bouille bien ronde et couperosée. Il signa d’une accolade ses retrouvailles avec le conservateur qu’il tenait manifestement en haute estime. Il se contenta d’une franche poignée de main à l’égard de Théo avant de considérer sa tenue décontractée qui tranchait singulièrement avec le costume trois pièces de son supérieur.
— Théodore. Quel beau prénom ! Deux papes portèrent le nom de Théodore…
Le curé avait beau prendre un air enjoué, il n’en restait pas moins chagriné par le mystérieux cambriolage dont avait été victime son église. Il s’épancha très vite sur son visiteur parisien en ne se pardonnant pas sa négligence.
— Quelle négligence, monsieur l’abbé ?
— Pas besoin d’être un pilleur de troncs chevronné pour savoir où Mme Thérèse planque la clef de notre si belle église. D’autant qu’elle n’a jamais été très discrète. Les voleurs ont pu agir en toute quiétude avec la complicité des lumières célestes. Avec tous ces éclairs, l’autre nuit, on devait voir dans le chœur de Sainte-Radegonde comme dans la lanterne du phare de Cordouan !
— Tout de même, il fallait une grande échelle ! souligna Séraphin.
— Certes, mais trois hommes agiles se faisant la courte échelle pouvaient sans peine décrocher le bateau. Trois gaillards comme votre Théodore et… le tour est vite joué !
— Vous avez prévenu M. le maire, l’abbé ?
— Bien sûr, mais cela lui a fait autant d’effet que si j’avais pété dans un bénitier !
Marthe réprouva d’un mouvement de la main sur sa bouche la liberté de langage de son curé. Elle crut cependant bon d’ajouter :
— Le père Maynard a raison. Cette église est pire qu’un moulin ! Avec tous ces touristes qui viennent à chaque heure du jour et Mme Jarland qui joue les concierges du Bon Dieu, cela devait arriver…
— Les gendarmes sont au courant au moins ? demanda Trélissac.
— Ils m’ont fait comprendre qu’ils avaient d’autres chats à fouetter… confessa l’abbé qu’un début de maladie de Parkinson faisait parfois frissonner. Il paraît qu’un bateau du Verdon est toujours porté disparu avec, à son bord, deux gars de Saint-Christoly qui n’ont même pas trente ans… Que le Seigneur les accueille auprès de lui !
— Et, à Saint-Seurin, on est sans nouvelles d’un vieux pêcheur de créacs qui ne pouvait s’empêcher par tous les temps de jeter sa filadière1 sur l’eau, renchérit Marthe.
— Pêcheur de quoi ? demanda Théo, interloqué.
— De créacs, d’esturgeons… De caviar, si vous préférez ! signifia Séraphin, toujours prompt à combler les lacunes de son collaborateur.
L’abbé Maynard prit la relève :
— Eh oui, cher Théo, vous semblez ignorer que le meilleur caviar au monde ne vient pas de la mer Caspienne, mais de Gironde ! Je devrais parler à l’imparfait car, désormais, il n’y a plus guère d’esturgeons dans nos eaux…
— … si troubles ! persifla le jeune homme.
— Que dites-vous, Théo ? bougonna Séraphin.
— … En eaux si troubles ! répéta-t-il. Car, enfin, patron, avouez que dans ce pays, rien n’est vraiment très clair. On trouve un cadavre à poil sous une cabane de pêcheurs…
— Un carrelet ! rectifia Cantarel.
— Un carrelet, d’accord. Or la victime devait se marier le lendemain avec une fille qui a totalement disparu de la circulation. Aucun mobile, aucune trace. Que dalle ! Et quand on veut en savoir plus sur la famille de ce garçon, le père est muet comme une carpe ! Dites-moi, monsieur l’abbé, rassurez-moi, il y a aussi des carpes dans la Gironde ?
L’ecclésiastique acquiesça du bout des lèvres.
Théo poursuivit son monologue :
— Et quand on veut cuisiner les collègues du père de la victime, les gardiens de Cordouan, c’est l’omerta la plus totale ! Ils ont sacrément le culte du secret dans ce pays !
— Vous savez, jeune homme, les gens de mer n’ont jamais eu la réputation d’être très causants, fit remarquer le curé.
— Mais il y a eu mort d’homme, vous en conviendrez, monsieur l’abbé ! Et les nuits de tempête, on vient visiter les églises, on subtilise les ex-voto. Et si on a le malheur de se laisser enfermer dans un phare, en fouillant bien dans les caves humides, on peut même découvrir des urnes funéraires en même temps que des millésimes exceptionnels ! Rien n’est vraiment rationnel ici…
La servante considérait à présent Théo avec stupeur. Ce garçon à la gueule d’ange mettait soudain en évidence ce que le discret ou très hypocrite pays de Saintonge entendait placer sous l’éteignoir.
