Au fond de l’azur qui se teintait d’un rose tyrien avant de virer au bleu de Prusse, des nuées d’hirondelles griffaient les eaux sales du chenal. Dans un ballet désordonné, elles chassaient jusqu’à s’en décrocher les ailes les moucherons du soir. Après avoir gobé leur pitance, elles prenaient de l’altitude pour s’abîmer dans les palus ou batifoler plus au large, au-dessus de l’estuaire, labouré par le mascaret.
C’était la première fois que Séraphin s’aventurait à Saint-Seurin-d’Uzet. Il n’en connaissait rien ou presque. L’antique château, qui surplombait une mer de joncs avant d’embrasser le delta de Gironde, l’intriguait. Ses remparts paraissaient démesurés et son parc bien trop immense.
Hervouette lui avait donné rendez-vous sur le port. Point de café. Pas même une buvette. Juste quelques yoles alignées dans le chenal avec des prénoms de femmes : Marie-Louise, Catherinette, Isabella, ou des expressions pour désigner des filles faciles : Vogue et tais-toi, La Coureuse des mers…
Cantarel regrettait de ne pas avoir Hélène à ses côtés. Elle aurait apprécié la quiétude de ce petit port abandonné aux rythmes des marées. Comme d’habitude, Loïc était en retard. Le policier avait dû avaler sa montre, à moins que son enquête sur l’assassinat de la fiancée de Killiam n’ait sérieusement progressé…
Théo, lui, n’avait pas l’âme contemplative de son patron. Aussi était-il allé traîner ses guêtres sur les bords du fleuve. Un chemin boueux se hissait parmi les paludes que la brise du large faisait frissonner. Infestés de crapauds à couteaux, les marais avaient, à cette heure, quelque chose d’intangible, entre terres incultes et eaux sournoises. Depuis un quart d’heure déjà, Cantarel n’apercevait plus la silhouette féline de son jeune assistant.
Assis sur le pont qui enjambe le Juliat, Séraphin s’était offert un Dom Pérignon de chez Davidoff qu’il savourait avec une délectation évidente. La nuit ne tarderait pas à se rendre maîtresse du paysage vermeil qui se déployait sous ses yeux. Et Théo qui ne réapparaissait pas ! Sans compter Hervouette qui, à l’évidence, lui avait posé un lapin.
Au loin, un méthanier glissait sur la Gironde en direction du bec d’Ambès. Les rares maisons qui donnaient sur le port laissaient s’échapper par intermittence quelques éclats bleutés. La télévision faisait office de marchand de sable. Saint-Seurin-d’Uzet s’endormait sans crier gare. Et dire que, quelques semaines plus tôt, la tempête avait fracassé la coque du Laisse-toi faire et réduit en charpie nombre d’arbres séculaires qui faisaient la fierté du parc du château !
Une présence soudaine fit sursauter Cantarel.
— C’est du bon ? murmura la voix inconnue.
Séraphin se retourna brusquement et découvrit un vieux monsieur ridé, une casquette sur le crâne et des yeux débordant de malice. Le conservateur comprit aussitôt que c’était de son cigare que l’autochtone était jaloux.
— C’est du cubain en effet !…
— C’est autre chose que la Gauloise ! renchérit le promeneur du soir, le sourire aux lèvres.
— Vous fumez ? demanda Séraphin.
— Je n’ai plus, hélas, qu’un poumon. Ce plaisir-là m’est interdit, mais j’aime toujours l’odeur. Je vous ai reniflé depuis le pas de la porte de ma bicoque…
— Où habitez-vous ? s’enquit Cantarel.
— Juste la maison avec la treille, là-bas…
Le vieil homme n’avait qu’une envie : faire la conversation jusqu’à ce que nuit s’ensuive. Il disserta longuement sur la douceur du crépuscule, les malheurs qu’avait causés la tempête, les misères engendrées par le progrès et Saint-Seurin qui « crevait » de sa belle mort après avoir connu des heures fastes.
— Ah, monsieur !… Si vous aviez connu Saint-Seurin à la grande époque !
— Vous étiez pêcheur ? questionna Séraphin.
— Comme tous les gens du pays… Mais avant, j’étais photographe !
— Photographe ? Vous voulez dire que vous tiriez le portrait ? se gaussa gentiment Cantarel.
