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Hélène n’entendait pas se morfondre à l’Hôtel Primavera en attendant le très aléatoire retour de son mari. Elle était d’un tempérament bien trop intrépide, d’une nature volontaire et surtout d’une curiosité insatiable.

Le sort infâmant du Nid de Léonie l’avait certes troublée, cependant elle n’avait pas pour habitude de prendre pour argent comptant ce qu’on pouvait lui raconter sous le prétendu sceau du secret. Par principe, l’archéologue se plaisait à échafauder mille hypothèses, à les comparer, à réunir des indices, ou mieux : des pièces à conviction. « Thèse et antithèse », comme disait dans sa barbe son professeur de sciences humaines à la Sorbonne.

Cette vieille chouette de Margarita pouvait, sans grand risque d’être contredite, confesser ce qu’elle voulait. Il y avait désormais prescription. La Résistance avait éliminé les suppôts de la Collaboration et il n’était pas très utile, trente ans plus tard, de soulever la poussière nichée sous les tapis.

Néanmoins, c’était promis, aujourd’hui même, elle irait au service du cadastre de la mairie de Saint-Palais-sur-Mer pour s’enquérir du nom du propriétaire de l’ancienne villa de Léonie. Hélène ignorait tout, ou presque, de la spoliation dont avait été victime sa bonne tante. Que cette Bernadette d’Épernay ait eu un frère n’avait rien d’improbable. Si Margarita disait vrai, il devait être relativement âgé et se révélerait une tombe quant aux agissements malveillants de feu sa sœur.

Parmi les autres préoccupations d’Hélène, il y avait cette impérieuse envie de renouer avec le site archéologique du Fâ où, quinze ans plus tôt, elle avait engagé avec quelques collègues des fouilles qui l’avaient follement passionnée. L’épouse du conservateur était de ceux qui avançaient la thèse selon laquelle cette cité gallo-romaine n’était autre que Novioregum, ville portuaire érigée sur les ruines d’un ancien camp néolithique.

Le « port des Santons » constituait en effet chez les Romains un des lieux de commerce les plus importants de toute la Gaule. Débarquaient sur cette échancrure du littoral des bateaux de haute mer, d’autres rejoignaient Marseille via la Garonne. C’était donc un haut lieu de négoce, d’échanges et de civilisation, consacrant les épousailles de la future Saintonge avec l’Atlantique.

Sur place, Hélène se souvenait avoir mis au jour les fondations d’un temple situé dans les soubassements d’un ancien moulin à vent. Puis, à force de gratter le sol, de retourner scrupuleusement la terre, un théâtre, un aqueduc et des centaines de découvertes vinrent conforter les chercheurs dans leurs intuitions.

Quelques semaines plus tôt, Hélène avait reçu un coup de fil de son ami Jacques Dassié. Ce féru d’archéologie, mais aussi d’aviation, avait réalisé d’étonnants clichés photographiques aériens qu’il entendait lui montrer « toutes affaires cessantes ».

Vu du ciel, le site de Novioregum recouvrait, prétendait-il, entre cent et cent cinquante hectares. « Pas de doute, Hélène, tout devient limpide, linéaire. De là-haut, on voit nettement le péribole et les avenues qui menaient au port », lui avait-il révélé avec l’enthousiasme communicatif propre aux grands explorateurs. Entre Jacques et elle existait une complicité ancienne. Ce séjour à Royan était une opportunité tombée du ciel. Encore une facétie de la providence.

 

Le fonctionnaire en charge du cadastre était un homme farouche qu’une tache de vin sur le front rendait plus opiniâtre encore. Il fallut plus d’un quart d’heure avant qu’Hélène ne vienne enfin à bout de sa suspicion. Elle joua de son charme, de ses souvenirs couleur sépia, pour amadouer l’employé de mairie qui semblait ne connaître que trop bien le passé sulfureux de la villa de Léonie. Margarita n’avait pas menti : le propriétaire était bien un certain Gaétan d’Épernay, habitant 57, rue La Boétie à Paris, 8e.

— Chère madame, ce monsieur, inconnu des Saint-Palaisiens, met un point d’honneur à refuser toutes les offres d’achat qui lui sont faites régulièrement… Peut-être les ravages de la tempête l’inciteront-ils à se manifester enfin ? grommela l’employé de bureau.

— Cet homme a des descendants, enfin je veux dire : des héritiers ? demanda Hélène.

