Après avoir ingurgité un thé brûlant, le visage chiffonné par une nuit où elle avait cherché en vain le sommeil, Hélène Cantarel quitta très tôt l’Hôtel Primavera pour s’aventurer sur le chemin des contrebandiers.
Le vent avait molli, mais l’océan n’en était pas moins encore saoul et le ciel toujours aussi menaçant. La plage était souillée, jonchée de bouts de bois et de détritus arrachés aux lointaines côtes espagnoles.
Hélène ne pouvait s’empêcher de fixer ce cierge qui dansait sur un champ d’écume. Depuis les premières heures de la tempête, le phare de Cordouan avait dû abriter les angoisses de son mari. Elle imaginait son Séraphin allongé tout habillé sur un lit de fortune attendant, les yeux mi-clos, sa dernière heure.
Toute la nuit, elle avait dirigé ses pensées vers ce point lumineux qui clignotait dans le lointain. Un moment, Hélène avait même cru qu’il s’était éteint. En réalité, c’était un rideau de grêle qui s’était interposé entre le feu de mer et Saint-Palais.
Dans la matinée, elle irait jusqu’aux Affaires maritimes à Royan pour s’assurer par voix radio que son homme avait survécu à cette nuit effroyable.
Sur le rivage, nombre de carrelets avaient subi les outrages cinglants de l’Océan. Désossées, fracassées, les cabanes en planches des pêcheurs n’offraient plus que leurs maigres pilotis décapités. Bardés de cirés jaunes, des badauds se précipitaient près des rochers pour mesurer l’ampleur du désastre. Cette curiosité malsaine exaspéra Hélène qui prit aussitôt un chemin de traverse, celui qui menait après un léger détour vers la villa de Tante Léonie. Il n’y avait chez elle aucune préméditation, juste l’envie de s’abriter, une dernière fois, dans les jardins de l’enfance. Décidément, la nostalgie est un mal incurable.
Avant d’emprunter la rue du Parc, elle eut un pressentiment, comme si cette nuit de tempête ne pouvait laisser indemnes les êtres chers à son cœur.
L’archéologue tenta de reprendre ses esprits avant d’ouvrir son parapluie car un grain glacé balayait à nouveau la côte. Il en fallait plus pour lui faire rebrousser chemin. C’est alors que, dans un amas inextricable de branches et dans un doux parfum de résine, surgit, éventrée, la maison de Léonie.
Entièrement déraciné, l’un des vieux pins, qui depuis trois générations jetaient à satiété de l’ombre sur les lieux, s’était fracassé sur la toiture. Un vrai crève-cœur.
Ce n’était pas la pluie qui à présent mouillait les joues d’Hélène mais des larmes. Des larmes de désespoir, d’impuissance, de regret, de dépit. Léonie venait de connaître un second trépas.
Quand, une heure plus tard, elle se présenta à la capitainerie de Royan, on lui indiqua que la radio était en panne et que toute liaison avec Cordouan était impossible. L’auxiliaire de service se voulut rassurant. Aucune fusée de détresse n’avait été lancée :
— Vous savez, madame, ce genre d’intempérie n’est pas aussi exceptionnel qu’on veut bien le dire ! Les gardiens de Cordouan sont des gens aguerris, votre mari ne risque rien. Vous pouvez regagner votre hôtel sans crainte…
Transie, Hélène marcha longtemps sous l’averse. Il n’était pas question de prendre un taxi. Il fallait évacuer le chagrin et la soudaine solitude qui l’étreignaient. Marcher, marcher encore et ne pas perdre des yeux la colonne grise qui se hissait sur la ligne d’horizon entre deux lavasses. Si au moins Séraphin était auprès d’elle, il aurait su trouver des mots pleins de compassion…
Passant devant la villa Margarita, Hélène fut tentée de sonner. Mais que raconterait-elle à cette vieille bique qu’elle ne connaissait que de nom, au travers de ce qu’avait pu lui en dire Théo ? Elle n’avait pas le cœur à entendre des souvenirs qui sentaient la naphtaline. Les starlettes déchues, le cinéma de papa, les ritournelles de music-hall, ce n’était pas sa tasse de thé. Non, Hélène n’avait plus qu’une seule obsession : s’assurer que son mari était, Dieu soit loué, en bonne santé et que les héritiers de Léonie sauveraient la bâtisse de cette avarie.
