18

Le vent avait forci et l’horizon s’était habillé de draps de suie. Toutefois la météo s’était bien gardée de lancer un avis de tempête tant les esprits étaient encore traumatisés par la tornade qui, quelques semaines plus tôt, avait ébranlé la côte.

Il en fallait plus à Jean-Paul Vialatte pour ne pas hasarder son Passe-Muraille dans l’estuaire, dût-il essuyer un nouveau coup de tabac. L’embarcation des Phares et Balises se devait d’honorer son nom de baptême. De toute façon, il n’y avait pas matière à discussion. L’ordre venait d’en haut.

Sanglé dans son imperméable, le commissaire Hervouette, épaulé par un de ses collaborateurs, avait pris place sur la banquette. À leurs côtés se tenait, silencieux, Francis Garette, le quatrième gardien de Cordouan, réquisitionné à la dernière minute.

L’homme, visage buriné, menton en galoche et sourcils broussailleux, revendiquait, disait-il, un lointain cousinage avec le navigateur Éric Tabarly. La parenté s’arrêtait là. L’un comme l’autre appartenait à cette tribu des vieux loups de mer, étrangers aux rumeurs qui viennent de terre… Il ne fallait pas compter sur Garette pour faire la conversation à Cordouan quand il faisait un temps de chien.

La vedette quitta Royan au milieu de l’après-midi. Pour le retour, Vialatte avait ordre d’attendre les deux policiers au bas de la poterne. Durant la traversée de l’estuaire, les quatre hommes s’échangèrent deux ou trois banalités avant de s’emmurer dans un lourd silence qui mettait mal à l’aise le pilote de la vedette.

C’est Gildas Bargain qui, un peu surpris, accueillit les trois visiteurs.

— Que fais-tu là, Garette ? L’heure de la relève n’a pas sonné !

Pour toute réponse, Gildas eut droit à une solide poignée de main et des lèvres cousues. Il insista alors auprès de Hervouette :

— Que se passe-t-il, commissaire ? J’ai reçu aucune consigne par la radio !

Aussitôt le visage du gardien se rembrunit :

— Ne me dites pas que le pauvre Quéméret…

— Je vous rassure, monsieur Bargain, le malheureux essaie de surmonter son chagrin. Il m’a du reste chargé de vous saluer, j’étais encore avec lui hier, prévint l’enquêteur d’une voix blanche.

— On sait qui a fait le coup pour son fils ? s’inquiéta Gildas.

— L’enquête avance à grands pas ! répondit laconiquement Hervouette.

— Tant mieux. Il faut que justice soit faite, marmonna le gardien en fermant la lourde porte sur un Océan hérissé de vagues de plus en plus hautes.

Respectant la consigne, Vialatte était resté dans la dunette du Passe-Muraille qui commençait à tanguer passablement.

— Pourquoi reprends-tu du service plus tôt ? demanda Bargain à son collègue.

— Demande-leur ! répliqua Francis Garette, la mine sinistre.

— Il vient relever Gervais ! trancha l’adjoint du commissaire.

— Mais pourquoi ? bredouilla Gildas.

Le mutisme des policiers tenait lieu de suspicion.

Le gardien de phare sembla sonné. Il s’assit sur le banc en pierre qui épousait le chemin de ronde et s’épongea longuement le front avec le pan de sa chemise.

Déjà, quelques grosses gouttes tièdes annonçaient l’orage. Dans la minute qui suivit, l’horizon s’électrifia et des roulements de tambour chevauchèrent aussitôt la houle. À présent, des éclairs blancs zébraient l’immensité du golfe de Gascogne alors que le Verdon et Royan disparaissaient derrière un rideau de pluie.

Tous se réfugièrent dans la cuisine.

— Où est Gervais ? demanda Hervouette.

— Il cire les boiseries de la chambre de veille. M. Cantarel a relevé des traces d’humidité qui altèrent les placages…

Hervouette s’adressa alors à son adjoint :

— Dejonzac, suivez-moi ! Au boulot !

