CHAPITRE II
LA FLÈCHE NOIRE

 

Mrs. Thomas Beresford plaça Le Coucou sur la troisième étagère, où se trouvaient rassemblés les ouvrages de Mrs. Molesworth. Puis elle en retira La Ferme des Quatre-Vents qu'elle ne se rappelait pas aussi bien que l'autre. Elle poursuivit ses investigations, feuilleta quelques volumes et se remit à lire…

Tommy n'allait pas tarder à rentrer.

Et lorsqu'il lui demanda, au repas, où elle en était de ses rangements, elle dut faire preuve de tact – et même d'un brin de ruse – pour l'empêcher de monter jeter un coup d'œil aux étagères. Emménager dans une nouvelle maison demande beaucoup plus de temps qu'on ne le croit généralement. Et puis, on a affaire à des gens particulièrement énervants. Les électriciens, par exemple. Ils étaient déjà venus, mais ils ne semblaient pas très satisfaits de leur travail. Cette fois, le visage rayonnant, ils avaient littéralement envahi le premier étage et creusé dans le plancher des trappes qui étaient autant de pièges pour la pauvre maîtresse de maison.

— Parfois, fit Tuppence, je regrette vraiment d'avoir quitté notre ancien appartement de Bartons Acre.

— Souviens-toi du plafond de la salle à manger. Et des mansardes. N'oublie pas non plus le garage qui a failli s'effondrer sur la voiture.

— Nous aurions pu faire effectuer des réparations.

— Non. Il aurait fallu pratiquement remplacer le bâtiment tout entier. Tu verras que cette maison-ci sera très bien lorsque l'aménagement intérieur sera terminé.

— Du moins aurons-nous assez de place pour ranger nos affaires.

Tuppence se demandait cependant s'ils parviendraient jamais au but qu'ils s'étaient fixé. Au départ, tout semblait simple ; mais ensuite les choses se compliquaient sérieusement. En grande partie par la faute de ces maudits livres, d'ailleurs. Pourtant, il lui eût été impossible de s'en passer.

— Si j'étais enfant aujourd'hui, reprit-elle, je n'aurais sûrement pas appris à lire aussi facilement. De nos jours, les enfants de quatre, cinq ou six ans ne semblent pas savoir lire, et beaucoup d'entre eux sont encore incapables à dix ou onze ans. Je ne comprends pas pourquoi nous trouvions cela tellement facile, de notre temps. Martin et Jennifer, qui avaient leur maison tout près de la nôtre ; Cyril et Winifred, qui habitaient de l'autre côté de la rue. Tous. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que nous savions parfaitement l'orthographe. Mais nous lisions.

Elle déplaça encore quelques livres. Ses mains s'attardèrent sur un gros volume à la couverture défraîchie : La Guirlande de Marguerites.

— Oh ! il faut absolument que je relise ça. C'était tellement passionnant, et on était tellement anxieux de savoir si on permettrait à Norman de recevoir la confirmation ! Il y avait aussi Ethel et Flora. Comment donc s'appelait le village où ils vivaient ? Coxwell, je crois.

— Je vous demande pardon, madame ?

— Ce n'est rien, Albert.

Le fidèle valet de chambre et homme de confiance des Beresford venait d'apparaître sur le seuil.

— N'avez-vous pas sonné, madame ?

— Pas vraiment. J'ai appuyé par mégarde sur le bouton, en montant sur cette chaise pour attraper un livre.

— Voulez-vous que je vous descende certains ouvrages, madame ?

— Ma foi, je n'ai pas encore bien vu ceux qui se trouvent sur la troisième étagère. La seconde en commençant par le haut.

Albert grimpa sur une chaise et saisit les livres l'un après l'autre, les tapotant de la main pour en chasser la poussière avant de les passer à Tuppence qui les reçut avec ravissement.

— Oh ! Voici L'Amulette. Et Les Chercheurs de Trésor. Mon Dieu, comme j'ai aimé tout cela. Non, ne les replacez pas, Albert. Je crois que je vais d'abord les lire. Et celui-ci, qu'est-ce que c'est ? La Cocarde rouge. Oui, un livre historique. Passionnant. Et voici La Robe écarlate. Je lisais tout cela quand j'avais dix ou onze ans. Je ne serais pas étonnée de découvrir Le Prisonnier de Zenda.

