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C’est à coups de heurtoir, sourds et répétés, que l’abbé Maynard fut tiré de son lit. Qui, diantre, pouvait tambouriner à la porte de sa cure à une heure aussi matinale ? Mlle Marthe, celle que tout Talmont appelait la « vaillante bonne du curé », se précipita dans le corridor avant même que le vieux prêtre n’eût enfilé sa soutane qui, comme toujours, sentait affreusement le tabac froid.

Affublée d’un châle jeté à la hâte sur sa robe de chambre, elle offrait un visage ratatiné. L’âge et surtout ses traits ingrats n’avaient pas épargné cette Mlle Marthe. Mais elle cuisinait à merveille et, derrière ce visage marqué par un excès de pilosité et des prunelles de jais, se cachait une femme débonnaire, curieuse et généreuse. L’hiver, après avoir assuré comme chaque mercredi la catéchèse, elle servait aux pieux enfants de Talmont un chocolat chaud au vrai goût de cacao, toujours accompagné de gâteaux secs qu’elle avait pris soin de confectionner elle-même. Mais pourquoi Dieu l’avait-elle faite aussi laide ?

Quand les parents, assez rarement il est vrai, accompagnaient leurs enfants jusqu’au presbytère, elle les interpellait avec toujours cette même phrase :

— C’est qu’ils sont grands vos petits maintenant !

Ainsi vivait Marthe, dans l’ombre cafardeuse de M. l’abbé. Prévenante comme pas deux, lui repassant avec méticulosité ses vêtements sacerdotaux, ses chasubles brodées, ses étoles cousues de fil d’or, lui mijotant des petits plats qu’on aurait dégustés sur la tête d’un pouilleux tant ils étaient fameux, Marthe était, au dire du curé de Talmont, « une bénédiction ».

Seuls le vin de table et bien sûr celui de messe étaient à l’appréciation exclusive de l’ecclésiastique qui avait sa propre cave dans les profondeurs de la cure. Il faut dire que l’abbé Maynard était originaire de Saint-Émilion et avait eu la révélation de Dieu à quelques encablures du vénérable château Angélus.

La soutane à moitié boutonnée, le reste de cheveux tiré à l’arrière, les yeux encore chassieux, le curé avait bredouillé :

— J’arrive, j’arrive !

Mais Mlle Marthe avait été plus prompte et surtout plus prudente :

— Qui est là ? s’était-elle empressée de s’enquérir d’une voix rauque.

— Thé…

— Qui ça ?

— C’est Thérèse. Ouvrez-moi ! Le Ciel vient de nous punir !...

Effarée, la bonne du curé sonda les yeux du prêtre avant de faire glisser le verrou et de soulever avec précaution le pêne de l’entrée.

— Dépêchez-vous, Marthe, qu’est-ce que vous attendez ?

— C’est que…

Le père Maynard avait eu le temps de finir de boutonner sa soutane avant que n’apparaisse dans l’encadrement de la porte la très agitée mère Jarland, une grenouille de bénitier comme seule la Saintonge sait en fabriquer.

Confite en bondieuseries, toujours habillée de noir et ne sachant se départir de son chapelet en billes de buis, elle portait le deuil de son mari avec un raffinement et une élégance rares. Il faut dire que le malheureux lui avait légué une petite fortune en immeubles et portefeuilles d’actions qui ne faisait pas d’elle pour autant une âme charitable. Néanmoins, dans tout Talmont, force était de constater qu’il n’y avait pas sa pareille pour assurer l’entretien de l’église.

L’édifice, campé au-dessus des flots et voué au culte de sainte Radegonde, était sa seconde maison. Chaque jour, dès les premières lueurs de l’aube, elle venait à pied de la falaise du Caillaud où elle vivait recluse dans sa maison basse pour rejoindre la presqu’île. Puis elle trottinait vers l’édifice étincelant de lumière ou nappé de brumes pour veiller à ce que les dalles soient balayées, les vitraux débarrassés des toiles d’araignées, que l’autel soit fleuri et l’eau des vases changée. Encore fallait-il que le lutrin soit briqué à la cire d’abeille et que le gigantesque crucifix en bois sculpté ne souffre pas de l’humidité marine.

C’est dire si Thérèse Jarland plaçait Dieu au cœur de son quotidien, rythmé exclusivement par d’incessants allers et retours entre sa maison basse et l’église. La veuve n’était pas rancunière car le Très-Haut, non seulement lui avait confisqué son mari, mais aussi son unique fille dans un affreux accident de la route. Il ne lui restait donc plus qu’un neveu qui avait renoncé à ses études pour devenir le « fainéant », antiquaire à Saintes.