Les deux hommes de la PJ abandonnèrent Garette et Bargain pour entamer l’ascension du phare. Le second s’essouffla à la cinquantième marche.

— Plus que deux cent cinquante… et une ! le nargua Hervouette dont la silhouette sèche dissimulait un tempérament endurant et nerveux.

Arrivé au sommet, l’enquêteur s’engouffra dans la chambre de veille où un bidon d’huile de lin s’était répandu sur le parquet… La pièce sentait la cire.

— Merde ! pesta Hervouette, furieux.

Puis il voulut se précipiter sur la terrasse circulaire où reposait la lanterne. Impossible d’ouvrir la porte tant le vent soufflait de face, en rafales. Et Dejonzac qui haletait comme un bœuf, incapable de reprendre sa respiration !

Des trombes d’eau ruisselaient sur la coiffe de verre. Les armatures en plomb grinçaient de toutes parts. À coup sûr, la force du vent dépassait les trente nœuds. Quand les deux limiers finirent par entrebâiller la porte, toute intrusion sur la coursive était impossible : le vent aurait propulsé n’importe quel homme à la mer. Si Gervais avait voulu attenter à ses jours, il aurait laissé la porte ouverte…

Soudain, dans un aveuglant arc de feu, la foudre courut sur la rambarde en ferraille ceignant l’optique du phare. Hervouette eut à peine le temps de refermer la porte que son adjoint était déjà dans les pommes. Comme électrocuté.

Avec une violence inouïe, le vent s’engouffrait à présent dans toute la colonne du phare ainsi que dans une baudruche. Cordouan hurlait à la mort.

— Remettez-vous, Dejonzac ! s’égosillait le commissaire en molestant énergiquement son collègue à coups de soufflet et de poing dans le plexus.

Il fallut bien quelques secondes avant que l’adjoint ne recouvre ses esprits. Entre-temps, Jean-Jacques Gervais avait bel et bien disparu.

Inquiets, Bargain et Garette n’avaient pu s’empêcher d’aller à la rescousse des deux policiers. On ne se hasarde pas sur le toit de Cordouan un jour de tempête.

Groggy, déboussolé, Dejonzac en oubliait sa mission : saisir au collet Gervais et obtenir ses aveux.

— Il ne faut pas rester ici ! ordonna Bargain qui prit soin, non sans mal tant les bourrasques étaient fortes, de verrouiller la porte métallique donnant accès à la galerie aérienne.

Assailli par des milliers d’éclairs, le paratonnerre de Cordouan n’en finissait pas de se répandre en traînées de feu. Sans discontinuer, des gerbes d’eau fouettaient la couronne de phare au point que les quatre hommes, ruisselants de pluie, le visage hébété, trouvèrent refuge dans la cuisine des gardiens.

— Buvez ça, Dejonzac ! Cela va vous faire du bien, ordonna Hervouette en saisissant la bouteille de cognac que lui tendait Bargain.

Tous sacrifièrent au rite de la goutte de gnôle pour se remettre des événements et se donner quelques forces.

— Mais où il est passé, ce con ? protestait Bargain. Comment il a pu faire une chose pareille sur une fille belle comme le jour ? C’est vrai qu’il la reluquait sacrément quand Killiam venait au phare avec elle… Même que la Suzanne l’allumait un petit peu…

Garette, lui, refusait de croire à la culpabilité de Gervais. Certes celui-ci était à terre quand le fils Quéméret avait été empalé à la pointe du Caillaud. Mais de là à le zigouiller la veille de son mariage…

Économe de ses émotions, avare de grandes explications, Francis Garette finit par lâcher :

— Si c’est lui le coupable, quand il nous a vus débarquer tout à l’heure, soit il s’est fait sauter le caisson, soit il s’est jeté à la flotte de la lanterne. De toute façon, le résultat est le même !

— Impossible, la porte était fermée de l’intérieur ! rétorqua Hervouette.

— Très juste ! Alors ? observa Bargain.

— Alors ? répéta l’adjoint du commissaire.

