CHAPITRE X
AGRESSION CONTRE TUPPENCE

— Tu as l'air bien fatiguée, fit remarquer Tommy en rentrant ce soir-là. Qu'as-tu fait ?

— Il est vrai que je suis épuisée.

— Es-tu allée farfouiller dans tes vieux bouquins ?

— Non, j'en ai assez de tous ces livres.

— Alors, de quoi s'agit-il ?

— Sais-tu ce qu'est le PPC ?

— Ma foi, non.

— Je t'expliquerai dans une minute. Auparavant, je vais te servir quelque chose. Et je boirais bien un verre, moi aussi.

Ayant préparé deux cocktails, Tuppence mit son mari au courant de ce qu'elle avait fait durant l'après-midi.

— As-tu glané quelque chose d'intéressant ? demanda Tommy d'un air intéressé.

— À vrai dire, je ne sais pas. Lorsque six personnes se mettent à parler en même temps pour raconter des histoires différentes et souvent contradictoires, au bout d'un moment, tu ne sais plus très bien où tu en es. Mais je crois tout de même m'être fait quelques idées.

— Par exemple ?

— Il existe, apparemment, une sorte de légende autour de certains événements antérieurs à la guerre de 1914 ; et on aurait, dit-on, caché quelque chose dans les environs.

— Nous nous en doutions déjà.

— Oui. Mais de vieilles histoires parcourent encore le village, transmises de bouche à oreille, et l'une d'entre elles pourrait contenir une part de vérité. Seulement, c'est un peu comme chercher une aiguille dans une botte de foin.

— Comment donc vas-tu t'y prendre pour essayer de parvenir à un résultat ?

— Je vais commencer par voir certaines personnes susceptibles de me raconter ce qu'elles ont véritablement entendu, en les isolant les unes des autres, et je les amènerai à me confier ce qu'elles ont appris de leur tante Agathe ou de leur oncle James. La première interrogée, je passerai à une autre, et ainsi de suite. Peut-être l'une d'elles pourra-t-elle me fournir une indication valable. Il y a forcément quelque chose à découvrir.

— Je ne le conteste pas. Malheureusement, nous ne savons pas quoi. Or, avant de se lancer dans une affaire, il vaut toujours mieux savoir de quoi il s'agit réellement.

— Bien sûr, je ne crois pas qu'il s'agisse de lingots d'or ou de doublons provenant de l'Armada espagnole. Et je ne pense pas non plus que l'on ait caché quoi que ce soit dans la caverne des contrebandiers.

— Pourquoi n'y trouverait-on pas des fûts d'excellent cognac français ? dit Tommy en se pourléchant les babines.

— Rien n'est impossible. Mais ce ne serait tout de même pas ce que nous cherchons, n'est-ce pas ?

— Ce serait pourtant une découverte qui ne me laisserait pas indifférent. Bien sûr, il pourrait aussi y avoir des documents, des lettres d'amour ayant servi à exercer un chantage. Hélas, elles n'auraient plus, de nos jours, aucune valeur.

— Évidemment. Et je me demande si nous parviendrons jamais au but.

— J'ai pourtant obtenu quelques renseignements aujourd'hui.

— À quel sujet ?

— Au sujet du recensement. Il semble qu'il ait eu lieu en… je ne me rappelle pas l'année, mais je l'ai notée dans mon agenda. Et il y avait, ce jour-là, de nombreuses personnes chez les Parkinson.

— Comment as-tu appris cela ?

— C'est Miss Collodon qui l'a découvert, au cours de ses recherches.

— Sais-tu que je commence à être jalouse d'elle ?

— C'est vraiment inutile, car elle n'est pas d'une éclatante beauté.

— J'aime mieux ça. Mais qu'est-ce que ce recensement vient faire dans cette histoire ?

— Lorsque Alexandre écrivait : « C'est un de nous qui l'a tuée », il pouvait vouloir désigner une personne qui résidait momentanément ici et qui, par conséquent, avait dû inscrire son nom sur le registre du recensement ; une personne qui aurait passé la nuit sous le toit des Parkinson. On doit pouvoir retrouver tout cela dans les archives. C'est, en tout cas, une possibilité.

— Je veux bien l'admettre. Mais, pour l'instant, j'aimerais passer à table.

