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« Chambres à louer. » L’écriteau se balançait sous une ridicule potence que le vent du large faisait grincer sinistrement.

En dépit de son élégante marquise en fer forgé, la villa n’avait pas la prétention affichée par ses voisines plus cossues, et surtout toutes agrémentées d’un parc où les yeuses disputaient aux pins le rôle rassurant de sentinelles de mer.

Coiffée d’ardoises, avec des persiennes ajourées et des chanlattes dentelées comme à Arcachon ou à Soulac, la villa Margarita portait le nom de son occupante, lui avait dit celle-ci au téléphone. Était-il d’emprunt ou conforme à l’état civil ? Trélissac ne le saurait que plus tard…

Quand Théo actionna le grelot qui faisait office de sonnette, la propriétaire montra aussitôt sa bobine au balcon.

— J’ai réservé une chambre pour la semaine… Je suis désolé d’arriver aussi tard…

— Entrez donc, jeune homme ! Je descends…

Fardée comme une cocotte, Margarita descendit péniblement l’escalier en se cramponnant à la rampe, l’autre main crispée sur une canne en bambou. De part et d’autre de son visage ridé, qu’illuminaient deux pommettes saillantes et des lèvres d’un rouge sang, pendaient des bigoudis à moitié défaits :

— Je ne vous attendais plus… Vous m’aviez dit que vous seriez là à la mi-journée… grommela la vieille dame qui se fendit tout de même d’un sourire.

Ses dents étaient bien trop régulières pour ne pas être fausses.

— En réalité, j’ai raté mon train ce matin…

— Peu importe ! Le tout, c’est que vous soyez enfin arrivé sans encombre. Vous êtes des Affaires culturelles, n’est-ce pas ?

Poliment, Théo déclina sa fonction auprès du conservateur des Monuments français, donna quelques vagues explications, avant de s’entendre dire :

— Moi aussi, monsieur, je suis un monument historique, en péril certes, mais j’ai eu mon heure de gloire avant l’arrivée des Boches ! Passez donc au salon que je vous explique le règlement de la maison…

Trélissac suivit la vieille dame courte sur pattes qui trottinait. Elle portait une robe longue en mousseline beige qui laissait entrevoir des genoux osseux, des hanches dégarnies et une gorge fripée. Trois rangs de perles des Baléares tentaient de dissimuler une encolure tavelée. Des bracelets de pacotille tintinnabulaient sur ses poignets où saillaient des veines d’un bleu de porcelaine.

De sa canne, Margarita désigna un fauteuil Napoléon III au velours rouge incarnat.

— Puis-je vous offrir un doigt de pineau ?

Théo accepta.

La vieille dame fit chanter le bouchon d’un flacon qui abritait un liquide sombre et un peu épais. Le breuvage prit aussitôt des tonalités cuivrées quand la maîtresse des lieux aligna deux verres à pied sous le halo d’une étrange lampe vénitienne.

D’un œil fureteur, Trélissac explora ce décor baroque où s’entassait sur des guéridons et un piano droit une kyrielle d’objets aussi hétéroclites que d’inégale valeur. Aux murs, des céladons sur bois peint côtoyaient des photographies de Sarah Bernhardt et de Marguerite Moreno. Les marbres des commodes croulaient sous une collection de sulfures mélangés à une ribambelle de cadres en feutrine.

Aux côtés d’une femme aux dents étincelantes et  au profil mutin, on pouvait reconnaître Maurice Chevalier, Tino Rossi, Daniel Sorano ou encore Robert Lamoureux. Sur d’autres photographies, Margarita affichait un sourire enjôleur près de Gaby Morlay, mais aussi avec la lumineuse Danielle Darrieux sur l’aile rutilante d’une torpédo bleue. Ainsi, cette rombière ratatinée avait connu tous ces gens-là !

— À l’époque, monsieur, on faisait du vrai cinéma ! Ce n’est pas comme aujourd’hui où il suffit de montrer son derrière pour être en haut de l’affiche.

— Ainsi, vous étiez actrice ? demanda Théo.

