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— Le Duke est mort ! lâcha Hervouette en engloutissant, d’une traite, son énième café brûlant du matin.

Décontenancé, Séraphin chercha dans le regard du policier un semblant d’explication. Il ne connaissait dans son entourage aucune personne affublée de ce surnom. Mais l’enquêteur de la PJ ne le regardait pas, les yeux constamment rivés sur la flèche de Cordouan.

La terrasse du Primavera comptait quelques clients matinaux, prêts à affronter la légère brise du large pour mieux jouir du somptueux panorama qui s’offrait à eux.

Le ciel était d’un bleu outrageant, sans nuages. Seules quelques brumes couperosées rehaussaient l’horizon. Qui aurait pu penser que cet Océan dompté par un anticyclone pouvait sans prévenir se transformer en une montagne d’écume ?

— J’avoue ne connaître, cher Loïc, qu’un seul Duke… Ellington, naturellement !

— C’est bien de lui qu’il s’agit ! confirma Hervouette, contrarié. Je suis fan. Il était tout : pianiste, compositeur, arrangeur, chef d’orchestre… Quand j’ai appris sa mort ce matin à la radio, j’avoue que cela m’a attristé…

— Ma femme en sera tout autant chagrinée ! convint Cantarel qui ne connaissait que trop sa passion du jazz. Tenez, la voilà précisément !

Chemisier bleu pâle, pantalon blanc, espadrilles en toile crème, Hélène affichait une élégance et une décontraction toutes naturelles. Elle déposa un baiser dans le cou de son mari avant d’échanger une poignée de main courtoise avec le commissaire.

— Chère madame, si la police comptait dans ses rangs des femmes d’une perspicacité pareille à la vôtre, nombre de crimes seraient plus vite élucidés…

L’épouse du conservateur accueillit le compliment par un sourire à peine esquissé. Elle saisit la théière en argent et remplit sa tasse d’une infusion jaune dont le doux fumet évoquait les monts Anxi.

— J’espère, au contraire, que vous êtes en mesure de nous confirmer que la mort de Killiam Quéméret ne relève pas d’un crime ? repartit Hélène en même temps qu’elle portait son thé brûlant aux lèvres.

Séraphin ne bronchait pas, faisant mine de rassembler dans son classeur toutes les notes éparses qui constituaient son épais rapport. Entre-temps, Théo, le cheveu ébouriffé, un pull au col en V enfilé à la hâte sur sa peau déjà bronzée, l’air bougon, s’était joint discrètement au petit groupe.

Dès lors, Hervouette pouvait livrer à ses amis le fruit des investigations qu’il avait menées tambour battant avec son adjoint, fort des indications recueillies par le trio réuni sur la terrasse du Primavera. La vérité résidait en effet dans les prémonitions qui avaient animé le dîner au Petit Poucet.

Dans un long monologue, le commissaire détailla l’extraordinaire et difficilement imaginable concours de circonstances qui avait précédé la mort du fils Quéméret.

— … Votre grenouille de bénitier avait bel et bien raison. Sur le plateau du Caillaud, on a retrouvé des traces de pneus. Pas de doute, elles correspondent bien à la 4 L accidentée des frères Buzet. L’un des jumeaux, Thierry, avait fréquenté le même lycée agricole que Killiam. C’est là qu’ils s’étaient connus et étaient devenus bons camarades. Souvent, ils sortaient ensemble le samedi soir, draguaient les mêmes filles et parfois couraient après le même ballon, le dimanche, sur les pelouses défoncées des stades de Saujon, Pons, Royan ou Mirambeau. Sébastien et Thierry Buzey jouaient de leur ressemblance jusqu’à tromper les midinettes qu’ils couchaient dans leur lit…

— Et le troisième larron, qui était-ce ? demanda Théo, pressé de connaître le fin mot de cette sombre tragédie.

— C’était un des neveux de Gérard Merlet, une famille honorablement connue de Gémozac qui tire des revenus confortables de la vigne et surtout du cognac ! Des Merlet, il y en a plein en Charente ! Frédéric était le filleul du viticulteur. Ce week-end-là, il était en permission car il faisait son service militaire à Angoulême. En réalité, c’était un petit planqué. C’est un vieux colonel, un parent éloigné des Merlet, qui avait obtenu une affectation près de son domicile pour, officiellement, « soutien de famille ». Tu parles ! Bref, ce n’est pas le propos… Depuis trois générations, les Merlet avaient leur carrelet au Caillaud. C’est lui qui possédait un double du cabanon de son parrain.

— Tout s’explique… maugréa Cantarel.