— On ne s’échappe pas d’un phare de pleine mer ! conclut Hervouette en se resservant une goutte de cognac.

— Cordouan n’est quand même pas Alcatraz ! bougonna Garette, la mine renfrognée.

— Vous pensez qu’il a pu tenter de rejoindre la côte à la nage ? demanda le commissaire soudain pris de panique.

— Impossible. Surtout avec les creux qu’il y a aujourd’hui ! fit remarquer Gildas qui ajouta aussitôt : S’il a fait ça, il est déjà noyé, englouti dans les flots.

Le bon sens de Bargain avait parfois un caractère désarmant. Les deux policiers l’écoutaient bouche bée.

Soudain, l’ampoule qui dessinait un cône de lumière blafarde sur la toile cirée s’intensifia avant de rendre l’âme, plongeant la cuisine dans l’obscurité. Dans le même temps, un grondement sourd ébranla le phare.

— Il ne manquait plus que ça ! fulmina Gildas. Tu viens, Francis, il faut activer dare-dare les groupes électrogènes !

Hervouette jeta un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Le jour se confondait avec la nuit tant le ciel était anthracite. De gigantesques paquets d’eau se déversaient sur la plate-forme pendant que les assauts répétés du vent laissaient croire que Cordouan subirait, c’était sûr, le sort du phare d’Alexandrie. L’Atlantique n’était plus que vagues disloquées, mues par une fièvre intense surgie des abysses troubles de l’estuaire.

Gildas et Francis avaient abandonné les policiers à leurs supputations en prenant soin de leur indiquer la présence d’une vieille lampe-tempête sous le placard de l’évier.

— Il y a du pétrole !… Reste plus qu’à faire griller une allumette, avait recommandé Bargain avant de disparaître sous l’orage.

Les enquêteurs n’étaient pas très rassurés. Tout craquait comme dans un vaisseau à la dérive. Les mugissements du vent ressemblaient à des plaintes. Tous les noyés de l’estuaire semblaient s’être donné rendez-vous pour expier leurs fautes et espéraient la rédemption de leurs péchés.

Loïc Hervouette pensa à son ami Séraphin : heureusement que sa mission touchait à sa fin et qu’il rédigeait son rapport dans le douillet confort de sa chambre d’hôtel. Théo l’avait certainement rejoint au Primavera puisque sa logeuse avait cru bon de quitter prématurément ce bas monde…

Après avoir activé les groupes électrogènes, le lointain cousin de Tabarly et Gildas Bargain s’assurèrent que le carburant ne manquait pas. Par gros temps, le siège pouvait durer plusieurs jours, chacun des deux gardiens en avait déjà fait l’amère expérience.

— Nom de Dieu, Vialatte ! s’écria Hervouette.

Le policier se rua sur la plate-forme, esquiva plusieurs flaques d’eau avant d’emprunter un escalier de pierre qui accédait au chemin de ronde. Quand il se pencha pour vérifier si le Passe-Muraille était toujours amarré près de la poterne, le commissaire essuya une déferlante qui le projeta violemment à terre. Dejonzac était à ses basques, cramponné à un anneau dégoulinant de rouille. Un filet de sang coulait de la nuque de son patron.

— C’est rien ! marmonna Hervouette, qui n’était pas homme à s’apitoyer sur son sort.

Au pied du phare, l’embarcation de Vialatte dansait au creux des vagues, chahutée comme peut-être elle ne l’avait jamais été. Parfois, la coque se projetait contre l’assise de Cordouan, essuyant des camouflets qui pouvaient lui être fatals. Du reste, la proue paraissait endommagée.

Quand le commissaire se redressa, il eut comme un étourdissement.

— C’est rien, c’est rien… persistait-il à dire.

Le visage cinglé par la pluie, tenu de près par son adjoint, il était désormais le témoin d’une scène étrange sur la vedette des Phares et Balises. Deux hommes semblaient se livrer un combat. Vialatte bien sûr, mais aussi un gaillard qui le tenait par le col comme pour l’étouffer. Pas de doute, c’était bien Gervais, prêt à tout pour neutraliser le pilote afin de gagner dare-dare les côtes de Charente. Dans cette lutte à mains nues, le gardien de phare prenait le dessus, tentant de fracasser la nuque de Vialatte contre le gouvernail.