Soudain, une fenêtre s’ouvrit :
— Hélène ! Hélène !… cria une voix masculine.
C’était Trélissac qui, le nez à la fenêtre, avait reconnu la femme de son patron, ruisselante sous la capuche de son ciré de marin.
Mme Cantarel ne pouvait se soustraire à cette invitation. Ce fut Théo qui l’accueillit, suivi de sa pétulante et encombrante logeuse. Margarita fit assaut d’amabilités en tout genre, incitant Hélène à se défaire de ses vêtements humides. Nous étions en avril, mais dans la cheminée du salon, un feu de bois crépitait.
Trélissac dut s’expliquer sur sa présence à terre : Hélène le croyait aux côtés de son mari à Cordouan. Elle fut presque contrariée de ce singulier concours de circonstances. La présence de Théo auprès de son Séraphin aurait certainement atténué l’irrépressible phobie de l’eau de celui-ci. Et Trélissac, dont la fièvre rendait les yeux outrageusement brillants, de disserter sur cette nuit où la nature s’était déchaînée.
Margarita proposa du thé à Hélène qui accepta bien volontiers. Théo s’en voulait d’avoir laissé seul son patron au cœur d’une tempête que personne n’avait su prévoir. L’ancienne actrice invoqua le nom d’un de ses anciens amants « très haut placé dans la marine ». Peut-être pouvait-elle l’appeler pour savoir s’il y avait eu mort d’homme entre La Rochelle et Arcachon ?
— Non, madame de Monterey, je crois que je me fais du souci pour rien, tempéra Hélène. S’il était arrivé un malheur à Cordouan, j’en serais déjà informée…
À son tour, Trélissac sut se montrer très optimiste, mais il connaissait trop Hélène pour ne pas déceler l’autre contrariété qui la tourmentait.
L’archéologue raconta alors comment la tempête avait eu raison de la maison de Léonie. Rien qu’à l’idée d’évoquer les dégâts provoqués, sa voix chevrotait.
Tout en sirotant son thé de Chine, l’ancienne actrice écouta en silence les lamentations d’Hélène, puis elle s’interposa dans la conversation avec une jubilation feinte.
— Mais, ma chère, j’ai très bien connu votre tante. Une dame charmante, toute ridée, avec des yeux de porcelaine… Elle disait avoir été l’amie, très jeune, d’Émile Zola. Je crois bien que c’était vrai !
— C’est possible… répliqua Hélène qui ignorait tout de cette relation improbable.
— Elle avait une petite fortune personnelle, n’est-ce pas ? intrigua la logeuse de Théo.
— Léonie fut veuve à trente-cinq ans ! Son époux possédait, je crois me souvenir, plusieurs scieries dans le Jura dont elle hérita et qu’elle revendit aussitôt. Elle prétendait n’avoir aucun sens des affaires…
— Fallait-il qu’elle n’en ait aucun pour accorder une confiance aveugle à sa dame de compagnie : une vieille fille qui cachait bien son jeu !
— Vous parlez de Bernadette d’Épernay ?
— Exactement !
— Vous l’avez connue ?
— Et comment ! Vous savez comment on l’appelait à Royan ?
Hélène Cantarel essayait vainement de réunir ses souvenirs, mais son interlocutrice avait, à l’évidence, une mémoire infaillible doublée d’une langue de vipère.
— « L’empoisonneuse » !
— C’est vrai qu’elle n’était pas très commode…
— Je n’ai pas dit « l’enquiquineuse » mais bien « l’empoisonneuse ». C’est elle qui a fait boire le bouillon de onze heures à votre tante !
Théo écoutait cette histoire avec une certaine circonspection. Hélène, elle-même, semblait n’accorder qu’un crédit limité aux assertions de la comédienne.
— Vous ne me croyez pas ?
— Notre Léonie était une tante à la mode de Bretagne. Elle n’avait pas eu d’enfants, alors elle ouvrait sa maison à toutes les branches de la famille et nous gâtait, mes cousines et moi, comme des princesses.
— C’est vrai qu’elle a dilapidé sa fortune en peu de temps et la Bernadette l’a bien aidée !
— J’avoue ignorer… ajouta Hélène, un peu embarrassée par tant de malveillance.
