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Dans la dunette du Passe-Muraille, Jean-Paul Vialatte attendait, La Charente libre dépliée sous ses yeux, ses deux passagers du matin. Séraphin et Théo n’étaient pas d’une ponctualité exemplaire. En réalité, c’était toujours Trélissac qui accusait des pannes d’oreiller.

À la une du quotidien local, il n’était question que des obsèques de Suzanne Duburc. Une large photo s’étirait sur quatre colonnes : une foule compacte et recueillie débordait du petit cimetière de Saint-Seurin. L’église, racontait le journal, n’avait pas pu contenir « toute l’assistance venue rendre un ultime hommage à cette jeune fille du pays sauvagement assassinée à quelques heures de son mariage. L’émotion fut à son comble quand le curé de Barzan, la voix chevrotante, avait évoqué le triple crime commis vraisemblablement par un esprit démoniaque ». Non seulement il avait attenté à la vie du futur époux, mais « il s’était ensuite acharné sur sa fiancée avec la folie et l’ignominie d’un dément, tuant par là même l’enfant que Suzanne portait dans ses entrailles… ».

Sur l’une des photographies illustrant le reportage, Vialatte reconnut la silhouette longiligne du commissaire Hervouette, lequel, selon le quotidien charentais, se refusait à tout commentaire. Dans une déclaration à la presse, le procureur de la République de Saintes s’était, pour sa part, contenté de déclarer : « Selon toute vraisemblance, le meurtre de Suzanne Duburc est intimement lié à celui de Killiam Quéméret. L’enquête menée activement par la PJ sous la houlette de son commissaire divisionnaire s’oriente donc vers l’entourage de la jeune fille. L’hypothèse d’un prétendant éconduit n’étant pas à exclure… »

 

— Ah, vous voilà enfin ! s’écria le pilote du Passe-Muraille en voyant les deux émissaires des Monuments français débarquer, l’allure pressée.

— Un contretemps de dernière minute, cher Vialatte, pardonnez-nous ! s’excusa Séraphin.

— Rien de grave ? s’enquit le marin de service.

— Pas le moins du monde. Ma femme vient d’hériter d’une maison qui lui tombe comme qui dirait du ciel ! L’affaire exige, vous vous en doutez, quelques formalités notariales !…

— Un oncle d’Amérique ? railla Vialatte.

— C’est un peu ça !

Séraphin Cantarel n’en dit pas plus et s’installa sur la banquette tout en se cramponnant au bastingage. Décidément, il n’avait pas le pied marin. Théo, lui, était à la proue de la petite embarcation, cheveux au vent, l’œil rivé sur l’obélisque de Cordouan.

Le conservateur et son assistant arrivaient au terme de leur mission, c’était peut-être l’une des dernières fois qu’ils gagnaient le phare. Les relevés étaient quasiment terminés. L’inventaire des désordres affectant ce vaisseau de pierre était impressionnant ; tout était consigné dans un rapport qui ne ferait pas moins d’une centaine de pages. Les deux hommes n’avaient rien laissé au hasard, explorant les moindres failles, établissant des devis pour chaque blessure dont souffrait depuis des décennies le vieux phare.

Nul doute que les travaux allaient se révéler beaucoup plus coûteux qu’ils ne l’avaient supposé à l’origine. Le ministère de tutelle et l’État magnanime apprécieraient.

Bientôt Séraphin et Théo regagneraient à regret Paris. Leur mission s’était révélée bien plus longue que prévue. Certes Cantarel avait dû à plusieurs reprises rejoindre son bureau du Trocadéro pour régler les affaires courantes mais Cordouan était devenu, six semaines durant, sa bite d’amarrage, son unique obsession. Point de nostalgie chez lui puisque désormais sa « douce Hélène » jouirait de la villa de Tante Léonie. Bien sûr, là aussi, il faudrait engager une importante restauration, cependant redonner vie à une maison oubliée était une gageure dont le couple viendrait à bout avec bonheur. L’épouse du conservateur refaisait déjà les plans de l’aménagement intérieur de la villa et commençait à chiner auprès des brocanteurs et antiquaires de la région. Ainsi, de Saint-Palais, Séraphin pourrait-il surveiller les travaux pharaoniques qu’exigeait sans délai Cordouan.