— Oui, bien sûr ! Qu’est-ce que vous croyez ? C’est le curé de Barzan qui, très tôt, m’a initié à la photo. C’est même lui qui m’a offert mon premier boîtier. Un curé sensass ! C’est moi qui ai fait les premières photos de la côte. J’éditais des cartes postales et j’allais jusqu’à Royan vendre mes clichés.
— Ça payait bien ?
— Je ne me plaignais pas.
— Pas autant que le caviar, tout de même ? ironisa Séraphin.
— Ah, vous parlez d’un temps qui n’existe plus. Vous êtes parisien, n’est-ce pas ?
— Je vis à Paris certes, mais je suis un gars de la campagne, comme vous !
— D’où ça ? insista le vieux.
— Du Lot, de Cahors !
— J’ai pêché le sandre, par là-bas. Chez un cousin de ma pauvre femme. À Castelfranc, vous connaissez peut-être ?
— Bien sûr, sous la voie ferrée… ajouta Séraphin qui trouvait cet homme bougrement sympathique.
Puis le photographe pêcheur plongea dans son épuisette un bouquet de souvenirs pendant que le jour jetait ses derniers feux par-dessus la ligne de crête du Médoc.
— J’avais pas huit ans quand mon père m’amenait déjà sur la Gironde, on pêchait à la vermée l’anguille, mais plus souvent le créac. Je peux vous dire qu’on faisait de ces prises… Ce sont les Parigots qui s’écorchent la gueule quand ils vous causent du caviar de Russie. Le meilleur, il est d’ici. Enfin, je vous dis ça, mais en vérité, j’aime pas ça !
À espaces réguliers, l’homme se grattait le crâne, décollant sa casquette crasseuse qui reprenait aussitôt sa place sur sa nuque gagnée par une calvitie galopante.
— Mon père était ami avec René Milh. Vous savez comme on l’appelait à Saint-Seurin ?
Cantarel tira une bouffée de son havane avant de tendre une oreille attentive à son vis-à-vis.
— « Le renard de l’estuaire ! » Il n’avait pas son pareil pour ramener au port des créacs de près de cent kilos !
Séraphin voulait voir dans ce hâbleur une caricature des héros de Marcel Pagnol. Mais le vieux pêcheur argumentait ses dires et ponctuait son propos de « Vous ne me croyez pas ? » qui forçaient Cantarel à opiner du chef. L’homme était intarissable, aussi bavard que captivant.
— C’est de mars en mai que l’on faisait les plus belles prises, lors de la migration de montée. Des bêtes d’un mètre cinquante à… trois mètres, monsieur ! Monsieur comment déjà ?
Devant tant de spontanéité et de naturel, le conservateur déclina son identité sans réserve.
— Enchanté ! Moi, c’est Félicien Périssé. « Chez Périssé, pas une photo ratée ! » C’était mon slogan dans le temps. Faut pas m’en vouloir, monsieur Séraphin, mais je plaisante avec tout. Dans la vie, il ne faut rien prendre au sérieux, pas même ses ennuis !
L’homme au cigare se taisait pendant que le pêcheur était intarissable :
— Tout ça, c’était au temps béni où l’on ne foutait pas toutes ces saloperies dans la Gironde ! Maintenant, quand on en pêche un, c’est un événement ! Figurez-vous que, juste avant la guerre de 14-18, les œufs d’esturgeons, on les foutait à la baille pour ne garder que la chair du poisson. Fallait que l’on soit un peu fêlé, quand même ! C’est une princesse russe qui, passant par Saint-Seurin, alerta les pêcheurs sur ces trésors, semblables à des perles de jais, qui remplissaient les ventres de nos foutus créacs. C’est comme ça que nous sommes devenus la capitale du vrai caviar de Gironde, assena le pêcheur loquace, l’allure fière.
— Très intéressant… se contentait de souligner Séraphin en tirant sur son davidoff à la combustion pourtant parfaite et en jetant, de temps à autre, un coup d’œil par-dessus l’épaule de son causeur, espérant secrètement voir surgir la silhouette de Théo ou celle, plus longiligne, de Hervouette.
L’un comme l’autre s’étaient évanouis. Et ce Félicien qui racontait par le menu ces pêches miraculeuses avec des prises à faire pâlir un Marseillais.
— Mes butins, je les ai tous en photographies, monsieur Séraphin ! Format 6 sur 6. Si vous voulez vous donner la peine de venir jusqu’à la maison, je vais vous les montrer…
Poliment, Cantarel déclina l’invitation et promit de rendre visite à son compagnon du soir le lendemain, à l’heure de l’apéritif, s’il en était d’accord.
