CHAPITRE VIII
CE QUE SAVAIT LE GRAND-PÈRE ISAAC

Le lendemain matin, Tuppence était en train de faire quelques remarques à un électricien venu apporter certaines modifications à l'installation, lorsqu'Albert apparut.

— Il y a là un jeune garçon qui désire vous parler, madame.

— Qui est-ce ?

— Je ne lui ai pas demandé son nom, madame. Il attend devant la porte.

Tuppence se coiffa de son chapeau de jardin et descendit les marches du perron. Un garçonnet de douze ou treize ans était debout devant la grille.

— Je suppose que tu es Henry Bodlicott.

— Oui, madame. C'était mon grand-père qui travaillait chez vous.

— Une vraie tragédie, n'est-ce pas ? C'est bien triste.

— Oui, mais il était vieux, et je me demande s'il aurait vécu très longtemps. Chaque automne, il toussait affreusement. Je viens voir si vous n'auriez pas un petit travail à faire. Maman m'a dit que vous aviez peut-être des laitues à éclaircir. Je pourrais le faire, si vous vouliez. Je sais où elles se trouvent, car je venais parfois avec grand-père quand il était au travail.

— C'est très gentil de ta part. Viens me montrer.

La vieille dame suivit le petit garçon jusqu'au fond du jardin.

— C'est là, vous voyez ? Elles ont été plantées un peu serré, et il faut les éclaircir si on veut qu'elles grossissent.

— J'avoue ne pas connaître grand-chose aux salades. Je ne m'occupe que des fleurs. Je suppose, cependant, que tu ne veux pas t'engager comme jardinier.

— Oh non, madame. Je vais encore à l'école, mais je fais aussi de petits travaux : je distribue les journaux ; l'été, j'aide à cueillir les fruits…

— Eh bien, si tu connais quelqu'un qui veuille s'occuper du jardin, fais-le-moi savoir.

— C'est entendu, madame.

Tuppence fit demi-tour et se dirigea vers la maison. À mi-chemin, elle s'aperçut qu'elle avait perdu son écharpe. Elle revint sur ses pas. Le petit garçon s'avança vers elle.

— Je cherche mon écharpe, expliqua-t-elle. Ah ! la voilà, sur ce buisson.

Le gamin la lui tendit, puis leva les yeux vers elle, l'air gêné.

— Qu'y a-t-il ? demanda Mrs. Beresford.

Henry paraissait de plus en plus mal à l'aise.

— C'est quelque chose que… je voudrais vous demander, madame.

— Quoi donc ?

Le gosse rougit.

— Ça m'ennuie d'en parler, mais les gens racontent… euh… certaines choses…

Tuppence se demandait ce qui avait bien pu troubler ainsi le jeune Henry. Qu'avait-il pu apprendre sur elle et sur Tommy ?

— Voyons, qu'as-tu entendu raconter ?

— On dit que c'est vous qui avez fait prendre cet espion allemand, pendant la guerre. Vous l'aviez démasqué, et il paraît que vous avez eu des aventures extraordinaires. Vous faisiez partie du service de Renseignements, je suppose. C'est bien ainsi que ça s'appelle, hein ? C'est formidable de savoir que vous habitez maintenant ici, dans notre village. Il était aussi question de chansons d'enfants, dans cette histoire. J'avoue que je n'ai pas bien compris ce que ça venait faire.

— C'était une sorte de code, vois-tu ?

— Formidable ! répéta Henry. Ça ne vous ennuiera pas si j'en parle à mon copain Clarence ? Drôle de nom, Clarence, n'est-ce pas ? À l'école, on le charrie un peu. Mais c'est un brave gars, et il sera ravi de savoir que vous habitez ici.

Le gamin leva vers Tuppence des yeux remplis d'admiration.

— Formidable ! répéta-t-il encore.

— Il y a déjà longtemps de cela, tu sais.

— Est-ce que c'était amusant, ou bien… est-ce que vous avez eu peur ?

— Ma foi, il y avait peut-être un peu des deux. Mais je crois que j'ai surtout eu peur.

— Je comprends ça. C'est drôle que vous soyez venue dans notre village et que vous vous trouviez mêlée à une autre affaire du même genre. Un officier de la Marine britannique, je crois. Mais on dit qu'il était allemand, en réalité. C'est du moins ce que prétend Clarence.

— C'est bien possible.

— C'est peut-être pour ça que vous êtes venue ici avec votre mari, non ? Parce que, autrefois, il s'est passé quelque chose, dans ce village. Il était question d'un officier qui avait vendu les plans d'un sous-marin. Enfin… c'est ce qu'on raconte.