— Délurés et joyeux drilles, les trois copains avaient secrètement décidé de fêter l’enterrement de vie de jeune garçon de Killiam en l’enfermant, à poil, ligoté et les yeux bandés, sans nourriture ni rien, dans le carrelet des Merlet. Vraisemblablement, ils avaient prévu de le délivrer quelques heures plus tard… après avoir fait une virée à la fête votive de Cozes. Or, vous savez comme moi ce qu’il s’est passé. Pourtant Thierry, qui était au volant de la 4 L, n’avait, semble-t-il, pas bu…

Trélissac avait gardé ses réflexes de garçon du Limousin : le matin, il trempait sans vergogne ses tartines beurrées dans le café. Hélène et Séraphin avaient bien tenté à plusieurs reprises de lui inculquer les bonnes manières, pour autant, derrière son air canaille, Théo savait s’affranchir des règles de la bienséance quand, selon lui, elles ne reposaient sur aucun fondement. Néanmoins, ce matin-là, ni le couple Cantarel ni Trélissac n’affichaient guère d’appétit. Le récit de Loïc Hervouette aiguisait trop l’imagination de chacun.

Comment ne pas concevoir l’angoisse du jeune Killiam grelottant de tout son être dans le noir, sanglotant peut-être, hurlant sûrement ? La plaisanterie avait assez duré : quand viendraient-ils, ces cons, le délivrer avec une Thermos, du pain frais et des éclats de rire en guise de croissants chauds ?

— Puis, n’y tenant plus, poursuivit Hervouette, rampant à même le sol, se cognant contre des cagettes en bois, des cannes à pêche ou un lot d’épuisettes, le jeune Quéméret avait fini par venir à bout de la cordelette qui sciait ses poings. Il avait eu beau se défaire du bandeau soigneusement noué sur sa nuque, l’obscurité du carrelet n’avait d’égale que la nuit qui coiffait la Gironde. Seul, peut-être, le phare de Richard, de son pinceau lumineux, rendait l’encre des cieux moins angoissante.

— Quel cauchemar ! soupira Hélène.

— L’accident des frères Buzet s’est produit, selon les gendarmes de Cozes, vers minuit et demi, précisa le commissaire qui joignait le geste à la parole en regardant sa Lip. Ce qui veut dire que, toute la nuit, le gamin s’est retrouvé prisonnier de ce foutu cabanon. Les deux seules issues, la porte et une lucarne ouverte vers l’estuaire par le truchement d’un contrevent, étaient cadenassées de l’extérieur. Excédé, certainement paniqué, Quéméret, avec je ne sais quoi, probablement un tabouret demantibulé qu’on a retrouvé sur place, s’est mis à frapper contre les planches dont est faite la cabane. Comme un forcené, il a dû cogner à tout rompre, un peu au hasard, dans l’obscurité la plus totale, cherchant à tout prix à s’évader de ce baraquement…

— Mon Dieu ! laissa échapper Hélène.

— … Killiam était plutôt, voyez-vous, du genre trapu et gaillard. À jeter toutes ses forces contre ces bardeaux solidement cloutés pour n’offrir aucune prise aux vents, il a fini par creuser une brèche, puis un trou par lequel il a tenté de s’extirper. Mais la nuit était bien trop noire ! C’est, semble-t-il, lors de cette sortie périlleuse qu’il bascula dans le vide. Comble d’infortune : son corps alla s’embrocher sur un vieux pilotis, vestige d’un ancien carrelet enfoui dans la vase.

— Il est mort sur le coup ? s’inquiéta Cantarel en observant du coin de l’œil le visage horrifié de sa femme.

— Hélas, je crains que non ! répliqua le policier dont le débit de plus en plus haché trahissait une émotion mal contenue.

— Existe-t-il mort plus injuste ? déplora Séraphin qui, ému, ne pouvait s’empêcher de penser à ce malheureux Eliaz Quéméret, lui qui l’avait accueilli pour la première fois dans la petite cuisine de Cordouan et qui se faisait une telle joie de marier son unique fils dans la chapelle du phare.

Pouvait-il seulement imaginer que Gervais, son collègue de travail, était l’amant de sa future belle-fille et que l’enfant qu’elle portait dans son ventre n’était pas digne de porter le nom de Quéméret ?

Le ciel était décidément trop bleu. La météo annonçait un nouveau coup de vent pour le début de soirée, accompagné de fortes précipitations. Le temps de rassembler les bagages dans le hall du Primavera et le couple Cantarel reprendrait enfin la route pour la capitale. Théo serait du voyage. Comme à son habitude, il s’assoupirait sur le skaï de la banquette arrière de la DS, bercé par Satin Doll, l’un des titres cultes de Duke Ellington que toutes les radios ne manqueraient pas d’aligner sur les ondes.