Le garçon n’honorait sa vieille tante que le Jour de l’an avec pour cadeau immuable une boîte de calissons d’Aix que Thérèse s’empressait de dévorer en mentant sur son « piètre appétit » et sur ses dents qui se déchaussaient. S’il était un lieu dont la veuve Jarland négligeait toutefois l’entretien, c’était bien le confessionnal de l’église, elle qui prétendait n’avoir rien à se reprocher, sinon peut-être…

 

La paroissienne hurlait à la face du curé :

— Ils l’ont volée ! Ils l’ont volée, monsieur l’abbé !

— Mais quoi donc ? demanda le curé mal réveillé.

— Puisque je vous dis qu’ils l’ont décrochée… persistait la dévote hystérique en brandissant son chapelet comme si elle voulait exorciser le prélat dont le visage s’empourprait face à tant d’agitation.

— Calmez-vous, madame Jarland ! Entrez donc… Mlle Marthe va nous faire un bon café et vous allez tout me raconter, n’est-ce pas ?

Aussitôt la bonne du curé alla s’activer dans la cuisine pendant que l’abbé conduisait son ouaille au salon. La veuve Jarland contenait difficilement son désarroi, mais la main rassurante que le prêtre lui posait sur l’épaule lui interdisait de vociférer comme elle l’avait fait jusqu’alors.

— Eh bien, Thérèse, que se passe-t-il donc ? interrogea le curé après avoir calé sa visiteuse du matin dans un fauteuil recouvert d’un vieux plaid.

— C’est pas croyable, monsieur l’abbé, on a volé la… frégate !

— Vous êtes sûre, Thérèse ?

— Comme je vous vois, mon père ! La chaîne pend dans le vide…

— Curieux sacrilège ! tonna l’homme d’Église, interloqué.

À pas feutrés, Marthe s’invita dans la discussion avec au bout de ses doigts un plateau sur lequel reposaient trois tasses et une vieille cafetière italienne toute cabossée.

— L’église était-elle ouverte ? s’inquiéta la bonne.

— Pas du tout. Fermée à double tour, comme d’habitude, répliqua Thérèse.

— Hier soir, vous souvenez-vous l’avoir vue ? voulut savoir l’abbé Maynard.

— Si je m’en souviens… Même qu’elle était tournée vers la mer comme pour annoncer la tempête que nous avons essuyée…

— C’est un crime ! marmonna Marthe.

— Gardez votre sang-froid, mesdames ! Il s’agit du vol d’un ex-voto, d’une offrande à Dieu. Tout cela est infiniment regrettable, mais comptons sur la justice des hommes pour mettre la main sur l’auteur de ce vol…

Les deux femmes piquèrent du nez dans leur café quand le prêtre se leva pour se poster immobile, les mains nouées dans le dos, devant la fenêtre. L’horizon gris s’y déployait, et l’estuaire charriait la boue des mauvais jours.

Dans la cour du presbytère, un tamaris, fouetté par les vents, battait lui aussi sa coulpe. Ce trois-mâts aurait mérité d’être enchâssé et non pas suspendu sous l’abside nord. Le curé ne se pardonnait pas cette négligence.

Bien sûr, l’église était fermée à clef, mais la cache était un secret de Polichinelle pour la plupart des Talmonais. Il suffisait d’espionner Thérèse lors de ses pèlerinages quotidiens auprès de la « maison de Dieu » pour s’assurer que la grosse clef était toujours cachée dans l’interstice d’une dalle, près d’une tombe désaffectée. Il n’y avait que les mécréants et les rares communistes du village pour ne pas connaître cette planque.

Et dire qu’il était à l’origine de la restauration de cet ex-voto qui se délabrait dans la sacristie depuis des lustres ! Non, c’était vraiment trop injuste, ruminait le vieux curé.

Dans son dos, Thérèse et Marthe se livraient à quelques messes basses, comme pour ne pas déranger l’abbé Maynard prisonnier de ses obscures pensées.

L’affaire ne manquerait pas de faire grand bruit dès qu’elle serait connue des paroissiens.

Le regard flottant vers le large, le curé de Talmont, qui passait pour un fieffé érudit, se souvenait des recherches qu’il avait jadis initiées pour connaître la mystérieuse origine de cet ex-voto. Son prédécesseur, l’abbé Seguin, avait été incapable de lui dire comment cette maquette avait échoué dans sa sacristie. Le malheureux n’avait mené qu’un seul combat au cœur des années 1930 : celui de la restauration de l’antependium, ce devant d’autel richement brodé pour lequel le maire de l’époque n’entendait pas dépenser le moindre franc.