Albert servit un dîner savoureux. Sa cuisine était assez irrégulière, mais elle se distinguait ce soir par un remarquable soufflé au fromage. Tommy et Tuppence, absorbés par le repas, oublièrent pendant quelques instants leurs préoccupations.

— Je me sens mieux, maintenant, dit Tuppence après avoir absorbé deux tasses de café. Eh bien, voyons où nous en sommes. Veux-tu me passer mon sac à main, s'il te plaît ? À moins que je ne l'aie oublié dans la salle à manger.

— Pour une fois, ce n'est pas le cas. Il se trouve au pied de ton fauteuil.

Tuppence se pencha pour le saisir.

— Tu m'avais fait là un très beau cadeau, remarqua-t-elle. Du vrai crocodile. Mais il est parfois difficile d'y fourrer certaines choses.

— Et même de les en retirer, apparemment.

— Il en est toujours ainsi avec les sacs à main d'un certain prix. Les plus pratiques, ce sont ceux en vannerie, car ils se gonflent dans tous les sens. Ah ! je crois que je l'ai.

— Quoi donc ?

— Un petit calepin sur lequel j'inscrivais autrefois les vêtements à faire nettoyer, les taies d'oreiller déchirées et autres choses du même genre. Mais il restait quatre ou cinq pages qui n'avaient pas été utilisées, et j'ai pensé que je pourrais m'en servir. J'y ai donc consigné ce que j'ai entendu aujourd'hui, quoique beaucoup de détails me paraissent sans intérêt. J'y avais déjà mentionné le recensement, la première fois que tu en as parlé, tout en ne sachant pas très bien, à ce moment-là, ce que nous pourrions faire de ce renseignement. J'y ai également porté le nom de Mrs. Henderson et celui d'une personne qu'on appelle Dorothy. C'est Mrs. Griffin qui m'en a parlé. Enfin, il y a aussi Oxford et Cambridge. De plus, j'ai découvert un autre détail dans un de ces vieux livres.

— Oxford et Cambridge, répéta Tommy d'un air pensif. Crois-tu que ce soit une histoire d'étudiants ?

— Je ne le pense pas. Je suis persuadée qu'il s'agissait simplement d'un pari sur une course d'aviron.

— Dans ce cas, ça ne peut pas servir à grand-chose.

— On ne sait jamais. Il y a donc cette Mrs. Henderson et quelqu'un qui vivrait dans une maison de retraite appelée Les Pommiers. Enfin, cette inscription sur un bout de papier sale qu'on avait fourré dans un livre. Je ne sais plus s'il s'agit de Catriona ou d'un ouvrage intitulé L'ombre du Trône.

— Celui-ci, c'est un livre sur la Révolution française. Je l'ai lu quand j'étais jeune. Et que comprenait cette inscription ?

— Trois mots griffonnés au crayon : grin, puis hen, et enfin Lo – avec une majuscule.

— Voyons, murmura Tommy, grin, fait penser au Cheshire13 ; hen pourrait faire allusion à Henny-Penny. Encore un autre conte de fées, n'est-ce pas ? Quant à Lo

— Te voilà coincé, hein ?

— Lo and behold14, reprit Tommy. Mais ça n'a pas de sens.

— Qu'avons-nous, en fin de compte ? Mrs Griffin, Mrs Henley – qui habite aux Pommiers et que je n'ai pas encore rencontrée –, Oxford et Cambridge, un pari sur une course d'aviron, le recensement, le Cheshire, Henny-Penny – l'histoire où la Poule se rend au Dovrefield, dans un conte d'Andersen –, enfin Lo. Je suppose que Lo signifie qu'ils étaient arrivés au Dovrefield15

— Je crois que nous sommes en passe de devenir complètement idiots, soupira Tommy.

— Oxford et Cambridge, murmura rêveusement Tuppence. Ça me rappelle quelque chose… Mais quoi ?

— Mathilde ?

— Pas Mathilde, mais…

— Truelove ? suggéra Tommy en riant d'une oreille à l'autre. « Mon bel amour s'en est allé… »

— Cesse de grimacer ainsi, vieux singe. Voyons… grin-hen-Lo. Ça ne veut rien dire. Et cependant… Oh ! j'ai une idée… Mais bien sûr !

— C'est grin qui m'y a fait penser. Le fait de te voir rire de toutes tes dents. Grin, hen, et puis Lo. Bien entendu. C'est forcément ça.

