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Le commissaire Hervouette avait demandé que les mystérieuses cendres de Cordouan soient examinées au plus tôt par le laboratoire régional de la PJ. Le coup de fil qu’il reçut, quarante-huit heures plus tard, le plongea dans une grande perplexité.

L’expert se perdait en suppositions. Impossible de savoir à quand remontait la crémation. L’examen des fragments d’os calcinés laissait toutefois supposer qu’il s’agissait des cendres d’un adulte sans que l’on puisse en déterminer le sexe.

— Vous êtes sûr que ce ne sont pas les cendres… d’un bébé par exemple ? demanda Hervouette.

— Impossible, répondit d’un ton catégorique la voix au bout du téléphone. Le corps d’un nouveau-né est constitué à 90 % d’eau, la calcification n’est pas véritablement entamée, ce qui veut dire que, dans ce cas, les seules cendres obtenues ne sont que les résidus du cercueil calciné. Ce qui est donc impossible ici !

— Au regard de l’état des cendres, ne peut-on pas avoir une idée quant à la date de la crémation ? insista l’enquêteur.

— C’est vraiment difficile à dire, commissaire, les cendres ont souffert de l’humidité des lieux. Mais, je vous rassure, le défunt ou la défunte a… moins d’un siècle !

— Qu’est-ce qui vous autorise à être aussi affirmatif ?

— En France, commissaire, la crémation n’est autorisée que depuis le 15 novembre 1887.

Cette objection entendait clore la conversation. Hervouette remercia l’expert pour sa diligence et demanda que l’urne soit rapatriée sans délai à son bureau.

Aussi, quand le policier et Cantarel se retrouvèrent à la guinguette du Petit Poucet, l’enquêteur était chargé d’un cabas dans lequel était soigneusement empaquetée l’urne de l’inconnu de Cordouan.

— Montrez-moi la chose de plus près ! demanda Cantarel.

— Pas ici, Séraphin ! Ce n’est pas le lieu pour exhiber les cendres d’un macchabée…

— Il n’y a que vous et moi pour savoir ce que contient ce vase.

— C’est un fait ! convint Hervouette.

Il est vrai que le jour de la découverte, au lendemain d’une nuit d’épouvante, le conservateur des Monuments français, un peu groggy, s’était focalisé davantage sur les « liquidités » que cachait la cave de Cordouan que sur cette urne remplie de poussière grise.

Avec précaution, l’enquêteur débarrassa l’urne cinéraire du papier journal qui l’enveloppait et posa délicatement l’objet sur la table. Séraphin observa cette amphore dans ses moindres détails. Il s’agissait d’une faïence, affublée de deux anses et ornée de motifs bleus assez naïfs, haute d’à peine quarante centimètres.

— C’est une copie du XVIIe siècle assez grossière ! assena l’homme de l’art.

Loïc écoutait son ancien « compagnon de tempête » avec un intérêt soutenu. Peut-être lui livrerait-il les informations que le laboratoire d’expertises de la police judiciaire n’avait su lui fournir ?

Séraphin fit basculer ses lunettes cerclées à l’or fin sur son front pour détailler la pièce à l’œil nu.

— C’est une poterie d’assez piètre facture, fabriquée vraisemblablement à l’étranger. Si j’en crois les motifs, je serais tenté de dire que c’est un modèle comme on en fait en série en Espagne ou au Portugal…

Puis le conservateur souleva le vase pour chercher la trace d’une quelconque signature de manufacture. Au pinceau bleu, d’une calligraphie appliquée, la mention « Coimbra » occupait la base du récipient.

Cantarel afficha un sourire de satisfaction. Hervouette eut droit à un petit topo sur les faïences de Coimbra, cette ville aristocratique, longtemps résidence d’artistes, située au cœur du Portugal.

— Pourriez-vous dater cette urne ?

Séraphin éclata de rire.