Le curé Maynard avait même consulté le chanoine Tonnelier, grande figure de l’archéologie saintongeaise, à propos de cette frégate reproduite minutieusement à l’échelle par un modéliste qui, à l’évidence, avait une juste connaissance de ce bâtiment construit dans les arsenaux de Nantes, de Paimboeuf ou d’Anvers.

L’homme de savoir avait dû admettre son ignorance sur le sujet. L’abbé avait alors confié le trois-mâts poussiéreux et abîmé à un prétendu « connaisseur de la navale » qui avait entrepris sa restauration. L’expert en question n’avait fait qu’un piètre rafistolage, peignant grossièrement la coque, réajustant de façon approximative les agrès sans compter le raccommodage escamoté du gouvernail. « Un travail de sagouin », dira l’homme au costume trois pièces qui, un matin de novembre, débarqua sans prévenir au presbytère.

L’individu se présenta comme le conservateur des Monuments français. Il devait superviser les travaux de restauration de l’église Sainte-Radegonde et avait entendu parler de cet ex-voto marin qui serait, au dire des paroissiens, un don de la famille Violleaud du Caillaud… Courtois et affable, le « représentant des Beaux-Arts », comme l’appelait à tort le curé de Talmont, avait vite sympathisé avec Maynard. Souvent, ils partageaient quelques douceurs dont l’ecclésiastique avait le secret.

Au hasard de ses visites à la cure, Séraphin Cantarel s’initiait au cabaret à liqueurs de « M. l’abbé ». Sa préférence allait à la Sève centrale, un breuvage onctueux, tout en finesse et en rondeur, résultat d’une double distillation de fruits et de plantes. Dans la composition de cette liqueur faite à Limoges entraient des amandes, des noyaux de prunelle, mais aussi du thé, de la vanille, du brou de noix, le tout associé à du cognac de Fine Champagne et de l’armagnac mélangé à un sirop de sucre.

Séraphin et l’abbé Maynard se plaisaient à laisser quelques gouttes de cette liqueur ambrée au fond de leur tasse à café et dissertaient pendant des heures sur la frégate aux origines douteuses. En contrepartie de ce « plaisir sucré », le conservateur offrait au curé un cigare de son étui qu’ils allaient fumer dans les allées du cimetière marin, parmi les tombes moussues aux stèles penchées…

« Quand Cantarel apprendra la nouvelle, il sera bougrement chagriné », se dit le prêtre que les bavardages chuchotés de sa bonne et de la veuve Jarland n’atteignaient pas. Et dire que le conservateur parisien voulait inscrire sans délai cet ex-voto à l’inventaire supplémentaire des objets mobiliers, il y avait de quoi être dépité…

— On va encore faire la une des journaux ! se lamenta Thérèse en geignant. Comme si ça ne suffisait pas avec le meurtre du Caillaud…

Puis la veuve se signa en jetant un coup d’œil furtif au crucifix en faïence de Moustiers qui trônait sur le manteau de la cheminée.

— Qu’est-ce qui vous fait dire qu’il s’agit d’un crime, Thérèse ?

— C’est Basile, monsieur le curé, qui a repêché le corps, et même que le pauvre gosse avait le ventre perforé comme si l’assassin lui avait planté un pieu dans le…

— Taisez-vous, Thérèse ! J’en ai encore des frissons… ajouta la servante.

— Buvez votre café, monsieur l’abbé, il va être froid, hasarda la veuve Jarland.

Le curé quitta le salon précipitamment, abandonnant les deux femmes. Une voix calme et posée résonna dans la pièce d’à côté :

— Allô, ici l’abbé Maynard de Talmont à l’appareil, pourrais-je parler au brigadier-chef, je vous prie ?…

Marthe et Thérèse suspendirent leur tasse au bout de leurs lèvres.

S’ensuivit une conversation inaudible entre Maynard et l’officier de gendarmerie. La bonne hasarda quelques pas pour coller son oreille indiscrète à la porte de la pièce d’à côté, mais le curé eut tôt fait de réapparaître dans le salon, la mine défaite.

— La gendarmerie n’a pas franchement grand-chose à faire de notre vol de maquette en bois. La tempête de cette nuit a fait de très gros dégâts et il y a eu, paraît-il, mort d’hommes, déclara l’abbé en joignant ses deux mains comme pour implorer le pardon des âmes défuntes.

— Ô Seigneur ! crièrent à l’unisson les deux bigotes qui faillirent s’étouffer en avalant leur jus de chaussette.