— Ne pourrais-tu t'expliquer plus clairement ? De quoi parles-tu donc ?

— De la course entre Oxford et Cambridge.

— Comment ces trois mots qui ne veulent rien dire peuvent-ils te faire penser à Oxford et à Cambridge ?

— Je te le donne en trois.

— J'aime mieux donner ma langue au chat tout de suite, parce que je ne pense pas que cela puisse avoir le moindre sens.

— Et pourtant, ce n'est pas dépourvu de sens.

— Quoi ? La course d'aviron ?

— Non. Rien à voir avec la course. C'est la couleur qui compte. Je veux dire les couleurs.

— Je ne te suis pas du tout.

 Grin, hen, Lo. Nous l'avons lu à l'envers. C'est dans l'autre sens qu'il fallait le prendre.

— Tu veux dire « n-i-r-g » ? Nirg ? Mais c'est complètement idiot !

— Ce n'est pas ça. Prends les trois mots et lis-les en commençant par le dernier. Cela te donne Lo-hen-grin.

Tommy fronça les sourcils.

— Tu n'as pas encore saisi ? Lohengrin, bien sûr. L'opéra. Wagner. Le cygne !

— Tout cela n'a aucun rapport avec un cygne, voyons !

— Mais si. Ces deux objets de porcelaine, que nous avons trouvés. Les tabourets de jardin, tu te rappelles ; l'un était bleu foncé, l'autre bleu clair. Et je crois que c'est Isaac qui nous a dit : « Voici Oxford et Cambridge. »

— Et tu as brisé Oxford, si je ne me trompe.

— Oui. Mais Cambridge est toujours là. Le bleu clair. Tu ne vois pas, maintenant ? Lohengrin ! Quelque chose était caché dans l'un de ces sièges ornés d'un cygne. Tommy, la première chose à faire, c'est maintenant d'aller examiner ce tabouret.

— Quoi ! À onze heures du soir ? Certainement pas.

— Nous irons donc demain.

***

— Il y a là un gamin qui voudrait vous voir, madame.

— Oh ! le petit rouquin ?

— Non, madame. L'autre. Celui qui a un drôle de nom. Clarence, je crois. Il prétend qu'il pourrait vous aider. Je me demande bien en quoi, d'ailleurs.

Clarence était assis sous la véranda, dans un antique fauteuil de rotin. Il tenait une barre de chocolat dans la main gauche et, de la droite, il puisait dans un paquet de chips.

— B'jour, m'dame, dit-il. Je viens voir si je pourrais pas vous donner un coup de main.

— Mon Dieu, nous avons bien besoin d'aide pour le jardin. Je crois que tu venais parfois avec Isaac, n'est-ce pas ?

— De temps en temps. Non pas que je sois très fort en jardinage. D'ailleurs, le père Isaac n'en savait pas beaucoup, lui non plus. Mais on bavardait, tous les deux. Il me racontait des tas de choses extraordinaires. Il prétendait avoir été premier jardinier de Mr. Bolingo, celui qui habitait près de la rivière cette grande maison qui est maintenant transformée en école. Mais ma grand-mère affirme qu'il racontait des blagues.

— Peu importe. Ce que j'aimerais faire, aujourd'hui, c'est retirer certains objets qui se trouvent dans cette petite serre, là-bas.

— Vous voulez parler de Kay-kay ?

— Oui. C'est drôle que tu connaisses ce mot.

— C'est toujours comme ça qu'on l'appelait, avec Isaac. On dit que c'est un mot japonais, mais c'est peut-être pas ça du tout.

Tuppence prit le chemin de la serre en compagnie du jeune garçon et escortée d'Albert, qui avait abandonné la vaisselle du matin dans l'espoir de trouver une occupation plus passionnante. Hannibal, après avoir flairé et reniflé un peu partout dans les environs, à la recherche d'odeurs caractéristiques, rejoignit le petit groupe à la porte de la serre.

— Alors, Hannibal, tu viens nous aider, toi aussi ? dit Tuppence.

— De quelle race est-il ? demanda Clarence. On m'a affirmé que c'était un chien ratier. C'est vrai ?

— Mais oui, répondit Tommy. C'est un terrier de Manchester. Le véritable terrier anglais noir et feu.

Hannibal, comprenant qu'on parlait de lui, tourna la tête et se mit à agiter la queue avec exubérance avant de s'asseoir d'un air digne et content de lui.