Séraphin écoutait son assistant sans mot dire. Son regard se porta alors sur le manteau de la cheminée où trônaient le crucifix en faïence de Moustiers et un cadavre qui faisait office de bougeoir. En dépit des larmes de cire qui s’étaient répandues sur la bouteille, on pouvait lire : Angélus – 1er Grand Cru Classé – 1953. Sur la presqu’île, les pannes d’électricité étaient courantes, mieux valait avoir quelques bougies à portée de main…
C’était curieux, cette façon de transformer la moindre fiole en chandelier, surtout s’il s’agissait d’un millésime de légende. Comme si la bouteille, vidée de son nectar, attestait d’un plaisir d’anthologie qu’on se remémorerait les soirs d’orage. Séraphin songea tout à coup à sa nuit dantesque à bord du phare en péril.
Loïc Hervouette et lui s’étaient retrouvés dans la cuisine de Cordouan autour d’un café brûlant préparé par Bargain. Aucun des deux gardiens n’avait dormi de la nuit. Il n’y avait que le commissaire qui, en dépit de la houle, avait su trouver le sommeil sur un matelas défoncé. Séraphin se garda bien d’évoquer ses ronflements. Sonnés par les assauts répétés du vent et des vagues, Gildas et Jean-Jacques étaient plus silencieux encore que d’habitude. Ce mutisme exaspérait Séraphin qui supportait difficilement cet enfermement. Aussi lança-t-il tout à trac :
— Aurait-on retrouvé par hasard la clef de la cave ?
Les deux gardiens se regardèrent avant de répondre, une nouvelle fois, par la négative.
— Qu’est-ce que c’est cette histoire de clef ? demanda Hervouette en trempant un quignon de pain spongieux dans son bol de café.
Séraphin se plut à souligner qu’il croyait désormais connaître ce phare comme sa poche, à l’exception toutefois de la cave.
— … Territoire secret et dévolu, semble-t-il, exclusivement à Eliaz Quéméret sous prétexte que, dans ses longs moments de déprime, il sait user de la chopine ! Mais voilà que la clé de la cave est introuvable. Il n’y a, paraît-il, pas même de double ! N’est-ce pas exact, messieurs ? s’enquit le conservateur.
Le commissaire Hervouette se taisait, se contentant de rabattre sa mèche en arrière.
— Elle doit bien être dans un coin, cette putain de clef ! Mais moi pas plus que Gildas, on ne descend jamais dans ce trou à rats ! Même que, des fois, on entend, la nuit, comme des plaintes qui montent du bas. On dirait une femme qui pleure…
— Arrête, Jean-Jacques, tout ça, c’est des conneries que t’a racontées Eliaz. C’est un Breton, vous savez… Alors Quéméret, il croit encore aux sorcières, au mauvais œil, aux revenants. Il est persuadé que c’est l’âme de sa femme qui lui dicte ce qu’il doit faire et qui cogne la nuit à la porte de la cave…
— Vous êtes en train de nous dire que votre collègue est un peu dérangé du ciboulot ! résuma le policier dont l’effroyable tempête n’avait en rien entamé l’appétit matinal.
— C’est pas ça, commissaire. Mais Eliaz, il a toujours été, comment dire, un peu… spécial !
— Comment ça, spécial ? insista Séraphin.
— Il croit aux forces obscures ! sortit Gildas d’une voix hésitante. Depuis que je le connais, il est convaincu qu’une malédiction plane sur sa famille.
— Les derniers événements semblent lui donner raison, confirma Séraphin.
— Il pense que… ajouta Gildas
— Que… ? releva le commissaire.
Le gardien regardait en biais son collègue, avec l’appréhension d’être pris à son tour pour un hurluberlu.
— Qu’on lui a jeté un sort…
Gervais poussa un long soupir après que son homologue eut évacué d’une seule phrase ce qu’il avait sur le cœur.
— Encore une goutte de café, messieurs ? demanda Gildas pour faire diversion.
— Ce n’est pas de refus ! s’exclama l’enquêteur.
S’ensuivit un silence. Et les gerbes d’écume qui n’en finissaient pas d’éclabousser la plate-forme. N’y tenant plus, Gervais se leva et s’empara du micro de la radio, mais le haut-parleur ne crachait aucun signal.
— Et merde ! dit-il en jetant de rage un coup de pied dans un seau en métal où une serpillière croupissait dans une eau sale.