— Je l’ignore, madame, dit-il en se grattant le front à l’endroit de son angiome.

Complexé, le scribouillard baissait la tête comme pour ne pas affronter le visage lumineux de son interlocutrice. Il portait une blouse grise à laquelle étaient suspendus trois stylos Bic : noir, vert et rouge. Raoul Puyguilhem – son nom était inscrit sur son tablier – n’était jamais plus heureux qu’en consultant de vieux papiers exhumés de l’oubli avant qu’ils ne soient la proie de l’anthrenus scrophularia, cet insecte bibliophage, ennemi juré des archivistes.

Quand Hélène s’apprêta à remercier chaleureusement l’employé, Puyguilhem ajouta :

— Je me suis laissé dire que ce d’Épernay était un collectionneur de tableaux anciens. Il a tenu longtemps une galerie à Paris. Je ne puis, hélas, vous en dire plus…

L’archéologue gratifia d’un large sourire le fonctionnaire.

— Tout le plaisir était pour moi ! ajouta-t-il en se penchant à nouveau sur son pupitre pour examiner à la loupe la parcelle C 278, au lieu dit « les Tricheries ».

 

De retour à l’hôtel, Hélène se précipita sur le téléphone de sa chambre pour appeler le service des renseignements. Sans plus attendre, elle devait se procurer le numéro de ce mystérieux Gaétan d’Épernay qui habitait les beaux quartiers de la capitale. Au bout de quelques secondes, elle s’entendit dire par l’opératrice : « Cet abonné existe bien à l’adresse indiquée, mais il est sur liste rouge. Je suis désolée. »

Cet ancien galeriste recherchait la discrétion. De retour à Paris, elle ne manquerait pas de faire le pied de grue devant le 57 de la rue de la Boétie.

 

À Talmont, l’abbé Maynard avait rassemblé sur la table de sa salle à manger les quelques documents qu’il possédait sur la frégate décrochée de la nef de Sainte-Radegonde comme par l’opération du Saint-Esprit.

Pour sa part, Séraphin n’en finissait pas de contempler une photographie ancienne représentant l’ex-voto avec pour légende « Don d’Alfred Violleaud (1830-1912) à l’église de Talmont ».

— Qui était ce Violleaud ? demanda Théo.

— C’était le grand-père de Jean, celui qui habite au Caillaud, enchaîna l’abbé. Il était marin, avait couru toutes les mers du monde. Son navire, le Macao, avait fait naufrage en mer de Chine. Grâce à Dieu, il savait nager et réussit à gagner le rivage d’un îlot désert, puis il fut fait prisonnier par des pirates malais. Bien sûr, à Talmont, on le donna pour mort et ses parents étaient inconsolables. En réalité, il trompa la surveillance de ses geôliers et, à l’aide d’une jonque chinoise, il finit par recouvrer la liberté et revint au pays contre toute attente…

— C’est une légende, patron ?

— Pas du tout ! répliqua le curé. La fille de ce matelot a pieusement conservé le récit qu’avait rédigé son père. J’ai même, là, la copie in extenso de cette aventure digne des romans de Stevenson !

Le curé prenait très au sérieux son affaire et assommait ses hôtes d’une kyrielle d’anecdotes, « toutes avérées ».

— Violleaud avait embarqué le 23 avril 1859 à Bordeaux sur le trois-mâts Macao comme maître d’équipage. Destination : Singapour, puis Hong Kong…

Cantarel connaissait déjà l’odyssée de cet apprenti des mers que La Revue des Deux Mondes avait publiée en son temps, parlant d’un périple qui aurait duré quatorze ans. Or, le 20 juillet 1860, Alfred était de retour à Talmont, au terme d’un voyage, certes épique, mais qui n’avait duré que… neuf mois.

— Et c’est donc ce drôle d’aventurier qui aurait offert cet ex-voto à l’église de sa paroisse pour remercier Dieu de l’avoir protégé contre vents, marées et pirates ?

— Absolument ! répondit le curé.

— Toutefois cet ex-voto n’apparaît jamais dans les inventaires faits par votre prédécesseur ? objecta Trélissac.

— Sachez, cher Théo, s’emporta l’ecclésiastique, que s’il fallait que la sainte Église fasse le compte des ex-voto plaqués ou affichés sur ses murs, il n’y aurait pas assez d’une vie pour faire ce fastidieux inventaire. Vous comprenez bien, jeune homme, qu’on ne demande pas à Dieu ou à la Sainte Vierge de délivrer un reçu à chaque fois qu’une offrande leur est faite !