— Il mord, hein ? reprit Clarence.

— C'est un bon chien de garde, précisa Tuppence, et il veille remarquablement sur moi.

— Le facteur prétend qu'il a failli se faire mordre, il y a trois ou quatre jours.

— Ce n'est pas impossible. En règle générale, les chiens n'aiment pas beaucoup les facteurs. Sais-tu où se trouve la clef de la serre, Clarence ?

— Sûr. Accrochée dans le hangar, derrière le vieux paillasson. Je vais la chercher.

Le gosse partit en courant pour revenir presque aussitôt avec la clef rouillée mais maintenant soigneusement huilée. Il l'enfonça dans la serrure, tourna. La porte s'ouvrit.

Le tabouret de porcelaine orné du cygne était toujours là. Isaac l'avait lavé et nettoyé avec l'intention de la placer dans la véranda.

— Il devrait y en avoir un autre, fit remarquer Clarence. Isaac les appelait Oxford et Cambridge. Oh ! mais Oxford a été brisé.

— Oui.

— Et qu'est-il arrivé à Mathilde ? Il y a un vrai fouillis tout autour.

— Elle a subi une opération, répondit Tuppence.

Clarence se mit à rire, tandis que la vieille dame considérait le tabouret intact.

— Je suppose qu'il n'y a pas moyen d'attraper ce qui se trouve à l'intérieur ? Il faudrait le briser, comme l'autre. C'est drôle, ces fentes en forme de S percées sur le dessus. Ça fait penser à une boîte aux lettres.

— Vous savez, on peut les dévisser, dit le gamin.

— Les dévisser ! répéta Tuppence. Qui t'a dit ça ?

— Isaac me l'a expliqué, une fois. Ce sera sans doute un peu dur, mais en y mettant quelques gouttes d'huile, ça devrait marcher.

Clarence alla chercher une burette d'huile sur une étagère et retourna le tabouret. Cambridge parut d'abord un peu récalcitrant. Puis, brusquement, le fond se mit à tourner. Albert le dévissa entièrement et le retira.

— C'est plein d'un tas de saletés, constata Clarence.

Hannibal arriva à la rescousse. Il aimait particulièrement se rendre utile et avait l'impression qu'aucun travail ne pouvait être mené à bonne fin s'il n'y avait mis la main – ou plutôt la patte. Bien que, d'une façon générale, ce fût plutôt sa truffe qui servait à ses investigations. Cette fois, il renifla, éternua, poussa un petit grognement et se recula pour aller s'asseoir un peu plus loin.

— Il n'a pas l'air d'apprécier ça, dit Tommy.

— Aïe ! s'écria Clarence. Je me suis égratigné. On dirait qu'il y a quelque chose accroché à un clou…

Hannibal revint voir si on avait besoin de ses services. Clarence enfonça un peu plus le bras à l'intérieur du tabouret.

— Ça y est ! Je l'ai.

Il retira un petit paquet enveloppé dans une toile imperméable. Hannibal poussa un autre grognement. Tuppence se pencha et le caressa.

— Qu'y a-t-il, Hannibal ? Tu souhaitais peut-être la victoire d'Oxford, et c'est Cambridge qui a gagné.

Puis, se tournant vers son mari :

— Te souviens-tu que nous lui avions laissé regarder la course d'aviron, à la télévision ?

— Oui. Et, vers la fin, il était tellement furieux que nous ne pouvions plus rien entendre.

— Nous pouvions toujours voir. Que veux-tu, la victoire de Cambridge n'était pas de son goût.

— De toute évidence. Il a dû faire ses études à l'Université canine d'Oxford.

Hannibal se rapprocha de Tommy et se remit à agiter la queue d'un air satisfait.

— Ta remarque lui a fait plaisir, me semble-t-il.

— Quelles sont les études qu'il a dû faire, à ton avis ?

— Il a dû passer un diplôme sur le stockage et la conservation des os. Te rappelles-tu la fois où Albert lui avait donné un os de gigot ? Je l'ai d'abord surpris dans le salon, fort occupé à le glisser sous un coussin. L'ayant chassé dans le jardin, je l'ai observé par la fenêtre pendant qu'il enterrait son butin dans le parterre de glaïeuls. Il prend grand soin des os qu'on lui donne et semble vouloir les mettre de côté pour les jours de disette.

— Ne les déterre-t-il jamais ? demanda Clarence.