— Pendant ce temps, Mlle d’Épernay fricotait avec maître Clary, le notaire de Saint-Palais. Et comme votre tante, sur la fin de sa vie, n’avait plus toute sa tête, la Bernadette lui a fait signer tous les papiers avant de lui administrer une dose de digitaline à l’heure de la tisane du soir…
— Tout cela reste à prouver… nuança Mme Cantarel, incrédule.
— Et même que cela ne l’a pas empêchée de recommencer quelques années plus tard avec son fameux notaire qu’elle avait fini par épouser. Le pauvre succomba, c’est bête, à une omelette aux champignons savamment préparée par sa femme si dévouée.
Théo finissait par trouver cette histoire très cocasse. Hélène, qui se souvenait de tous les parfums du jardin de Léonie, paraissait n’avoir qu’un vague souvenir de cette étrange affaire. À l’époque ne planaient sur cette dame de compagnie que de vagues soupçons.
— Vous me direz : le Bon Dieu s’est chargé de lui faire chèrement payer ses crimes !
— Et comment ? demanda Théo.
Margarita de Monterey, à défaut d’avoir été une actrice de renom, n’en était pas moins une remarquable conteuse. Son fume-cigarette au bout de ses doigts bagués, elle distillait son récit avec un art consommé du suspense.
— Vous ne me croirez pas : elle fut brûlée vive dans un petit hôtel de Bordeaux, rue Huguerie, où elle retrouvait le dimanche celui qui fut son dernier amant, un honorable courtier en vins des Chartrons ! Un court-circuit, prétendirent les gazettes de l’époque. Toujours est-il que le négociant se sauva in extremis en sautant du balcon, abandonnant dans les flammes la Marie Besnard de Royan. Ne me dites pas que vous ignoriez tout cela ? insista Marguerite Weber en direction de l’épouse du conservateur.
Hélène tombait des nues. Elle avait chassé de son esprit cette Bernadette le jour où Tante Léonie était morte prétendument « dans son sommeil ». Au sein de la famille, rien n’avait transpiré de ces douteuses allégations.
— Qui, aujourd’hui, est propriétaire de la villa ? demanda Hélène.
— Le frère de cette Bernadette ! répliqua Margarita. Un certain Gaétan d’Épernay qui, jusqu’à ce jour, a mis un point d’honneur à ne jamais venir à Saint-Palais, laissant littéralement la maison à l’abandon. Et surtout, mes amis, il a décliné systématiquement toutes les offres d’achat qui ont pu lui être faites. Même les plus mirobolantes ! ajouta la Monterey en portant son fume-cigarette en jade aux lèvres.
Puis, grimaçant à peine, elle s’extirpa péniblement de son fauteuil crapaud. Usant alors de sa canne comme d’un tisonnier, elle réactiva le feu.
Hélène semblait à présent prisonnière d’obscures pensées. Seul Théo soutenait la conversation.
— Peut-être devriez-vous vous manifester auprès de ce type pour qu’il bâche la toiture afin d’éviter d’autres dégâts des eaux ? Il doit être assuré !… préconisa Trélissac.
— Madame, je n’ai pas de conseil à vous donner, s’interposa Margarita, mais, à votre place, je renoncerais à joindre le propriétaire. Je comprends que cette maison évoque en vous de tendres souvenirs, mais c’était avant la guerre, quand la vie était si douce. Toutefois, il y a un détail que je ne vous ai pas dit…
Théo parut irrité par tant de cachotteries de sa logeuse, comme si cette femme bancale, pétrie de solitude et certainement de rancœurs, prenait un malin plaisir à raviver les plaies du passé.
— Tout ce que vous dites, Margarita…
Elle ne supportait pas qu’on l’appelle autrement que par son prénom de « scène ».
— … ressemble tellement à un mauvais roman que…
— Traitez-moi de menteuse avec ça !
— Non, je ne voulais pas vous offenser, mais cette histoire est tellement…
— Invraisemblable ? Oui, je sais ! rétorqua la Monterey d’un air faussement outragé. Mon petit Théo, il y a des vérités qu’il vaut mieux ne pas connaître, mais vous m’interrogez sur cette maison, alors je vous dis uniquement ce que j’en sais !
— Et que savez-vous d’autre ? s’inquiéta Hélène.
— Si les murs de cette villa pouvaient parler… soupira Margarita en lissant de ses doigts maigres le chintz usagé de l’accoudoir.