Ce fut Gervais qui, à la poterne, se tint prêt à accueillir les deux visiteurs du matin. Le soleil caressant de mai l’avait autorisé à se défaire de sa chemise. C’est donc torse nu qu’il tendit une main secourable à Cantarel quand celui-ci accosta à marée haute. Théo n’eut pas droit à autant d’égards, mais il est vrai qu’il avait pour lui la jeunesse et l’agilité d’un jaguar.

Trélissac et son chef sacrifièrent au rite du « petit café » dans la cuisine de Cordouan. Bargain afficha une mine sombre et se révéla peu loquace. Il se força néanmoins à faire la conversation par respect pour le travail des « hommes de l’art » comme il les appelait.

Puis Gervais se mit à raconter ce que lui avait raconté Quéméret quand il avait pris son poste à Cordouan comme jeune gardien.

— … À l’époque, on devait se laver à l’eau froide avec la flotte récoltée les jours de pluie dans les citernes. Pas de ballon d’eau chaude, mon gars ! La nuit, me disait-il, on faisait des gardes à tour de rôle afin de contrôler la force de la lumière. Les moteurs à air comprimé démarraient à la main, il fallait sans cesse vérifier que la loupiote ne faiblissait pas… Il y avait même une pointeuse !

Bargain sortit alors de son silence :

— On ne vous l’a pas dit, monsieur Cantarel, mais Cordouan, des fois, c’est un peu l’arche de Noé…

Séraphin plissa ses yeux.

— Oui, il arrive qu’on récupère des phoques.

— Des phoques ? s’exclama Théo.

— Oui des phoques ! Ou bien des guillemots, vous savez, ces drôles d’oiseaux qui ressemblent à des pingouins. Et je ne vous parle même pas des pigeons voyageurs… sans compter quelques baigneurs emportés par le courant !

Trélissac écoutait les deux gardiens comme au premier jour de son débarquement sur Cordouan. Les multiples inspections n’avaient pas suffi pour faire le tour des mystères de cette « huitième merveille du monde » !

— Eh oui, dit Bargain, en touillant le café dans son bol ébréché, depuis que le phare d’Alexandrie s’est écroulé, le plus beau phare qui soit, c’est le nôtre ! N’est-y pas vrai ?

Séraphin acquiesça d’un beau sourire. L’étonnante personnalité des « prisonniers volontaires » de Cordouan, aussi différents fussent-ils d’humeur et de caractère, avait quelque chose de très attachant. Pour sûr, ces hommes-là, taiseux et obstinés, étaient prêts à mourir pour leur tour à feu.

Gervais proposa une nouvelle tournée de cafetière.

— Juste une lichée ! prévint Cantarel qui ne parvenait pas à s’arracher de cette toile cirée à carreaux qui « péguait1 » un peu, mais sur laquelle on lisait comme sur une carte maritime.

Puis Cantarel et son assistant effectuèrent leurs derniers relevés, grimpèrent une nouvelle fois les trois cent onze marches du phare, inspectant les recoins des sept étages, foulant, presque pour le plaisir, le sol en marbre des Pyrénées de la « chambre du Roi » pour terminer enfin dans les caves de Cordouan où dormaient, entre deux tempêtes, quelques flacons millésimés.

— C’est curieux, patron, la porte de la cave que vous avez défoncée à coups de pied-de-biche avec Hervouette a été totalement rafistolée, s’étonna Théo.

— Même que la serrure a été vite changée ! confirma Séraphin.

— Un vrai travail de serrurier. Pas sûr que Louis XVI ait fait mieux ! plaisanta le jeune homme.

C’est à cet instant précis que Trélissac sortit de la poche intérieure de son blouson la clef trouvée dans les fossés du château de Saint-Seurin-d’Uzet. Impossible, dès lors, de vérifier l’hypothèse qui leur avait caressé l’esprit.

