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Comme il se devait, Théodore et le couple Cantarel fêtèrent leur trouvaille au Petit Poucet. C’était aussi l’occasion de porter un toast à ce nouveau lieu de villégiature où se rendraient désormais tous les étés Hélène et Séraphin. Après le latour 1961 du déjeuner, c’est un veuve-clicquot du même millésime qui scella l’attachement des Cantarel à cette échancrure de la côte océane.

Quand, à une heure indue, Théo regagna la villa Margarita, la maison était tout illuminée. L’actrice, dans un coin du salon, devait se livrer à une énième réussite en attendant le retour de son « charmant locataire ».

Pour dire vrai, Trélissac titubait quelque peu. Cela faisait trop d’alcool pour un seul homme. Son blouson sur l’épaule, la chemise échancrée, il sifflotait en jouissant à pleins poumons de l’air du large et d’une pleine lune qui entaillait d’argent l’Atlantique assagi. C’est à peine s’il distinguait l’éclat de lumière que jetait la tour de Cordouan par intermittence.

L’assistant de Cantarel dut s’y reprendre à trois reprises avant d’introduire sa clef dans le trou de la serrure. La villa paraissait assoupie même si elle brillait de mille feux, comme si Margarita avait organisé une fête à la mémoire de ses amies disparues. Peut-être Yvonne Printemps, Gaby Morlay ou Marguerite Moreno surgiraient-elles de ces tentures fanées qui donnaient un caractère joliment suranné à ce décor baroque ?

Girandoles, lampes vénitiennes, candélabres, tout ruisselait de lumière.

Dans le hall de la villa, Théo hasarda :

— Margarita ?

Il répéta deux ou trois fois le prénom d’emprunt de sa logeuse avant de se résigner à l’évidence. La vieille diva de Saint-Palais s’était abandonnée à Morphée. Il se dirigea alors vers le salon où la comédienne était allongée sur un sofa, son fume-cigarette suspendu au bout de ses doigts crochus, le col raide, la bouche béante.

Trélissac s’approcha d’elle, constata que la bouteille de whisky qui reposait sur le guéridon était vide et que les yeux de Margarita n’étaient que mi-clos. Aucun souffle ne s’échappait de ses lèvres. Sa poitrine tavelée n’accusait aucun mouvement. Pas la moindre palpitation. Voulait-elle lui faire peur ? Une vraie tragédienne se doit de savoir tout jouer, même les moribondes !

— Margarita ! hurla Théo.

Il saisit alors son poignet orné de bracelets de pacotille pour la sortir de sa torpeur. Mais la malheureuse était glacée. Depuis quelques heures déjà, elle avait quitté la scène des vivants. La comédienne déchue venait de jouer son dernier acte, tous projecteurs allumés mais sans un seul spectateur.

Marguerite Weber n’échapperait pas à l’insupportable indifférence qui avait marqué le plus clair de son existence. Les rares moments où le succès l’avait grisée n’étaient que des malentendus qu’elle avait pris pour de la gloire. Il n’était même pas sûr que les gazettes locales évoquent, ne serait-ce que par quelques lignes douces-amères, sa discrète disparition.

Théo se précipita sur le téléphone pour alerter Cantarel, lequel lui conseilla de prévenir aussitôt un médecin afin de faire constater le décès.

— Il s’agit bien d’une mort naturelle, Trélissac ? Vous en êtes sûr ?

— Le cœur a dû lâcher, patron…

— Ne paniquez pas, Théo, j’arrive !

En épluchant l’annuaire, le locataire de Margarita finit par trouver un médecin qui accepta de se déplacer à une heure aussi tardive. Puis, une à une, il éteignit toutes les lumières de la villa pour ne laisser allumée qu’une veilleuse en opaline verte qui éclairait le visage cireux de la défunte. La bouche dessinait un affreux rictus. Théo crut entendre les mots qu’avait prononcés Margarita au lendemain de la redoutable tempête, quand elle évoquait les frasques qu’avait abritées la villa de Léonie.

Trélissac se cala dans un vieux fauteuil en attendant l’arrivée de Séraphin et, plus encore, celle du médecin.

— Une mort comme on en rêve ! conclut le Dr Boulzaguet en délivrant d’une plume rageuse le certificat de décès. Vous êtes son neveu ?

— Non, j’occupais depuis quelques jours une chambre qu’elle me louait…

— Avait-elle de la famille ? insista le toubib.

— Je l’ignore… bafouilla Théo.

— Un conseil, mon ami. Prévenez la police ! Cette femme a toujours été précédée d’une réputation… sulfureuse. Même sa mort, pourtant naturelle, paraîtra suspecte aux yeux de ceux qui l’ont connue pendant les heures sombres de l’Occupation.

— Que voulez-vous dire ? demanda Trélissac, incrédule.

Regardant la morte, la bouche ouverte telle une gargouille de cathédrale, le médecin cracha son venin :

— Désormais, il y a prescription… Que Dieu, ou le diable, ait son âme ! C’est la seule femme dans Royan qui, le jour, couchait avec le chef de file des maquisards et, la nuit tombée, avec un jeune officier de la Wehrmacht !

À la hâte, le Dr Boulzaguet rangea ses instruments et son bloc d’ordonnances dans sa sacoche en cuir fauve avant de tendre une main moite à Théo.

— Faites ce que je vous dis, jeune homme, c’est un conseil !…

 

Quand grinça sinistrement la grille de la villa Margarita, Trélissac crut reconnaître les pas de Cantarel. La pleine lune le rassura, sur ce point tout au moins… Jamais de sa vie, il n’avait côtoyé la mort d’aussi près.