— Ah non, demain, ce ne sera pas possible, cher monsieur. On porte en terre cette malheureuse Suzanne, la fille Duburc… Vous êtes au courant, au moins, du crime ?
D’un battement de cils, le conservateur attesta de sa parfaite connaissance de l’odieux fait divers avant de jeter le trognon de son cigare dans les eaux du Juliat. Séraphin regarda le solde de son havane flotter à la surface du ruisseau avant de s’engloutir dans un tourbillon pour réapparaître en aval dans les eaux terreuses du chenal.
— Même que, tout à l’heure, je vous ai pris pour un flic ! Avec vos bonnes manières, votre costume trois pièces et votre cigare de richard, ajouta Félicien qui s’excusait déjà de sa méprise.
— Et vous, qu’en pensez-vous, de cette sale affaire ? demanda Séraphin sur un ton badin.
— C’est que la Suzanne, c’était un beau morceau. Elle tenait tout de sa mère. La plus belle femme de Saint-Seurin, elle en a fait chavirer des cœurs, même que le père Duburc, au bal des cocus, il n’était pas le dernier ! Mais, passez-moi l’expression, la Suzanne, elle avait sacrément le feu au cul. Tous les jeunes garçons du canton y sont passés dessus. Et même les moins jeunes…
— Vous n’allez pas me dire que c’était une Marie couche-toi là ?
— Disons que c’était une fille légère parce que… un peu trop belle, voilà tout. Elle aimait la vie et n’aurait jamais pu être la femme d’un seul homme, marmonna le pêcheur, visiblement ému.
Puis il laissa échapper :
— Si je tenais le salopard qui a fait ça, je l’égorgerais comme une sale… !
— Elle était enceinte… renchérit Cantarel.
— De Dieu sait qui ! éructa Félicien.
— De celui qui allait devenir son mari, pardi !
— Pas sûr.
— Elle était donc si frivole ?
— Cette fille, elle rendait dingues les hommes ! Elle excitait leur jalousie, leur laissait croire qu’elle les aimait tous. Elle ne voyait pas le mal. Mais, vous savez, monsieur Séraphin, l’homme n’a jamais été partageur pour ces choses-là…
Comment ne pas souscrire au bon sens de ce sexagénaire qui déballait sa vie et celle des autres sans impudence ? Cantarel se contenta d’attiser la conversation.
— On peut penser qu’en épousant le fils du gardien de phare de Cordouan, elle était rentrée dans le rang, non ?
— On peut toujours se dire ça… Mais ce garçon, paix à son âme, était bien trop naïf. Il vivait et travaillait en face. La Gironde les séparait. Toute cette eau que vous voyez là, c’est pas un fleuve, c’est un Océan. Jamais un garçon de la rive d’en face n’a connu le bonheur avec une Charentaise. C’est ainsi depuis des siècles. Cela peut vous paraître ridicule, mais c’est ainsi. Secula seculorum, comme disait le curé de Barzan.
Périssé regardait le lointain Médoc dont les contours fantomatiques sciaient le couchant. Il lissa son crâne une nouvelle fois avant de lâcher :
— Je suis sûr que le coupable sera à l’enterrement demain.
Le pêcheur défiait Séraphin avec ses yeux tout en malice, l’index pointé vers le ciel où s’allumaient les premières étoiles.
— Vous verrez que je dis vrai ! persista-t-il.
Puis il ajouta, comme toujours :
— Vous ne me croyez pas ?
— C’est possible… répondit le conservateur, évasif.
— Passez demain soir, à l’heure du pineau, je vous les montrerai mes photos pour le cas où vous me prendriez pour un vantard ou un menteur !
— Loin de moi cette pensée, se justifia Séraphin d’un air patelin.
Soudain, Théo bondit de l’obscurité. Il paraissait essoufflé et pressé de retrouver son patron.
— Votre fils, peut-être ? demanda l’ancien photographe, toujours aussi curieux.
— Non, mon proche collaborateur !
— Pourtant, il y a comme un air de ressemblance…
— Parfois, la nuit est trompeuse, railla Cantarel. Vous voilà enfin, Théo. J’ai cru que vous étiez embourbé dans les marécages !
Se sentant de trop, Périssé prit congé de son interlocuteur d’un soir, renouvela l’invitation pour le lendemain et gratifia Séraphin d’un « a disias1 ! » qui était, à l’évidence, un signe de grande cordialité.
D’un pas lent, Félicien regagna sa petite maison où seul un épagneul l’attendait.