Adossé à l’unique mobilier de valeur du presbytère – un cabinet deux-corps en noyer aux colonnes joliment torsadées –, Séraphin écoutait le sermon de l’abbé Maynard. Le visage empourpré, le curé tremblait comme une feuille. De ses doigts fébriles, il rassemblait dans une chemise cartonnée tous les documents authentifiant la pièce dérobée nuitamment.

Depuis un moment, Marthe s’était éclipsée dans la cuisine. Elle connaissait tout de cette « galère » et cela suffisait largement à son statut de modeste servante d’un prélat, bien trop érudit pour elle. « Le Bon Dieu finira par nous la rendre… » maugréait elle, fataliste.

Son absence était compensée par d’agréables odeurs de cuisine qui caressaient peu à peu les narines des deux muséographes. L’abbé Maynard avait du reste très vite dissipé toute équivoque :

— Vous partagerez bien, messieurs, notre repas au demeurant très frugal ? Un de mes paroissiens m’a ramené ce matin un panier de morilles. Une omelette comblera-t-elle votre appétit de moineaux parisiens ?

— C’est que nous ne voudrions pas abuser… crut bon d’ajouter Cantarel.

— Pas de chichis, Séraphin ! Vous connaissez les talents culinaires de Marthe. En quarante ans de service, je n’ai jamais jeûné. Même pas le Vendredi saint !

— Ce n’est pas bien, mon père, réprouva Théo, un sourire malicieux au coin des lèvres.

— Votre adjoint, Séraphin, est du style taquin ?

— Il a pour lui l’insolence de la jeunesse ! renchérit le conservateur.

— Ah, la jeunesse ! répéta l’abbé en jetant ses bras au ciel.

Puis il s’exclama :

— La jeunesse, on peut en dire ce que les riches disent de la fortune : elle est plus difficile à gagner qu’à conserver ! Regardez, je sens bien que le Tout-Puissant m’appelle à ses côtés…

— Allons, allons, l’abbé ! La cuisine de Marthe est encore le meilleur garant pour différer votre montée au ciel, protesta Cantarel.

La bonne du curé fit son entrée avec assiettes et couverts au bout des bras et un franc-parler qui en disait long sur la complicité qui unissait le prêtre à sa servante :

— Hé, l’abbé, rangez-moi votre paperasse et tout le saint-frusquin, sinon vous aurez droit à une salade de clopinettes !

Le curé s’exécuta sans moufter pendant que Théo et Séraphin réunissaient autour de la table quatre chaises qui auraient mérité un bon rempaillage.

Avant de procéder au bénédicité, le curé s’éclipsa pour aller quérir un beau-séjour-bécot de sa cave. Le saint-émilion était, déclara-t-il, à la hauteur de la qualité de ses hôtes. Une terrine de foie gras truffée précéda l’omelette aux morilles. Suivit une tarte à la rhubarbe marquée, comme il se doit, par une pointe d’acidité sur laquelle glosèrent jusqu’à plus soif Séraphin et son ami du clergé. Chez l’abbé Maynard, la gourmandise était reléguée depuis longtemps au rang de péché véniel inspirant immédiatement le pardon. « Ce sont mes faiblesses existentielles », raillait-il quand un paroissien mal-avisé lui en faisait le reproche.

À l’heure du café, l’oreille fine de Marthe crut entendre un bruissement dans le couloir. Prestement, elle déserta la table pour s’assurer que c’était bien le vent d’ouest qui s’invitait sous la porte. De cette vérification, elle revint aussitôt avec pour butin une enveloppe non cachetée.

Le curé Maynard se saisit de la missive et déplia aussitôt une feuille blanche sur laquelle étaient collées de manière assez désordonnée des lettres découpées dans un journal.

On pouvait lire :

« Il était un petit navire qui n’avait ja ja jamais navigué.

L’eau bénite. »

L’abbé fit circuler le message du corbeau auprès de chacun de ses invités comme si cette farce ne méritait guère de considération.

— Si c’est de notre frégate qu’il s’agit, il est fort à parier qu’elle n’a pas quitté les eaux du port de Talmont. Tout cela ressemble à un énorme canular, monsieur l’abbé ! ricana Théo.

— Que Dieu vous entende ! ajouta laconiquement Maynard en se servant une nouvelle part de tarte à la rhubarbe.