— Je crois, mon cher Loïc, qu’il ne s’agit là que d’un vulgaire vase comme les touristes en rapportent à foison de leurs vacances en Méditerranée ; celui-ci a été transformé en urne funéraire pour la circonstance. Au plus, ce vase a dix, vingt ans d’âge… Ne me dites pas que vous étiez convaincu qu’il recelait les cendres de Louis de Foix, l’architecte de Cordouan ? ironisa Séraphin, goguenard.

— Ces cendres étaient peut-être destinées à être dispersées en mer ? s’aventura le commissaire sur un ton rêveur.

— Bon sang, j’y suis ! s’exclama Séraphin.

— Que voulez-vous dire ? demanda le policier.

— Je suis prêt à parier que ce sont les cendres de Mme Quéméret, l’épouse d’Eliaz, la mère de Killiam !

— Non ?

— Si ! renchérit Cantarel, sûr de son intuition. Les gardiens nous ont bien dit qu’il ne s’était jamais remis de la mort de sa femme et qu’il était le seul à descendre à la cave pour s’abandonner à l’alcool ?

— Exact.

— Le malheureux n’a jamais fait le deuil de son épouse et quand il avait le moral en berne, il s’enfermait dans la cave, allumait les deux bougies et vénérait les cendres de celle pour laquelle son cœur brûlait encore !

— Je vous trouve d’un lyrisme déplacé ! s’indigna faussement Hervouette.

— Je crains, hélas, que nous ne nous approchions de la vérité. Il ne doit pas être très compliqué d’avoir des informations sur les obsèques de Mme Quéméret. Peut-être même Eliaz passera-t-il aux aveux ? soupira Séraphin en se frottant avec onctuosité les mains comme le font les gens d’Église.

Les deux hommes restèrent un moment silencieux sans même approcher des lèvres les deux Cinzano qu’ils avaient commandés auprès de Christine.

— À trois jours près, on aurait pu glisser les cendres de sa mère dans le cercueil de Killiam… souligna Séraphin, soudain gagné par une étrange mélancolie.

— Quel destin, tout de même, ces Quéméret ! Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’Eliaz s’est foutu, entre-temps, la corde au cou… bredouilla le policier dont la mèche cendrée masquait les yeux humides.

Les seuls clients du Petit Poucet finirent par trinquer, mais le cœur n’y était pas. En silence, ils regardaient l’Atlantique enfin assagi.

Au loin, la pointe de Cordouan tentait d’accrocher quelques nuages blancs à sa lanterne.

Christine et Bernard attendaient les touristes qui tardaient à venir.

— Ces élections présidentielles, c’est pas bon pour les affaires ! pestait la tenancière du Petit Poucet. Ici, vous savez, monsieur Cantarel, c’est plutôt rose. Si le vinaigrier de Jarnac est élu, les Charentes vont devenir à la mode !…

Quand la sonnerie stridente du téléphone troubla soudain la quiétude de la buvette, Christine sursauta.

— Ne quittez pas. Je vous le passe… C’est pour vous, monsieur le commissaire, héla la patronne.

Hervouette confia l’urne à Séraphin et se précipita sur le combiné téléphonique.

Pendant ce temps, Cantarel commanda un nouveau Cinzano et quelques bulots.

Quand le policier raccrocha, il vint se rasseoir à côté de son ami, le regard las, comme assommé par la nouvelle qu’il venait d’apprendre.

— Un souci, Hervouette ? demanda Séraphin.

— Elle a été assassinée.

— Qui ?

— La petite amie de Killiam, pardi ! On l’a retrouvée, le corps lardé de treize coups de couteau.

— Nom de Dieu ! jura le conservateur.

Le policier se saisit alors de son verre et avala d’une traite son apéritif ambré.

— Un double whisky, Christine ! exigea-t-il aussitôt.

Étourdi par l’alcool, le regard vague, le commissaire confessa le détail le plus odieux :

— La malheureuse était enceinte de quatre mois. Le meurtrier visait, semble-t-il, le fœtus…

Séraphin ne put réprimer un haut-le-cœur avant d’extirper sa pochette pour s’éponger longuement le front.