Entre-temps, sous une pluie battante, Garette et Bargain étaient venus à la rescousse. La blessure du commissaire était somme toute sans gravité. Tous quatre assistaient, impuissants, à ce corps-à-corps difficile à distinguer tant le Passe-Muraille était bringuebalé par les déferlantes. À l’évidence, une voie d’eau s’était ouverte dans la coque, sur le flanc droit. L’avarie était imminente.

Hervouette exigea de Bargain qu’il ouvre la porte de la poterne. Le gardien s’exécuta. Le commissaire reçut en retour une lame qui faillit le précipiter à l’eau. Heureusement Dejonzac retint son supérieur par la taille. Le combat entre le fugitif et Vialatte s’était à présent déporté sur le pont. Le gardien avait l’avantage et tentait de propulser par-dessus bord celui qui refusait de mettre le cap sur Royan. Il était sur le point d’y parvenir quand Dejonzac sortit son arme de service et tira dans la cuisse gauche du fuyard qui s’effondra aussitôt. L’incessant roulis des vagues étouffa le cri rauque qui s’échappa de la gorge de Gervais.

La tête en sang, ses vêtements en lambeaux, Vialatte se releva alors que le visage du gardien, traversé par la douleur, était déjà celui du vaincu. Le pilote du Passe-Muraille se saisit d’une corde et ligota celui qui voulait sa mort. À plusieurs reprises, Vialatte chuta tant sa vedette était ballottée, tout en s’enfonçant inexorablement dans les eaux de l’estuaire.

Garette s’empara à son tour de cordages et se harnacha à la taille. Bargain l’imita. Le vent, le grain n’entamaient en rien leur farouche détermination. Tous deux, habitués aux relèves périlleuses, se hissèrent sur le Passe-Muraille qui gîtait de plus en plus dangereusement. Dans l’entrebâillement de la poterne, Hervouette et Dejonzac assistaient à ce sauvetage, sans pouvoir faire preuve d’une quelconque efficacité. Le cruel apprentissage de la mer est l’histoire d’une vie. Ni l’un ni l’autre n’en connaissait les moindres rudiments.

De temps à autre, Gervais gigotait, preuve que la balle n’avait pas atteint l’artère fémorale. Vialatte, lui, titubait. Il avait mis toutes ses forces de marin dans cette lutte contre un homme qu’il croyait son allié. Il tomba dans les bras de Garette qui lui glissa un harnais autour de la taille. Peu à peu, le bateau s’enfonçait dans le vert de l’océan frangé d’écume. La voie d’eau était plus conséquente que ne le pensait Bargain. Dans un quart d’heure, le Passe-Muraille serait englouti.

— Tiens, voilà pour ta gueule ! cria Garette en jetant un violent coup de tatane sur le visage de son collègue.

Puis il réitéra le même geste en direction du bas-ventre de Gervais.

L’assassin de Suzanne Duburc lâcha un râle avant de supplier son bourreau :

— Tue-moi, vas-y, tue-moi ! Je ne suis qu’un salaud !…

De la poterne, Hervouette hurlait :

— Garette ! Pas de conneries ! Je le veux vivant !

Bargain s’interposa et le « taiseux de Cordouan » eut tôt fait d’attacher Gervais à une corde. Sans ménagement, il le hissa jusqu’au seuil de Cordouan. Le criminel braillait de douleur, mais ses sauveteurs ne voulaient rien entendre. Sur sa jambe gauche coulait du sang qui se mêlait à l’émeraude des vagues.

Rasséréné, Hervouette ordonna que le blessé fût déposé sur l’un des matelas qui encombraient les chambres des gardiens. Bargain, sans mot dire, était allé chercher la trousse de secours entreposée dans une des armoires de la cuisine. De son côté, l’auteur du coup de feu, diplômé secouriste, examina méticuleusement la plaie.