— Si. Mais il attend généralement qu'ils soient très anciens, c'est-à-dire le moment où il vaudrait mieux les laisser enterrés.

— Le nôtre n'aime pas les biscuits de chiens, expliqua Clarence. Par contre, il n'a rien contre les gâteaux de Savoie.

Hannibal flaira d'un air digne le trophée que Clarence venait de retirer du tabouret. Puis, faisant soudain volte-face, il se mit à aboyer.

— Va voir s'il n'y a personne dehors, dit Tuppence en s'adressant à son mari. Mrs. Herring m'a dit l'autre jour qu'elle connaissait un vieux jardinier qui accepterait sans doute de venir travailler chez nous. C'est peut-être lui.

Tommy ouvrit la porte et sortit, Hannibal sur ses talons.

— Personne, dit-il.

Le chien poussa un grognement sourd et se remit à aboyer de plus belle.

— Il croit sans doute qu'il y a quelqu'un ou quelque chose dans le gynerium.

Hannibal s'était, en effet, précipité vers le massif touffu, flairant, reniflant, aboyant et tournant de temps à autre la tête vers son maître.

— Je suppose qu'un chat a dû se réfugier là-dedans, reprit Tommy en s'adressant à sa femme debout sur le seuil de la serre. Probablement cette chatte noire qui vient parfois rôder par ici avec son petit.

— Celui qui se faufile partout, ajouta Tuppence. Oh ! je t'en prie, Hannibal, arrête ! Viens ici.

Hannibal se contenta de tourner la tête, l'espace d'une seconde. Il avait l'air furieux. Il leva les yeux vers sa maîtresse, recula de quelques pas mais pour reporter aussitôt son attention sur le massif et se remettre à aboyer.

— Il y a évidemment quelque chose qui le tracasse, dit Tommy. Ici, Hannibal !

Le chien se secoua, agita la tête, regarda encore ses maîtres, puis se précipita vers les arbustes sans cesser de manifester sa fureur.

Et soudain, retentit une détonation.

— Seigneur ! s'écria Tuppence. Quelqu'un qui chasse le lapin, sans doute.

— Rentre vite dans la serre !

Au même instant, un autre coup de feu claqua, et une balle siffla à l'oreille de Tommy. Hannibal fit rapidement le tour du buisson et s'élança à fond de train.

— Il donne la chasse à quelqu'un ! s'écria Tommy en se retournant. Mais… tu es blessée ?

— Je crois bien que j'ai été touchée à l'épaule. Qu'est-ce que… ça signifie ?

— Quelqu'un était caché dans le massif de gynerium, en train d'observer ce que nous faisions, et…

— Encore un coup des Irlandais, dit Clarence. Ils ont voulu nous faire sauter.

— Oh non. Je ne crois pas que cela ait la moindre signification politique, déclara Tuppence.

Ils venaient de franchir la porte du jardin lorsque Hannibal reparut soudain, hors d'haleine. Il se précipita vers Tommy et, le saisissant par une jambe du pantalon, essaya de l'entraîner dans la direction d'où il venait.

— Il veut que je le suive, dit Tommy.

— Il n'en est pas question, déclara Tuppence. S'il y a là-bas un fou armé d'un pistolet ou d'une carabine, tu ne vas pas aller te faire tuer. Qui veillerait sur moi, si tu n'étais plus là ? Viens, rentrons.

Ils pénétrèrent dans la maison, et Tommy se précipita sur le téléphone.

— Que fais-tu ?

— J'appelle la police, parbleu ! On ne peut pas laisser passer une chose comme celle-là.

Albert reparaissait avec une trousse de premier secours.

— Ne crois-tu pas que je devrais t'emmener à l'hôpital ? demanda Tommy.

— Non. Un petit pansement fera l'affaire. Ce n'est qu'une égratignure, Dieu merci. Mais il faudrait d'abord désinfecter la plaie.

— J'ai de la teinture d'iode, madame, dit Albert.

— Pas de teinture d'iode : ça brûle trop. D'ailleurs, on prétend maintenant dans les hôpitaux que ce n'est pas ça qu'il faut employer. Mais, dis-moi, qu'as-tu fait de ce paquet que nous avons retiré du tabouret ? C'est peut-être une trouvaille importante. N'oublie pas qu'on a tenté de nous tuer. Ça doit vouloir dire quelque chose !