En l’absence de Quéméret, les gardiens de Cordouan avaient fait preuve d’un zèle excessif à réparer, séance tenante, la serrure du « refuge d’Eliaz », là où il pleurait sa femme défunte et, de chagrin, s’abîmait souvent dans l’alcool.

Sur-le-champ, Cantarel et Trélissac recherchèrent la compagnie des deux sentinelles de mer. À soixante mètres de haut, Gervais faisait les cuivres dans la lanterne. Seul Bargain se trouvait dans la cuisine où il préparait le frichti de midi.

— Dites-moi, Gildas, est-ce qu’on a fini par mettre la main sur la clef de la cave ?

— À quoi bon maintenant, puisque vous et le flic avez défoncé la porte, l’autre matin ?

— Oui, vous avez raison… Ma question est un peu stupide ! Mais comment était cette clef ?…

— Je vous l’ai déjà dit, monsieur Cantarel, je ne foutais jamais les pieds dans cette foutue cave. Ce que je sais simplement, c’est qu’il y avait, accrochée à la clef, comme une espèce de médaille en fer-blanc sur laquelle un ancien gardien avait gravé une représentation de Cordouan. C’était pas du grand art, mais comme ça, on ne pouvait pas la confondre avec les autres clefs du tableau.

Instinctivement Bargain regarda alors la planchette aux crochets rouillés à laquelle était suspendue la panoplie des clefs du phare.

— Et l’ancienne serrure, où est-elle ? insista Séraphin.

— Je n’en sais fichtre rien ! Demandez plutôt à Jean-Jacques, c’est lui qui s’est chargé de la remplacer. Moi, le bricolage, c’est pas mon truc ! Je n’aime que la mécanique, l’odeur de l’huile et de l’essence…

Théo se tenait en retrait, faisant mine de s’intéresser au calendrier des marées, placardé au-dessus de l’évier.

— Vous déjeunez avec nous ce midi ? demanda Bargain à Séraphin. Ce sera peut-être l’occasion de siffler une des bouteilles d’en bas. Il faut bien fêter votre départ de Cordouan !

Cantarel esquissa un sourire, consulta du coin de l’œil son assistant, avant d’accepter l’invitation. Gildas ouvrit aussitôt la porte du réfrigérateur afin d’améliorer le menu du jour.

— Dans un petit quart d’heure, tout sera prêt ! souligna Bargain en se frottant les mains comme pour aiguiser son appétit.

L’idée de bousculer l’ordinaire avait mis un peu de soleil dans ses yeux. Finalement, cette inspection avait du bon et chassait les sortilèges qui s’agglutinaient sur leur collègue dont ils étaient, du reste, sans nouvelles. C’est Gervais qui serait chargé d’aller dégoter, de derrière les fagots, un cru « à faire pisser de plaisir le petit Jésus » !

À l’heure où le Jeu des mille francs résonnait dans le transistor en bakélite, Séraphin et Théo, après avoir échangé quelques considérations sur les priorités en matière de travaux à entreprendre, se retrouvèrent dans la petite cuisine de Cordouan.

Un château-latour, année 1961, trônait au milieu de la table. Une appétissante odeur d’œufs brouillés à la basquaise emplissait l’office. Bargain avait pris soin de faire griller dans une poêle quelques tranches épaisses de jambon de Bayonne. Le frichti prenait des allures de festin.

Par décence, Gervais avait enfilé une chemise dont il avait noué les deux pans à la façon des corsaires d’autrefois. Son torse glabre et noueux, ses yeux clairs sur son visage buriné, en faisaient un homme séduisant auquel il était difficile de donner un âge précis. Il jouait parfois de ses origines vigneronnes en remplissant à l’excès le verre de ses invités. Ce pauillac le rendait volubile et terriblement hilare.

Sur ce latour 1961, Séraphin, en fin connaisseur, porta un jugement sans appel :

— J’ai rarement bu un vin à la rondeur, comment dire, aussi… carrée !

Théo éclata de rire.

— Une rondeur carrée, dites-vous ? Vous me la copierez, celle-là, patron !

