À Bayonne, la réputation d’Alphonse de La Cerda n’était plus à faire. Spécialisé dans les antiquités maritimes, il avait, depuis plus de trente ans maintenant, sa boutique sur le quai des Corsaires qui longe la Nive. Certes, les heures d’ouverture du magasin variaient au gré des humeurs de son propriétaire, mais l’homme était extrêmement courtois, prévenant et, par-dessus tout, doté d’une grande érudition.
Alphonse s’était lié d’amitié avec Séraphin Cantarel quand ce dernier avait été promu conservateur du musée Bonnat.
Dans son capharnaüm, il y avait bien sûr nombre de marines accrochées de guingois aux murs mais aussi, entassés sur des étagères, beaucoup d’instruments de capitaines au long cours : des astrolabes, des octants, des sextants, des longues-vues… Il n’était pas rare de trouver chez lui des objets aussi exceptionnels qu’insolites, telle cette canne en vertèbres de requin dont Hélène avait âprement négocié le prix, un jour de chine où il pleuvait sans discontinuer sur le Pays basque.
Cependant, la réputation de La Cerda, qui courait de Brest à Paris en passant par Rochefort et Toulon, reposait avant tout sur son impressionnante collection de maquettes.
Son magasin était, à lui seul, un arsenal, encombré de modèles réduits en tout genre, certains sous verre, d’autres couverts de poussière ou ayant subi les affres de batailles navales dues à l’inexorable épreuve du temps. Très prisée était aussi sa prodigieuse collection de navires en bouteilles qui enchantait les enfants et ruinait parfois les parents, plus souvent les amateurs éclairés. Les plus belles étaient souvent, assurait-il, l’œuvre de gardiens de phare.
Quand Alphonse vit entrer dans sa boutique ces deux garçons embarrassés d’un énorme carton, il n’eut aucun mal à deviner ce que recelait le colis. Au creux de leurs bras musclés, les visiteurs portaient comme le Saint-Sacrement l’objet de la tractation.
Le teint hâlé, des cheveux de jais, les yeux émeraude, on aurait dit deux jeunes hommes issus du même ventre. Sans être ressemblants, ils avaient les mêmes traits, affichant une nervosité qui en faisait des vendeurs assez particuliers.
Poliment, ils sollicitèrent de l’antiquaire une estimation. Alphonse de La Cerda chaussa ses larges lunettes et exigea des garçons que la frégate qui reposait au fond du grand carton soit exhibée sur son bureau. L’expert la détailla sous toutes ses coutures, s’assura de la solidité des mâts, caressa la coque de ses doigts fins avant de se mordiller la lèvre inférieure.
— Alors ? demanda l’aîné des vendeurs.
— C’est une belle pièce, dans l’esprit de ce que l’on faisait au XIXe ! Dommage que la restauration soit un peu… hasardeuse.
— À combien l’estimez-vous ? insista, fébrile, le plus frondeur des deux.
Pressé par ces démarcheurs, La Cerda détaillait méticuleusement l’ex-voto.
— Combien vous nous en offrez ?
— Vous en offrir ? répliqua l’antiquaire, d’un air madré. Je n’aurais pas la curiosité de vous interroger messieurs, sur l’origine de cette pièce, mais je crois bien la reconnaître.
Désappointés, les deux frères s’affairèrent aussitôt à remettre le modèle réduit dans son carton d’emballage.
— Je n’ai pas de conseils à vous donner, mes garçons, mais vous seriez bien avisés de replacer cette frégate là où vous l’avez trouvée, n’est-ce pas ? Vous voyez ce que je veux dire…
Les deux jeunes gens qui avaient la beauté du diable n’eurent pas à rougir de leur piètre roublardise tant leur peau était mate et leurs gestes brusques. Mais leur empressement à détaler conforta l’antiquaire dans ses convictions. La « disparition de la frégate de Talmont » alimentait depuis quelques jours les gazettes locales et Alphonse, célibataire endurci, n’était pas homme à dénoncer une jeunesse chapardeuse. Les receleurs, à l’accent hispanisant, pouvaient-ils savoir que cet antiquaire descendait en droite ligne des La Cerda, famille princière de Castille, qui remontait à l’infant Ferdinand, fils aîné du roi Alphonse X, dont le petit-fils, Louis de La Cerda, devenu amiral de France en 1341, reçut en fief le comté de Talmont pour ses « bons et agréables services » envers le roi de France Philippe VI ?
Quand, quarante-huit heures plus tard, Alphonse découvrit dans La Charente libre que la frégate avait miraculeusement recouvré sa place dans l’église Sainte-Radegonde, il se dit avec un sourire amusé que sa faculté à culpabiliser les pillards avait produit ses fruits et qu’il ne fallait donc pas désespérer de la nature humaine.