— Ce n'est pas pour cette raison que nous nous sommes installés ici, mais tout simplement parce que nous avons trouvé une maison qui nous plaisait. Cependant, j'ai entendu certaines rumeurs.

— On raconte des tas de choses, mais on ne sait pas toujours ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas.

— Comment ton ami Clarence est-il au courant ?

— Il l'a appris par Mick, celui qui habitait à côté de chez le forgeron. Il est mort, maintenant, mais il en savait, des trucs. Mon grand-père Isaac aussi. Il nous en parlait quelquefois.

— Il était donc au courant, lui aussi ?

— Oui. Et je me demande si ce n'est pas à cause de ça qu'on l'a tué. Il en savait peut-être un peu trop.

— Parlait-il souvent de ces événements ?

— Pas souvent, mais quelquefois le soir, en fumant sa pipe. Clarrie et Tom Gillingham – c'est un autre copain – voulaient toujours en savoir davantage. Et grand-père racontait. Bien entendu, nous ne pouvions pas savoir si tout ce qu'il disait était réel ou s'il en inventait une partie. Pourtant, je crois qu'il avait découvert certains détails et qu'il y avait pas mal de vrai dans ce qu'il racontait.

— Sais-tu que tout cela est passionnant ? Essaie de te rappeler ce qu'il disait, veux-tu ? Cela pourrait peut-être nous apprendre qui l'a tué.

— Au début, nous avons pensé que c'était un accident, car il n'avait pas le cœur très solide, et il lui arrivait parfois d'avoir des vertiges. Mais, à l'enquête, on a bien dit qu'il s'agissait d'un meurtre, n'est-ce pas ?

— Cela ne fait pas le moindre doute. Et il faut absolument découvrir le coupable. N'as-tu aucune idée sur la question ?

— Pas vraiment. Grand-père disait souvent que certaines personnes lui en voulaient. Mais il s'agissait toujours de personnes mortes depuis longtemps. Alors…

— Tu devrais nous aider, Henry, suggéra Tuppence.

— Vous voulez dire que… vous me laisseriez chercher avec vous ? Découvrir quelque chose, peut-être ?

— À condition que tu saches tenir ta langue et que tu n'ailles pas le répéter à tout le monde.

— Je comprends. Les copains pourraient, sans le vouloir, renseigner l'assassin, et ça risquerait de devenir dangereux pour vous et pour Mr. Beresford.

— Certes. Et ça ne me plairait pas beaucoup.

— Écoutez, si j'apprends ou si je découvre quelque chose, je viendrai vous demander si vous n'avez pas un petit travail à me confier. Qu'en dites-vous ? Je pourrais alors vous dire tout ce que je sais sans qu'on s'en doute. Pour le moment, je n'ai rien à vous apprendre. Mais j'ai des amis.

Le gamin se redressa, dans une attitude visiblement calquée sur celle d'un acteur de la télévision.

— Les gens bavardent souvent, et ils ne croient pas que j'écoute. Mais j'enregistre ce qu'ils disent.

— Cette affaire est grave, Henry, et il faut se montrer prudent. Comprends-tu ?

— Bien sûr, madame. Je le serai. Vous savez, grand-père savait certaines choses sur cette maison que vous avez achetée. Il connaissait certaines histoires. Il savait où se rendaient les gens, ce qu'ils faisaient, qui ils rencontraient. Il connaissait aussi les endroits qui pouvaient servir de cachettes. Quand il parlait, Maman n'écoutait pas, car elle pensait que ce n'étaient que des radotages. Mais Clarence et moi, nous trouvions cela passionnant. Clarrie me disait souvent : « Ça ressemble à un film de cinéma. » Et nous en discutions ensemble.

— As-tu jamais entendu parler de Marie Jordan ?

— Naturellement. C'était l'espionne allemande, hein ? Elle soutirait des secrets militaires aux officiers de marine.

— Je suppose que ce devait être quelque chose comme ça, répondit Tuppence sans se compromettre.

Il lui semblait préférable de s'en tenir à cette version, tout en s'excusant mentalement auprès de l'âme de la pauvre Marie Jordan.

— Je suppose qu'elle était très belle, n'est-ce pas ? reprit le petit garçon.

— Ma foi, je n'en sais rien. Au moment de sa mort, je ne devais guère avoir plus de trois ans.

***

— Tu es tout essoufflée, et tu as l'air bien excitée, fit remarquer Tommy au moment où sa femme regagna la maison.

— C'est un peu vrai.

— J'espère que tu ne t'es pas fatiguée à travailler au jardin ?

— Certainement pas. Je n'ai fait que bavarder un peu.