Silencieux, Hélène et Théo croisèrent leur regard comme si le pire était à craindre.
— Je ne sais pas si je dois vous le dire… souffla celle qui se prétendait « la mémoire vivante de la Côte ».
— Vous en avez trop dit ou pas assez ! s’offusqua Théo, dont on ne savait s’il grelottait de fièvre ou d’exaspération.
— Vous l’aurez voulu, dit-elle en noyant son regard dans les flammes de la cheminée alors que la pluie n’en finissait pas de tambouriner aux carreaux.
« Pendant que les Boches occupaient Pontaillac, la villa de votre tante, qui depuis longtemps mangeait les pissenlits par la racine, fut réquisitionnée par un officier de la Propagandakompanie, un homme de la Wehrmacht, un dénommé Hans Klemp qui, à la nuit tombée, invitait sous « son » toit d’autres Chleus pour jouir en commun de quelques Charentaises peu farouches…
— Vous voulez dire que la villa de Léonie avait été transformée en bordel ? suggéra Trélissac.
— Oui, jeune homme, sans qu’il y ait eu besoin d’accrocher une lanterne rouge sur le perron !
Sans se faire prier, la Monterey étancha la curiosité d’Hélène par quelques phrases sibyllines. Chaque révélation était ponctuée par son expression favorite : « Je ne vous fais pas un dessin, n’est-ce pas ? »
Blême, toujours grelottant, Trélissac but une nouvelle gorgée de thé froid avant de demander tout à trac à sa logeuse :
— Pendant ces années-là, vous n’avez pas été inquiétée, Margarita ?
— Pourquoi l’aurais-je été ? sursauta la vieille.
— N’êtes-vous pas de confession juive ?
La comédienne perdit un peu de son arrogance et se contenta d’une réponse laconique :
— Disons que la chance était avec moi…
Puis elle ajouta d’un ton évasif :
— En ces temps-là, j’avais des amis…
Le feu de cheminée n’était plus qu’un amas de cendres grises où rougeoyaient deux tisons à moitié consumés. Un épais silence rendait à présent le salon de Margarita irrespirable.
Après avoir revisité les heures sombres de l’occupation allemande, la comédienne n’offrait plus qu’un visage hébété au teint cireux.
— Je conçois, ajouta Théo, qu’après toutes ces frasques, il ne se soit plus trouvé personne pour vouloir habiter la villa de Léonie…
Hélène se taisait.
Dans un sursaut de lucidité, la logeuse de Trélissac trouva la force de se hisser sur sa canne. Chancelante, elle détailla d’un regard aigu tous ces objets futiles qui encombraient son salon poussiéreux.
— Voilà trente ans que la villa de votre tante est à l’abandon. Bien des acheteurs se sont manifestés auprès du frère de cette empoisonneuse de Bernadette, mais tous craignaient la présence de fantômes… vert-de-gris et renonçaient à passer devant le notaire…
— Je comprends… balbutia Hélène, au bord des larmes.
Elle s’était extirpée de son fauteuil, souhaitant prendre au plus tôt congé de cette créature qu’elle considérait désormais comme une sorcière transpirant le fiel.
— Si nous allions à la capitainerie prendre des nouvelles de votre mari ? suggéra opportunément Trélissac.
— Vous avez raison, convint Mme Cantarel.
— Mais, jeune homme, avec votre fièvre, vous allez prendre froid ! grincha Margarita, possessive comme savent l’être les gens âgés.
— L’air tonique de l’Océan gorgé d’iode, il n’y a pas mieux pour me requinquer ! répliqua Théo, pas mécontent à son tour de quitter l’ambiance confinée de cette villa.
Quand l’assistant de Cantarel et Hélène se présentèrent aux Affaires maritimes, un message de trois lignes les attendait.
Séraphin avait survécu à la tempête et attendait impatiemment que le Passe-Muraille vienne le délivrer de « cette tour à feu assiégée par les flots furieux ».
Hélène signa son premier sourire du jour alors que, quelques secondes plus tard, Théo essuyait sur la jetée une vague teigneuse qui le trempait comme une soupe.
Le goût salé de l’Atlantique réveilla chez eux quelque appétit qu’ils comblèrent sans tarder au Petit Poucet à coups de langoustines flambées au cognac.