— Vous êtes tombé sur la figure locale, patron ?
— Plutôt… répondit Cantarel, laconique. Et vous, Théo, le château ?…
— Quoi, le château ? J’ai rôdé là-haut… Il y a une de ces vues sur l’estuaire à tomber par terre ! On peut se promener dans le parc sans être inquiété. On pénètre dans l’enceinte comme dans un moulin… Il faut que, demain, vous alliez y faire un tour, monsieur… Je suis sûr que…
Séraphin et son assistant hasardèrent alors quelques pas sur le port mal éclairé. La nuit couvrait l’estuaire d’un drap mortuaire piqueté d’étoiles. Les deux hommes parlaient à voix basse. Hervouette ne viendrait pas.
— Je suis allé dans la tourasse du parc, là où l’on a retrouvé le cadavre lardé de coups de couteau de la fille Duburc. C’est géant, ce parc ! Il y a plein d’essences : des tilleuls, des marronniers, des frênes, des chênes, des pins, des buis… Et, à l’aplomb du fleuve : le château, massif et élégant à la fois, avec des airs paladins qui font penser à la Toscane. Au milieu de l’enceinte extérieure, tenez-vous bien, patron, il y a cette tour ronde comme on peut en voir dans le Quercy ou le Périgord. C’est, à l’évidence, le rendez-vous des amoureux. Sur les murs, c’est plein de graffitis. Sur le sol, il y a même encore des traces de sang…
— Je ne suis pas sûr que les jeunes de Saint-Seurin aient encore envie de se bécoter dans ces murs… objecta Cantarel.
— La Suzanne pouvait bien gueuler, personne ne pouvait l’entendre. Les hommes de Hervouette ont dû ratisser les lieux parce que partout l’herbe a été foulée.
Séraphin raconta alors à son assistant ce que Félicien lui avait confié quant aux mœurs légères de Suzanne Duburc. Il lui fit part de la conviction intime de Périssé : c’était un de ses amants jaloux qui, apprenant son mariage imminent, n’avait pas supporté qu’elle lui échappe.
— C’est dégueulasse, mais la vérité ne doit pas être très éloignée de ça, résuma Théo tout en s’approchant de la pente douce qui glissait vers le chenal.
— Faites attention, mon garçon, c’est plein de vase ! Je ne tiens pas à vous repêcher en pleine nuit.
— Vous avez bien trop peur de l’eau, patron ! Je suis sûr que vous me laisseriez couler comme un gros caillou !
— Hélène ne me le pardonnerait jamais.
Théo partit dans un éclat de rire qui se perdit dans les marais. Seule la lune jetait à présent quelques lames d’argent dans les eaux lymphatiques du chenal.
— J’oubliais, patron, regardez ce que j’ai trouvé dans les fossés du château, entre deux aulnes.
Trélissac avait extrait de la poche arrière de son jean un anneau auquel était suspendue une clef que les intempéries avaient passablement rouillée.
— Montrez-moi ça, Théo !
Cantarel conduisit son assistant sous le halo de l’unique réverbère qui éclairait le port. Il se saisit du trousseau et examina le porte-clefs, tout aussi oxydé.
Pareil à un médaillon, il représentait, sommairement stylisé, le phare de Cordouan parmi des flots en furie. Séraphin soupesa le tout avant de murmurer à l’oreille de son assistant :
— Ce n’est peut-être que pure coïncidence, mais sait-on jamais ?
Trélissac crut lire dans les yeux de son supérieur une étrange jubilation.
— Dépêchons-nous, Théo, car je ne suis pas sûr que Margarita apprécie vos écarts de sortie quand tombe la nuit, pas plus que celle qui, à Paris, vous met toujours en retard quand il s’agit de prendre un train…
— La jalousie est le mur mitoyen qui sépare l’amour de la haine, fanfaronna le jeune assistant
— Ce n’est pas de vous, Théo !
— J’en conviens, mais je suis déjà jaloux de son auteur.
Avant de regagner la DS garée sur un terre-plein herbu, Cantarel et Trélissac s’attardèrent devant le portail roman de l’église de Saint-Seurin. Une brassée de lilas blanc pendait à la porte de l’édifice.
Le lendemain, Félicien avait raison, l’église serait bien trop exiguë pour accueillir les amants et nombreux amis de Suzanne Duburc.
1- Expression patoisante du Sud-Ouest qui signifie : « À bientôt. » (N.d.A.)