— Pour un peu, je vous descendais comme un lapin et vous ne l’auriez pas volé !

Puis il testa la flexion de la jambe gauche de son prisonnier, lui arrachant un hurlement.

— Et, en plus, on a affaire à une vraie chochotte ! railla l’adjoint de Hervouette, qui souhaitait à présent prendre les affaires en main.

— Laissez-moi crever ! suppliait Gervais.

— Mourir parce qu’on a un petit bobo à la jambe, vous plaisantez, j’espère ! ironisa le commissaire qui se grattait le cuir chevelu pour tâter la croûte qui s’était formée après sa chute sur le chemin de ronde.

Par pitié ou par simple réflexe, Bargain se saisit de sa flasque de cognac, déjà bien entamée, pour en déposer le goulot sur les lèvres de l’assassin quand Dejonzac s’empara de la fiole.

Le policier cala le bouchon de liège entre ses dents chevalines, le fit chanter avec une jubilation évidente, avant de verser une rasade sur la plaie béante.

— Le meilleur des antiseptiques ! ricana-t-il.

Un hurlement couvrit le chahut des vagues. Gervais s’était cambré sur son matelas, le regard torve, le visage perlé d’une sueur grasse. Ses dents claquaient. Un filet de bave coulait entre ses lèvres sanguinolentes.

Garette et Bargain en oubliaient la tempête qui flagellait Cordouan. Les deux policiers encadraient maintenant le lit du blessé, chacun assis sur une chaise en paille qui couinait sinistrement.

Hervouette sortit de son silence :

— Il va falloir se mettre à table, Gervais !… Nous dire dans le détail comment vous avez tué Killiam et, dans la foulée, sa future épouse.

— Je n’ai pas tué Quéméret ! Je le jure !

— Ça, il va falloir nous le prouver ! Vous avez trahi notre confiance et, plus encore, celle de vos collègues, n’est-ce pas, Bargain et Garette ?

Les deux gardiens s’observèrent du coin de l’œil avant de baisser la tête. Ils ne pouvaient plus soutenir le regard de leur collègue.

— Peut-être est-il préférable, messieurs, que vous nous laissiez en tête à tête avec Gervais ? Il a tant de choses à nous dire…

Abasourdis, sonnés par les canonnades orchestrées de la tempête, Gildas et Francis s’éclipsèrent, sans même se retourner, laissant les deux policiers seuls face à l’auteur présumé du double crime.

Dejonzac se saisit d’un oreiller et le cala sous les épaules de Gervais. À chaque mouvement, le blessé à la jambe ensanglantée grimaçait.

Le commissaire adopta soudain le tutoiement à l’égard du suspect comme il le faisait souvent quand il était en présence de bandits notoires :

— Tu as peut-être reçu un pruneau dans la guibole, mais pas dans la cervelle. Nous considérons que ta mémoire est intacte. Donc, que faisais-tu, la nuit où le fils Quéméret a été tué au Caillaud ?

— J’ai passé la nuit avec Suzanne, bredouilla le gardien.

— Excellent alibi parce que… invérifiable ! répliqua Hervouette. Il va falloir que tu trouves autre chose pour te disculper…

— C’est la vérité, putain !

— De qui parles-tu ? De Suzanne ? insista Dejonzac.

— Suzy et moi, on s’aimait…

— Comme elle aimait, aussi, celui qu’elle s’apprêtait à épouser et à qui elle allait donner un enfant !

— C’est pas vrai !

— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? riposta Dejonzac.

— Je ne supportais pas qu’elle puisse porter l’enfant d’un autre… grincha Gervais.

— Mais ce fœtus sur lequel tu t’es acharné avec une violence inouïe, c’était ton…

— Non ! hurla de toutes ses forces le gardien blessé, comme si on l’égorgeait.

Les yeux clos, les mâchoires serrées, il prenait soudain conscience de l’infanticide dont il s’était rendu coupable. Gervais éclatait à présent en sanglots.