Un liquide savonneux se répandit sur le linoléum que le gardien s’empressa aussitôt d’éponger.
— Il faut que nous en ayons le cœur net ! ordonna Hervouette. Avez-vous un pied-de-biche ou une barre à mine dans votre attirail ?
Au bout de dix minutes, Jean-Jacques Gervais revint, trempé comme une soupe, mais armé d’une tige en ferraille.
Les deux gardiens laissèrent Séraphin et le policier, armés d’une lampe torche, investir la partie souterraine du phare. Les caves, toutes voûtées, abritaient d’immenses citernes d’eau. Cependant, ce qu’il était convenu d’appeler la « cave de Cordouan » n’était ni plus ni moins qu’un cagibi flanqué d’une porte basse dont il était bien difficile d’imaginer ce qu’il recelait.
Tout, en cet espace clos, habillé de ténèbres, transpirait l’humidité, le froid, le silence, la mort.
Avec son costume en tergal et ses lunettes cerclées d’or, Cantarel n’avait rien d’un monte-en-l’air. Hervouette, guère plus à l’aise, était, sinon plus sportif, du moins plus énergique. La porte résista un moment avant que la serrure ne cède. Le sol de cette étrange fosse était humide et les murs percés de niches où l’on distinguait des culs de bouteilles mal alignés.
Des éclats de verre jonchaient le sol comme si, à la faveur d’inondations, ou des grandes marées, les bouteilles avaient flotté avant de se fracasser contre les fondations du phare.
Le commissaire balaya de sa torche l’étendue de la cave. Il y avait aussi nombre de bouteilles vides, vierges de toute étiquette, mais le halo s’attarda sur les cavités. Une odeur de moisissure caressa les narines des deux explorateurs :
— C’est la part des anges ! fanfaronna Séraphin en amateur de grands crus et de belles eaux-de-vie.
Le conservateur exigea de son voisin qu’il s’approchât au plus près de ces flacons aux étiquettes moisies.
— Nom de Dieu, vous voyez ce que je vois, Hervouette ?
À l’évidence, le commissaire ne jouissait pas de la même culture œnologique que le conservateur en chef du musée des Monuments français. Pourtant, les noms de Cheval-Blanc, Gruaud-Larose, Lafite-Rothschild, Latour sonnaient agréablement à son oreille. Pour toute évaluation du trésor, il se contenta d’une phrase laconique :
— Il y en a pour du pognon !
Séraphin examinait avec attention les millésimes quand soudain Hervouette attira son attention :
— Et ça, Cantarel, qu’est-ce que c’est, d’après vous ?
Sur une dalle en pierre, à un mètre cinquante du sol, reposait un vase ventru doté de deux belles anses dont on pouvait raisonnablement penser qu’il avait appartenu à un apothicaire.
De part et d’autre, à égale distance, deux bouteilles vides montaient la garde, un chasse-spleen et un château-margaux, surmontées de deux vieilles bougies dont la cire s’était largement répandue sur les épaules de chacun des flacons. Le tout ressemblait à un autel de fortune voué peut-être au culte de Bacchus…
— Que fout ce vase ici ?
— Ça m’a tout l’air d’être une urne cinéraire ! assena Séraphin avec l’aplomb des gens de savoir.
— Un quoi ?
— Une urne cinéraire. Funéraire, si vous préférez…
Cantarel souleva le couvercle et plongea aveuglément sa main dedans.
— C’est dégueulasse ! protesta Hervouette.
Aussitôt Cantarel retira sa main droite toute couverte d’une épaisse poussière grise. Dans sa paume, on pouvait voir parmi les cendres quelques fragments d’os que le feu n’avait pas consumés…
L’abbé Maynard, sa servante et Théo avaient écouté le récit de Séraphin dans un silence tout… religieux. Sa nuit à Cordouan, aussi blanche avait-elle été, avait révélé quelques rites occultes qu’il convenait d’éclaircir sinon de percer.
À qui appartenaient ces cendres ? Qui avait accumulé ces « trésors liquides », ce sang noir et épais arraché aux terres du Médoc ou de Saint-Émilion ? Que ce Quéméret ait noyé ses sarcasmes en sifflant quelques-unes de ces bouteilles ne constituait pas un sacrilège en soi, mais Séraphin avait désormais acquis la certitude que le phare de Cordouan, aussi en péril fût-il, n’avait pas livré tous ses inavouables secrets.
1- Embarcation en bois, équipée d’un mât et d’une voile, de 6 à 7 m de long, servant à la pêche de la lamproie, de l’alose et de l’esturgeon sur la Dordogne, la Garonne et dans l’estuaire de la Gironde. (N.d.A.)