Tuppence soupira à ce souvenir. Le Prisonnier de Zenda. Sa première incursion dans le romanesque. Les aventures de la princesse Flavia. Le roi de Buritania. Rudolph Rassendyll, dont on rêvait la nuit.

Albert descendit une autre série de livres.

— Voyons, qu'avons-nous là ? L'Île au Trésor. Bon, celui-ci, je l'ai relu plus tard. Et j'ai vu, je crois, deux films qui se sont inspirés du roman. Je n'aime pas beaucoup voir les films après avoir lu les livres. Ça ne me semble jamais au point. Et voici L'Enlèvement. Celui-là, je l'ai toujours adoré.

Albert se haussa sur la pointe des pieds et prit une pile de livres plus importante que la précédente. Un volume tomba et frôla la tête de Mrs. Beresford.

— Je vous prie de m'excuser, madame.

— C'est sans importance, Albert. Ah ! voici Catriona. Y a-t-il d'autres Stevenson ?

Albert faisait maintenant passer les volumes avec plus de précaution. Soudain, Tuppence poussa un petit cri de joie.

— La Flèche noire ! Le chat, le rat et Lovell, le chien. L'Angleterre gouvernée par un pourceau. Il s'agissait, bien entendu, de Richard III. Pourtant, de nos jours, tous les ouvrages affirment que c'était un roi admirable, et non un scélérat comme on l'a dit si souvent. Mais je ne crois pas que cette affirmation soit l'expression de la vérité. Et Shakespeare ne le pensait pas non plus. Ne commence-t-il pas sa pièce en faisant dire à Richard : « Je suis déterminé à être un scélérat » ?

— Dois-je en descendre d'autres, madame ?

— Non, merci, Albert. Je suis trop fatiguée pour continuer.

— Bien, madame. À propos, Monsieur a téléphoné pour dire qu'il aurait une demi-heure de retard.

— C'est bon.

Tuppence s'assit dans un fauteuil après s'être emparée de La Flèche noire.

— C'est merveilleux, murmura-t-elle. Il ne m'en reste qu'un souvenir assez vague pour que je prenne grand plaisir à le relire.

Albert était retourné à la cuisine. Elle s'appuya contre le dossier du fauteuil, cherchant à retrouver les joies de son enfance en se plongeant dans la lecture de Robert Louis Stevenson.

À la cuisine, le temps passait aussi. Une voiture s'arrêta devant le perron. Albert sortit par la porte de derrière.

— Dois-je rentrer la voiture au garage, monsieur ?

— Je le ferai moi-même, répondit Mr. Beresford, car je suppose que vous êtes occupé à la préparation du repas. Suis-je très en retard ?

— Non, monsieur. Pas plus que vous ne l'aviez annoncé.

Tommy rentra la voiture, puis pénétra dans la cuisine en se frottant les mains.

— Il fait froid, dehors. Où est Madame ?

— En haut, avec les livres, monsieur.

— Quoi ! Encore avec ces vieux bouquins ?

— Oui, monsieur. Elle a passé la plus grande partie de la journée à lire.

— Très bien. Qu'avons-nous pour le dîner, Albert ?

— Des filets de sole, monsieur. Ce ne sera pas long.

— Parfait. Alors, disons dans un quart d'heure. Je voudrais faire un brin de toilette, auparavant.

Au premier étage, Tuppence était toujours enfoncée dans son fauteuil, le front légèrement plissé. Elle venait de tomber sur quelque chose qui lui paraissait insolite. Aux pages 35 et suivantes, certains mots avaient été soulignés, et, depuis un quart d'heure, elle essayait de comprendre la raison pour laquelle on avait voulu mettre ces mots en évidence. Elle se mit à lire à mi-voix :

Matchum ne put retenir un petit cri. Dick lui-même tressaillit de surprise et laissa tomber la manivelle de son arbalète. Ce devait être le signal attendu, car ses compagnons furent aussitôt debout, les armes à la main. Ellis leva les bras, les yeux brillants…

Tuppence hocha la tête et se dirigea vers le petit bureau où elle conservait son papier à lettres. Elle prit une des feuilles envoyées récemment par un imprimeur afin que les Beresford pussent choisir le papier sur lequel ils désiraient faire graver leur nouvelle adresse : Les Lauriers.