— En tuant Suzanne, tu as enlevé la vie à ton propre enfant, pauvre imbécile ! s’indigna Hervouette.

Séchant enfin ses larmes d’un revers de bras, l’accusé tenta maladroitement de se justifier :

— Cette fille m’a rendu dingue ! Je ne savais plus ce que je faisais !

— La tour du parc du château de Saint-Seurin, c’était là qu’avaient lieu vos ébats amoureux ?

— Oui, répondit Gervais, la voix fêlée. Mais il nous arrivait de nous voir en cachette ailleurs…

— Où ça, par exemple ?

— Ici !

— À Cordouan ?

— Oui, dans la cave où le père Quéméret pleurait sa femme. Dans un phare, il n’y a pas beaucoup d’endroits pour baiser tranquille…

— Ce qui veut dire que tu faisais l’amour à la future belle-fille de Quéméret au nez et à la barbe de Killiam et de son père ? Mais tu es le plus ignoble des salopards que je connaisse ! persista Hervouette, visiblement courroucé.

— Preuve que Suzanne et moi, c’était pas du bidon…

Les deux policiers se regardaient, incrédules. Suzanne Duburc ne passait certes pas pour un modèle de vertu, cependant la manière éhontée avec laquelle elle trompait Killiam avait quelque chose d’indécent, de foncièrement outrageant. Pourtant, il y avait dans le témoignage de cet homme que la douleur secouait au plus profond de son être des accents de vérité qui ne trompaient pas.

— Avoue, Gervais, qu’on ne va pas à un rendez-vous amoureux avec un couteau de cuisine ! T’avais prémédité ton coup ?

— Qui vous parle d’un couteau de cuisine ?

— C’est bien avec un coutelas que tu as lacéré le corps à moitié nu de « ta » Suzanne ?

— On baisait sur des meules de foin séché et, suspendue à un clou, il y avait une serpette, et…

— Et ?…

— Et quand elle m’a dit que c’était fini, qu’on ne se verrait plus jamais, j’ai pas supporté, commissaire ! J’ai senti monter la haine en moi, mais c’était pas moi qui frappais, c’était quelqu’un d’autre qui me forçait à la tuer…

— Vous reconnaissez donc être l’unique auteur du meurtre de Suzanne Duburc.

Une nouvelle fois, le gardien ferma les yeux pour mieux retenir ses pleurs.

Hervouette et Dejonzac se taisaient. Puis Gervais, entre deux sanglots, finit par se redresser :

— Vous êtes sûr, commissaire, que le… que l’enfant était de moi ?

L’enquêteur se taisait. Et le gaillard à la jambe trouée s’abandonna à une nouvelle crise de larmes.

— Maintenant, Gervais, il faut nous dire comment tu as éliminé ton rival.

— Nom d’un chien, mais puisque je vous dis que je ne l’ai pas tué ! s’emporta le gardien, entre deux spasmes.

Loïc Hervouette souhaitait des aveux complets. Il sortit de sa poche un paquet de Royale, fit coulisser une cigarette au goût mentholé, en proposa une à Dejonzac qui déclina l’offre, puis se leva pour dégourdir ses jambes ankylossées.

— On dirait que ça se calme un peu? grommela-t-il en direction de son adjoint. Ne bougez pas, je reviens…

Le commissaire divisionnaire saisit la poignée en cuivre pour s’échapper de la chambre. Il eut la surprise de trouver, côte à côte, les bras ballants, Garette et Bargain qui, planqués derrière la porte, n’avaient pas manqué une miette des révélations de leur collègue.

— Justement, monsieur Hervouette, bredouilla Bargain, on était venus vous dire, Francis et moi, que le Passe-Muraille avait coulé. Vialatte est à la cuisine. Nous lui avons fait un vin chaud… Avec ce temps, je crois que vous allez devoir envisager, tous autant les uns que les autres, de passer la nuit à Cordouan.

— Ce ne sera pas la première fois ! grogna le commissaire en écrasant rageusement sa cigarette sous le talon de sa chaussure.