— Que je veux, mon neveu ! Et pas n’importe qui. J’ai tourné avec les plus grands. Du temps de M. Couzinet, j’étais de toutes les distributions.

— De qui ? insista l’assistant de Cantarel.

— De Couzinet ! Vous êtes bien trop jeune pour l’avoir connu. Mon Émile, c’était un homme épatant : il était réalisateur, scénariste, producteur, distributeur, il avait les plus grandes salles de cinéma de la région : de Bordeaux à Royan en passant par…

— C’était votre mari ?

— Non, mon amant ! répondit sèchement Margarita en même temps qu’elle portait une Chesterfield à l’extrémité de son fume-cigarette.

Puis le regard de la vieille dame s’attarda sur le portrait, signé Harcourt, d’un homme au profil ténébreux. D’un geste maniaque, elle prit soin de repositionner le cadre en cuir fauve de son « cher Émile » sous le halo d’une vieille lampe chinoise.

— Vous avez beaucoup tourné ?

— Douze films, monsieur ! Même Clouzot voulait de moi…

— Sous quel nom ? demanda Théo qui n’en était pas à une goujaterie près.

— Margarita de Monterey, répondit l’intéressée après avoir allumé sa fine cigarette.

— Ce n’est pas votre véritable patronyme, n’est-ce pas ?

— Que ce soit mon nom ou pas n’enlève rien à mon talent !

— J’en conviens…

— Allons, trinquons mon jeune ami ! Je vous parle d’un temps qui n’a plus cours. Ainsi, vous êtes ici pour affaires ?

— Disons que j’accompagne mon patron dans sa tâche. Il loge à l’Hôtel Primavera, juste à côté…

— Et, bien sûr, vos émoluments ne vous permettent pas de fréquenter les palaces de la côte. Mais, rassurez-vous, vous serez aussi bien chez moi !

— Je n’en doute pas…

— Vous logerez dans la chambre bleue, celle qui fait face à Cordouan. C’était la préférée d’Émile. Il disait que ce phare était l’ancêtre de la lanterne magique et que ces éclats scintillants étaient le gage de magnifiques nuits blanches. Vous savez que Couzinet a commencé dans la vie par être projectionniste avant de devenir un grand producteur de cinéma ? Ah, si la guerre n’avait pas apporté tant de misères, nous vivrions comme des nababs…

Décidément, la villa Margarita n’était qu’un musée à la gloire d’un autodidacte local qui avait versé dans l’industrie du cinéma comme d’autres sombrent dans la politique. Sa mémoire, ternie par la faillite et la guerre, était entretenue par une de ses nombreuses conquêtes à laquelle Couzinet avait offert une villa, le jour où son cœur s’était épris d’une femme plus jeune, plus belle à qui il prédisait, bien entendu, une grande carrière cinématographique.

Pour tout héritage de cette époque fanée, Margarita ne jouissait plus que des oripeaux de la nostalgie. Aussi en était-elle réduite à louer pour quelques francs sa maison aux tentures défraîchies et au luxe approximatif mais à la « vue sur mer imprenable ».

— Vous devez être fatigué ? demanda la diva déchue. Vous avez dîné au moins ?

Théo ne savait pas mentir. Alors, la logeuse s’appuya sur sa canne, se leva en grimaçant et trottina en direction de la cuisine. Elle en revint cinq minutes plus tard avec une assiette garnie d’une tranche de jambon coiffée d’un œuf au plat. Trélissac se confondit en remerciements et ne put refuser le verre de rouge qu’elle lui tendit.

— C’est un vieux-robin. Il vient d’en face. C’est du bon, n’est-ce pas ?

Le jeune homme s’interrogea sur l’expression « il vient d’en face » pour en conclure que les vignobles mythiques du Médoc étaient de l’autre côté de l’estuaire. Margarita n’était pas avare de son vin et remplit une nouvelle fois le verre de son locataire.

Soudain, le grelot retentit.

— Qui est-ce à cette heure ? s’inquiéta la vieille dame.

Le visiteur devait s’impatienter puisqu’il agita une nouvelle fois la sonnette.