— Avec qui ?

— Avec un gamin.

— Il venait offrir son aide ?

— Oui et non. Il m'exprimait surtout son admiration.

— Envers le jardin ?

— Non. Envers moi.

— Diable !

— Ne prends pas cet air étonné.

— Était-il en admiration devant ta beauté ou devant ta salopette de jardin ?

— Devant mon passé. Il était tout ému à la pensée que j'étais celle qui avait démasqué un espion allemand, au cours de la dernière guerre. Un faux officier de marine.

— Seigneur ! Encore cette histoire qui ressort. Ne pourrons-nous jamais l'oublier ?

— En ce qui me concerne, je ne suis pas sûre de vouloir l'oublier. Pourquoi, d'ailleurs ? Si nous étions un couple d'acteurs célèbres, nous aimerions, au contraire, nous souvenir du passé.

— Je comprends ton point de vue, évidemment. Mais tu m'as parlé d'un gamin. Quel âge a-t-il ?

— Douze ou treize ans. Il a aussi un camarade prénommé Clarence.

— Et alors ? Qu'est-ce que ça vient faire ?

— Pour le moment, rien. Mais lui et Clarence ont des alliés, et je crois qu'ils seraient disposés à se mettre à notre service pour découvrir certaines choses.

— S'ils n'ont que douze ou treize ans, comment pourraient-ils se rappeler les événements qui nous intéressent ? Que t'a-t-il raconté ?

— Rien de précis. Il essayait seulement d'expliquer ce qu'il avait pu entendre. Oh ! il ne détient pas des renseignements de première main, c'est sûr. Il ne sait que ce qu'il a entendu raconter par Isaac ou par son ami Clarence.

— C'est-à-dire ?

— Difficile à dire. Les gamins ont dû entendre parler de certains endroits, et ils sont impatients de goûter aux joies de la découverte.

— Quel genre de découverte ?

— Celle des objets ou des documents qui peuvent être, dit-on, dissimulés ici.

— Dissimulés. Encore ce grand mot. Mais où ? Et quand ?

— Je l'ignore. Je suis simplement persuadée que le vieil Isaac aurait pu nous en apprendre beaucoup plus qu'il ne l'a fait. On l'a supprimé parce qu'il en savait trop, parce qu'il pouvait se montrer dangereux pour quelqu'un, et nous nous devons de découvrir le meurtrier. Je ne sais pas si « dissimulé » est le mot qui convient, mais il est certain qu'il y a quelque chose de louche dans cette maison. Un document que quelqu'un a pu laisser ou confier à une tierce personne. Isaac était au courant, et on a dû avoir peur qu'il nous raconte tout, car notre réputation est maintenant connue. Tout cela est sûrement lié, d'une manière ou d'une autre, avec l'affaire de Marie Jordan.

— Marie Jordan qui « n'est pas décédée de mort naturelle ».

— Et Isaac a été tué, lui aussi. Il nous faut démasquer le coupable. Sinon…

— En tout cas, il te faut faire preuve de prudence, Tuppence. Si on a tué Isaac parce qu'on le croyait sur le point de révéler quelque secret, on peut parfaitement t'attendre, un soir, dans un coin sombre, et te faire subir le même sort.

— Bien sûr. Mais je ferai attention. Crois-tu que je devrais porter un pistolet sur moi ?

— Certainement pas.

— Crains-tu que je ne sache pas m'en servir ?

— Ce n'est pas ça. Mais tu pourrais trébucher, tomber et te tuer.

— Je ne ferais tout de même pas une chose aussi stupide.

— Tu en es parfaitement capable.

— Alors, je pourrais avoir sur moi un couteau à cran d'arrêt.

— À ta place, je ne porterais aucune arme. Je me contenterais de me promener d'un air innocent en parlant de jardinage. Tu pourrais peut-être aussi laisser entendre que nous sommes un peu déçus par la maison et que nous songeons à aller vivre ailleurs.

— À qui devrai-je dire ça ?

— À tout le monde. Et la nouvelle aura vite fait le tour du village.

— Annonceras-tu la même chose, de ton côté ?

— Certes. Je dirai que la maison ne nous plaît pas autant que nous l'aurions cru.

— Tu es cependant décidé à poursuivre notre enquête ?

— Je ne puis absolument pas revenir en arrière.

— As-tu une idée de la façon dont nous allons nous y prendre ?

— Je vais simplement continuer ce que j'ai commencé. Et toi, as-tu un plan ?

— Pas encore. Mais j'ai quelques idées. Le jeune Henry et son ami Clarence pourront certainement m'aider dans ma tâche.