Les deux gardiens trinquèrent avec leurs invités à la sauvegarde de Cordouan. Ce n’était plus qu’une question de semaines, plus sûrement de mois, d’années peut-être. Il y avait, prétendait Cantarel, une « vraie volonté de la part de l’Élysée et de Matignon d’aller vite ».

À l’heure où Bargain sortit du placard un flacon ambré qui signait un cognac de Grande Champagne, Théo félicita Jean-Jacques pour ses talents de serrurier et s’empressa de savoir quel sort il avait réservé à l’ancien mécanisme. Le gardien fit un geste de la main gauche qui laissait supposer qu’il l’avait jeté par-dessus bord. Gervais décocha aussitôt un sourire forcé, comme si ce détail était anodin.

Dehors, le soleil découpait admirablement les côtes charentaises. Du bout des doigts, on croyait pouvoir toucher Royan. À moins que ce ne fût ce cognac napoléon qui eût accru d’autant l’acuité visuelle des locataires de Cordouan ? En vérité, après ce repas copieusement arrosé au latour, tout le monde était un peu gris.

Quand l’ombre du phare s’étira sur l’estuaire et que l’heure du retour sur la terre ferme eut sonné pour Séraphin et Théo, l’océan s’était retiré, révélant autour du phare un gigantesque banc de sable. Le Passe-Muraille s’échouerait donc au large, non loin du gois2 qui conduit à la tour de pierre, à marée basse. Déjà, Vialatte leur faisait signe de la main.

Au seuil de la poterne, Gervais et Bargain saluèrent d’une poignée de main franche Cantarel et son intrépide assistant. Tous promirent de se revoir très bientôt, quand la sauvegarde de Cordouan ne serait plus un vieux serpent de mer mais une réalité tangible. Le « Versailles des mers » serait sauvé. Séraphin l’avait juré.

D’un pas d’échassier, les deux hommes avançaient sur le sable fin, parmi les algues brunes et de rares coquillages, en direction de la vedette.

C’est alors que Théo fut intrigué par une masse sombre, rectangulaire et rouillée. Elle était enchâssée dans le limon, agrégée aux sédiments qui, en dépit des marées, assiègent le phare. Il s’en approcha, la saisit et identifia la serrure dont s’était débarrassé Gervais. Il la glissa, encore toute dégoulinante, dans son sac à dos sous l’œil narquois de son chef.

À peine Vialatte avait-il mit le cap sur Royan que Trélissac sortit la clef trouvée dans les fossés de Saint-Seurin et l’introduisit avec minutie dans la serrure que l’eau de mer avait rendue rigide, presque inopérante. La clef se logea aisément dans le barillet, mais Théo dut user de toutes ses forces pour activer le pêne déjà oxydé par le sel.

— Beau travail, mon garçon ! s’enthousiasma Séraphin.

— C’est Hervouette qui va être content ! répliqua fièrement Trélissac, plus que jamais conforté dans ses intuitions.

Dans le couchant, Cordouan n’était plus qu’une chandelle noire ridicule posée à même un immense tapis d’écume aux reflets d’or.

Vialatte, voyant tout à coup s’agiter Cantarel auprès de son assistant autour d’un insignifiant morceau de ferraille, pensa un instant que le conservateur était enfin guéri de son mal de mer. Il avait perdu sa pâleur coutumière au profit d’un teint hâlé qui le rajeunissait singulièrement.

Pour la première fois depuis son arrivée en Charente, Séraphin n’eut pas recours à l’extrême prévenance du pilote du Passe-Muraille pour bondir sur le ponton de Royan où l’attendait, lumineuse et aimante, l’incorrigible Hélène.

Enfin Cordouan livrait peu à peu ses inavouables secrets.

1- Terme du Sud-Ouest pour désigner une chose qui colle aux mains. (N.d.A.)

2- Chemin empierré régulièrement recouvert par les eaux ; terme issu du verbe goiser : marcher en mouillant les sabots. Le gois le plus connu est celui qui relie l’île de Noirmoutier au continent. (N.d.A.)