— J’arrive, j’arrive… s’époumona Margarita.

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour voir au judas qui osait la déranger sans s’annoncer, puis elle entrebâilla la porte.

— Excusez-moi, madame, de vous importuner, mais je souhaiterais savoir si mon collaborateur, M. Trélissac, a pris possession de sa chambre. Je suis inquiet car je suis sans nouvelles de sa part…

— Entrez ! répondit Margarita sans autre explication.

La Monterey montra de son index bagué l’entrée du salon où Théo, recroquevillé dans un fauteuil crapaud, mettait à mal l’en-cas qu’avait improvisé sa logeuse.

— Ah, Théo, je suis content de vous voir. Mais, diable, où étiez-vous passé ? s’exclama Cantarel, haletant.

Trélissac tenta de se justifier, mais il sentait bien que son patron avait du mal à contenir sa sourde colère. Margarita tira sur sa cigarette comme une fille de cabaret, puis elle prit la défense de Théo :

— Arrêtez d’importuner ce garçon. Voyez bien qu’il meurt de faim après avoir tant voyagé. C’est pas la mort de Pompidou qui va le faire jeûner ! Asseyez-vous et partagez avec nous ce château-vieux-robin, vous m’en direz des nouvelles !

Séraphin se résigna à trinquer avec cette extravagante qui fumait comme un pompier.

Avec un plaisir consommé, enfoncée dans une bergère au tissu élimé, Margarita prenait des airs de Lili Marlene en battant outrageusement de ses cils couverts de mascara.

À son tour, Cantarel eut droit aux états de service de Miss Monterey dans le septième art. Non, Séraphin n’avait jamais vu L’Intrigante, pas plus que Le Club des fadas ou Quai des illusions. Cette folle ne pouvait pas avoir inventé pareilles fadaises. Et puis, il y avait tous ces clichés noir et blanc dont certains portaient les autographes de ces célébrités que le cinémascope et la « Nouvelle Vague » allaient définitivement précipiter dans l’oubli.

— Quelle vie extraordinaire fut la vôtre ! fit mine de s’extasier le conservateur.

— Vous savez que j’ai très bien connu Picasso ? ajouta la vieille actrice comme pour piquer la curiosité de Cantarel, pressé de rejoindre son hôtel.

— C’est vrai qu’il s’est réfugié un temps à Royan, précisa le conservateur d’un ton docte.

— Quand nous nous sommes rencontrés, il était déjà avec sa nouvelle compagne, Dora Maar. Il se promenait tout le temps avec son magnifique lévrier afghan. Attendez que je me souvienne de son nom… Kasbek. Oui, c’est cela, Kasbek, répéta Margarita d’une voix mélancolique.

Elle ne regardait plus ses interlocuteurs mais les volutes grises de sa cigarette qui dansaient sous le halo d’une lampe en opaline.

L’actrice oubliée poursuivit son récit :

— … Pablo était souvent accompagné de Jaime Sabartès, le poète espagnol, qui était son ami, son confident et qui allait devenir son secrétaire particulier. Picasso s’était installé tout d’abord à l’Hôtel du Tigre. Puis, plus tard, il déménagea pour la villa Les Voiliers où il avait installé son atelier.

— A-t-il beaucoup peint à Royan ? demanda Cantarel.

— Il dessinait plus qu’il ne peignait. Il remplissait des carnets entiers de croquis. Il lui arrivait parfois de me les montrer. C’étaient souvent des nus féminins, des silhouettes de chevaux fourbus que l’on conduisait à l’abattoir. C’était assez morbide. Il pressentait la guerre, la mort…

— En réalité, c’était pour fuir les bombardements dont les Allemands menaçaient Paris qu’il avait trouvé asile ici ?…

— Oui, vous avez raison, il est arrivé à Royan à la fin de l’été 1939 et il en est reparti en… août 1940. C’est ici qu’il a couché sur la toile la monstrueuse Femme nue se peignant. Je lui préfère, de loin, Le Café des Bains peint depuis son atelier.