— Drôle de nom, murmura-t-elle. Mais, d'autre part, si on change constamment les noms des maisons, le courrier s'égare.

Elle prit son stylo et recopia quelques phrases du livre qu'elle se mit à examiner attentivement.

— Ah, mais ça change tout ! s'exclama-t-elle au bout d'un moment.

Elle inscrivit sur une autre feuille quelques lettres isolées.

— Tu es encore là ! s'écria Tommy qui entrait. Le dîner va être prêt. Où en es-tu de tes livres ?

— J'ai trouvé quelque chose qui m'intrigue passablement.

— Quoi ?

— J'ai déniché sur une étagère La Flèche noire, de Stevenson, et l'idée m'est venue de relire ce livre. J'ai donc commencé. Mais j'ai bientôt rencontré des tas de mots soulignés à l'encre rouge.

— Il arrive parfois qu'on souligne une phrase ou un mot. Ou bien une citation.

— Certes. Mais ce n'est pas ça du tout. Ce sont des lettres.

— Des lettres ? Que veux-tu dire ?

— Approche, je vais te montrer.

Tommy s'avança, s'assit sur le bras du fauteuil et se mit à lire.

Matchum ne put retenir un petit cri. Dick lui-même tressaillit de surprise…

— Mais c'est insensé !

— C'est ce que je me suis dit tout d'abord. Mais ça ne l'est pas, Tommy.

Une clochette se fit entendre au rez-de-chaussée.

— C'est le dîner.

— Ne t'inquiète pas. Il faut que je t'explique ça tout de suite.

— Vas-y, soupira Tommy. Encore une de tes étranges découvertes, j'imagine.

— Tu vois, sur cette page, le M et le A de « Matchum » sont soulignés ; un peu plus loin, le R et le I de « cri » ; puis le E de « surprise ». Nous trouvons plus loin le J de « Jack », le O de « abandonner », le R de « regarder »…

— Je t'en prie, arrête.

— Un instant. Regarde les cinq premières lettres que j'ai relevées sur cette feuille. Si tu les écris les unes à la suite des autres, tu obtiens « Marie ».

— Et alors ? Le livre appartenait sans doute à une gamine nommée Marie et douée d'un esprit inventif. Elle a cherché à indiquer par ce moyen compliqué que ce bouquin était sa propriété. Il y a des tas de gens qui inscrivent leurs noms sur les livres et les objets qui leur appartiennent.

— Ensuite, si nous considérons les lettres qui suivent, nous obtenons « Jordan ».

— C'est logique. Tu connais le nom entier de la gosse. Elle s'appelait Marie Jordan.

— Non. Ce livre ne lui appartenait pas. Si tu jettes un coup d'œil à la page de garde, tu y trouveras, tracé d'une écriture enfantine, le nom de son propriétaire : Alexandre Parkinson.

— D'accord. Et après ? Le garçon a voulu immortaliser le nom d'une de ses petites camarades dont il devait être vaguement amoureux. Allons, viens. Je commence à avoir faim.

— Encore un instant. Je tiens à te montrer la suite. Dans les quatre ou cinq pages suivantes, il y a encore des mots soulignés. Les lettres ont été choisies dans des endroits bizarres. Et nous avons la phrase suivante : « Marie Jordan n'est pas décédée de mort naturelle. » Et, un peu plus loin : « C'est un de nous qui l'a tuée. Je crois savoir qui. » C'est tout. Je n'ai pas trouvé autre chose. Mais c'est passionnant, tu ne crois pas ?

— Écoute, Tuppence, tu ne vas pas encore chercher un mystère là-dedans ?

— Mais c'est un mystère, à mes yeux ! « Marie Jordan n'est pas décédée de mort naturelle. C'est un de nous qui l'a tuée. Je crois savoir qui. » Avoue, Tommy que c'est fort étrange.