Le commerçant bayonnais ne put s’empêcher de ricaner en lisant la conclusion du chroniqueur :
« Repentants, les aigrefins n’ont pas hésité à faire brûler un cierge sous la statue de Sainte-Radegonde, certainement pour implorer un pardon. Les autorités locales leur en sont reconnaissantes et envisagent de classer la frégate à l’inventaire des mobiliers et monuments historiques. Le conservateur des Monuments français, Séraphin Cantarel, a, du reste, émis un avis favorable lors de son récent passage à Talmont… »
Pour le curé de Talmont, le vol, puis la restitution de la frégate, resteraient un mystère jamais totalement élucidé. Pour Marthe et la mère Jarland, il s’agissait ni plus ni moins d’un miracle. Pour le maire, l’affaire n’était qu’un grotesque canular monté de toutes pièces par un de ses opposants, le plus mécréant de ses administrés.
Quand l’abbé Maynard lui avait montré la lettre anonyme glissée sous la porte du presbytère le lendemain du jour même où le vol de l’ex-voto avait été constaté, Léon Bonnin avait entamé sa propre enquête puisque les gendarmes de Cozes prétendaient avoir « d’autres chats à fouetter ».
Avec minutie, à la vapeur, le premier magistrat avait décollé chacune des lettres découpées grossièrement dans la presse, puis collées par le corbeau sur la page blanche pour constituer la phrase tout en facétie : « Il était un petit navire qui n’avait ja ja jamais navigué… », œuvre d’un correspondant un tantinet farceur qui signait « L’eau bénite ».
Obstiné, le maire avait ainsi pu identifier le journal à partir duquel le détracteur avait composé son message. Nul doute, il s’agissait pour partie des pages de L’Humanité, le quotidien du PC. Aussi Léon Bonnin avait cru reconnaître la patte de Jeannot Duclos, un communiste pur sang dont l’idéal n’était en rien entamé en dépit des atrocités commises par le camarade Lénine. Il bouffait du curé à chaque occasion. Tous les prétextes étaient bons. Il n’était certainement pour rien dans le vol de la frégate, mais l’occasion était bien trop belle pour narguer le clergé incapable de protéger ses bijoux de famille. Duclos n’était pas un méchant homme, mais un opposant systématique qui s’abritait derrière les idées du parti pour combler une vie de dilettante. Jeannot Duclos était un fainéant, assez érudit, et porté sur le rouge, comme il se devait.
En dépit des forts soupçons qui pesaient sur lui, Duclos ne fut pas inquiété. Bonnin était un humaniste mâtiné d’un fond d’anticléricalisme ; aussi les gendarmes de Cozes ne l’entendirent même pas. L’ex-voto avait retrouvé, sans préjudice aucun, sa place dans l’église, la maquette serait bientôt inscrite dans l’inventaire des trésors de la République, il appartenait désormais à l’abbé Maynard de se porter garant de la sûreté des clefs de son église et de surveiller ses ouailles.
Quant à la mère Jarland, son statut de bigote privée de la fameuse clef ne l’autorisait plus à jouer les concierges, tout au plus à fleurir l’autel de dahlias et de roses trémières, à briquer les prie-Dieu et à balayer les dalles disjointes de Sainte-Radegonde. Peut-être la verrait-on moins souvent hanter les ruelles de Talmont, elle qui habitait une ferme isolée, sur la lande sauvage de Caillaud ?
Sur ce coin de terre sans cesse battu par les vents du large, connu des seuls pêcheurs au carrelet et des moutonniers qui y abandonnaient parfois leurs troupeaux, Thérèse Jarland coulait des jours trop longs, habités par l’ennui. Elle attendait l’heure où Dieu la rappellerait à lui.
Les jours qui suivirent la restitution de l’ex-voto, sa foi fut toutefois passablement ébranlée. Marthe eut beau l’accueillir à la cure, quand « M. l’abbé » disait la messe dans les paroisses voisines, rien n’y faisait. La pieuse du Caillaud ruminait et invoquait Satan à tout bout de champ.
Psalmodiant sans arrêt, la vieille errait comme une âme en peine entre sa maison et Talmont, se signant à chaque fois qu’un passant hasardait un « Bonjour, Thérèse ! ».
N’y tenant plus, un après-midi, alors que l’abbé Maynard s’était assoupi sur son missel, la veuve Jarland vint tambouriner à la porte de presbytère et demanda à Marthe si « le père pouvait la confesser au plus tôt car elle devait urgemment soulager sa conscience… ».
Le prêtre entendait ne rien sacrifier de sa sieste :
— Demain, à 11 heures… ordonna-t-il à son humble servante avant de s’abandonner à la lecture des Évangiles.