Trélissac ignorait tout de cette toile. Séraphin n’en avait qu’un vague souvenir. Margarita se hissa sur ses maigres jambes et fureta dans le tiroir d’une commode pour en extirper parmi de vieilles coupures de presse une piètre reproduction :

— Pablo l’a peinte exactement le 15 août 1940. Les rues de Royan étaient désertes. Pas âme qui vive ! Je m’en souviens très bien… La veille, une sentinelle allemande avait été abattue par des résistants sur le perron du Golf-Hôtel à Pontaillac ; aussi la population craignait-elle des représailles de la part de Chleuhs. Tous les Royannais étaient consignés chez eux. Un vrai couvre-feu ! Il faisait une chaleur suffocante et personne ne se serait hasardé sur la plage. C’était terrible, vous savez…

Théo écoutait la vieille dame avec un intérêt toujours plus soutenu alors que Séraphin n’en finissait pas de lisser le pli de son pantalon, signe évident de son impatience.

Dans sa suite à l’Hôtel Primavera, Hélène devait l’attendre, s’abandonnant à un Simenon ou, plus certainement, à l’hommage que l’ORTF ne manquerait pas de rendre au second président de la Ve République. Trélissac, quant à lui, se disait qu’il en apprendrait plus en écoutant sa logeuse qu’en lisant tous les guides touristiques à la gloire de Royan. Cette femme était la mémoire vivante d’une époque révolue. Les bombardements de 1945 avaient certes anéanti la plupart des belles villas de la côte, mais les éclats d’obus avaient eu aussi raison des rires frivoles qui hantaient le casino de la Grande Conche, « le plus grand de France », disait-on alors…

— C’est là que ma mère a vu la grande Sarah Bernhardt dans L’Aiglon.

Margarita était intarissable et peut-être un peu mythomane. Pour un peu, elle aurait sauté sur les genoux d’Émile Zola quand il côtoyait la station balnéaire dans les années 1880. Séraphin s’étonna qu’elle ne leur parlât pas de Sacha Guitry et d’Yvonne Printemps à l’époque de leur idylle. Ce serait pour la prochaine fois.

Cantarel regarda sa Reverso et s’offusqua aussitôt de l’heure tardive. Il s’empressa de remercier l’hôtesse pour son « fameux » vieux-robin et signifia à Théo qu’il l’attendait le lendemain, à 8 h 30 pétantes, dans le hall du Primavera pour « passer enfin aux choses sérieuses ».

Quand le conservateur se fut évanoui dans la nuit, Margarita eut cette phrase peu amène :

— Il ne doit pas être toujours commode, votre patron ! Avec ses airs patelins, je m’en méfierais…

— C’est l’homme le plus attachant et le plus cultivé que je connaisse, répliqua Théo.

— Ma foi, il cache bien son jeu ! Allez, suivez-moi, jeune homme, que je vous montre votre chambre.

Avant que Théo ne s’empare de ses bagages, Margarita décrocha une clé à laquelle était attachée une fanfreluche du plus mauvais goût.

— D’habitude, j’exige le paiement par avance de la chambre, mais avec vous, monsieur Trélissac, je peux avoir confiance, n’est-ce pas ?

Le garçon décocha son sourire le plus désarmant. La vieille dame en laissa s’échapper sa canne au pommeau d’argent, Théo se précipita aussitôt pour la ramasser.

— Vous êtes bien aimable, Théophile ! Est-ce bien ainsi que vous vous prénommez ?

— Non, madame. Je m’appelle Théodore, mais j’ai pour habitude qu’on m’appelle Théo.

— Théodore ? Mais c’est un prénom d’un autre siècle ! se moqua la vieille femme dont l’acte de naissance devait remonter au XIXe.

Dans le hall, sur un petit secrétaire en bois blond, s’entassait sous un sulfure le courrier du jour. La curiosité de Trélissac fut vite récompensée. Sur une enveloppe bleue, on pouvait lire :

 

Mademoiselle Marguerite Weber

Villa Margarita

Rue du Brick

Royan (Charente-Maritime)