CHAPITRE V
LA VENTE DE CHARITÉ

 

Tuppence fut agréablement surprise de constater que la lampe de cuivre était fort bien accueillie.

— Comme c'est gentil à vous, Mrs. Beresford, de nous offrir quelque chose d'aussi ravissant, lui déclara Miss Sanderson. J'imagine que vous avez rapporté cette lampe d'un de vos nombreux voyages à l'étranger ?

— Oui, nous l'avons achetée en Égypte, affirma Tuppence.

En réalité, elle n'en était pas du tout sûre, car huit ou dix ans s'étaient écoulés depuis cet achat, qui avait peut-être été effectué à Damas, à Bagdad ou à Téhéran. Mais l'Égypte étant en ce moment à la une de l'actualité, la lampe n'aurait que plus de succès si on croyait qu'elle provenait de ce pays.

— Elle était un peu trop importante pour notre appartement, ajouta la vieille dame. Aussi ai-je pensé…

— Je crois que nous devrions la mettre en tombola, suggéra Miss Little.

C'était elle qui était plus ou moins chargée de l'organisation de la vente. On l'appelait la Fouineuse communale, en raison du fait qu'elle était remarquablement bien informée de tout ce qui se passait dans le village. Son nom de famille lui allait d'ailleurs fort mal, car c'était une grande femme d'amples proportions1.

— J'espère que vous viendrez à cette vente, Mrs. Beresford ?

— Certainement. J'ai hâte de faire certaines acquisitions. J'aimerais bien, par exemple, cette cuvette en carton-pâte, si elle est encore là quand je viendrai.

— On fabrique aujourd'hui de si ravissantes bassines en plastique !

— Je n'aime pas beaucoup le plastique. Il y a aussi ce vieil ouvre-boîtes orné d'une tête de taureau. Il me plaît beaucoup, car on n'en voit plus guère de ce genre.

— Ne pensez-vous pas que les ouvre-boîtes électriques sont bien plus agréables à utiliser ?

La conversation se poursuivit pendant un certain temps sur ce thème, puis Tuppence demanda si elle pourrait rendre quelque service.

— Ah ! chère Mrs. Beresford, peut-être aimeriez-vous arranger le stand des bibelots. Je suis sûre que vous avez un tempérament artistique.

— Pas vraiment. Mais je veux bien essayer tout de même de vous arranger ce stand. Je vous demanderai seulement de me dire franchement si quelque chose ne va pas.

— C'est agréable d'avoir un peu d'aide, et nous sommes tellement heureuses de faire votre connaissance ! Je suppose que vous êtes maintenant tout à fait installée dans votre nouvelle maison.

— Nous devrions l'être, mais je crains que nous n'en soyons encore loin. Avec les charpentiers, les électriciens, les plombiers et les autres…

— Les employés du gaz sont les pires de tous, déclara Miss Little d'un ton péremptoire.

L'arrivée du curé de la paroisse, qui venait adresser quelques paroles d'encouragement aux organisatrices, changea le cours de la conversation. Lui aussi exprima sa joie de rencontrer sa nouvelle paroissienne Mrs. Beresford.

— Nous vous connaissons déjà bien, vous et votre mari, et nous parlions de vous il y a à peine deux ou trois jours. Quelle vie passionnante vous avez dû avoir, au cours de la dernière guerre ! Un beau succès de votre part, cette affaire de… Mais sans doute ne faut-il pas en parler.

— Oh ! racontez-nous ça, monsieur le curé, dit l'une des femmes en quittant le stand où elle était occupée à ranger des pots de confitures.

— On m'en a parlé en confidence, répondit doucement le prêtre. À propos, Mrs. Beresford, je crois vous avoir aperçue hier dans le cimetière.

— Vous ne vous êtes pas trompé. Je suis également allée visiter l'église. Vous avez là quelques très beaux vitraux.

— Ceux de la nef de gauche datent, en effet, du quatorzième. Mais les autres sont victoriens.

— En parcourant le cimetière, j'ai pu constater que de très nombreux Parkinson y étaient enterrés.

— C'est vrai. Il y en a eu beaucoup autrefois, dans la région et dans le village lui-même. Néanmoins, je n'en ai jamais connu aucun. Mrs. Lupton doit se souvenir d'eux, j'imagine.

Mrs. Lupton, une dame âgée qui marchait en s'appuyant sur deux cannes, eut l'air absolument ravie de voir qu'on s'intéressait à elle.

— Oui, certainement. Je me rappelle la vieille Mrs. Parkinson, celle qui habitait Manor House. Une femme extraordinaire.

— J'ai également remarqué d'autres noms, qui reviennent assez souvent : Somer, Chatterton, par exemple.

— Je constate que vous vous êtes plongée dans le passé de notre localité.

— Il me semble aussi avoir entendu prononcer le nom de Jordan. Il s'agissait d'une certaine Annie – ou Marie – Jordan.

Tuppence jeta un coup d'œil autour d'elle, mais le nom de Jordan ne parut éveiller aucun intérêt particulier.

— Je crois que Mrs. Blackwell a employé, à une certaine époque, une cuisinière qui portait ce nom, dit enfin quelqu'un. Susan Jordan, me semble-t-il. Mais elle ne l'a gardée que six mois. Elle ne faisait pas l'affaire, à plusieurs points de vue.

— Y a-t-il longtemps de cela ?

— Oh non. Huit ou dix ans. Pas davantage.

— Reste-t-il encore des Parkinson, au village ou dans les environs ?

— Non. Ils ont disparu depuis longtemps. Le dernier d'entre eux a épousé une de ses cousines germaines, et ils sont partis vivre au Kenya.

Tuppence savait que Mrs. Lupton était plus ou moins en rapports avec l'hôpital.

— Je possède quelques livres, lui dit-elle, qui se trouvaient dans la maison quand nous l'avons achetée. Ce sont pour la plupart, des ouvrages pour enfants, et j'ai pensé qu'ils pourraient peut-être vous rendre service.

— C'est très gentil de votre part, Mrs. Beresford. Mais on nous offre souvent des livres d'enfants dans des éditions récentes, et on ne peut guère faire lire, de nos jours, des ouvrages démodés.

— Croyez-vous ? En ce qui me concerne, j'aime beaucoup ces vieux livres. Je n'oublierai jamais L'Île au Trésor ou les romans de Mrs. Molesworth.

***

Tuppence rentra la voiture au garage et se dirigea vers la maison. Albert sortit de la cuisine et vint à sa rencontre.

— Désirez-vous un peu de thé, madame ? Vous devez être fatiguée.

— Pas vraiment. Je vous remercie, Albert, mais j'ai déjà pris le thé à la Salle paroissiale. Il y avait aussi un bon gâteau, mais les petits pains au lait étaient moins bien réussis.

— Ils sont presque aussi difficiles à réussir que les beignets, madame. Amy les faisait merveilleusement.

— Je sais. Je n'en ai jamais mangé d'aussi délicieux.

Amy, décédée quelques années plus tôt, avait été la femme d'Albert.

— Où est Monsieur ? continua Mrs. Beresford. Est-il sorti ?

— Non, madame. Il est en haut, dans la mansarde que vous avez transformée en bibliothèque. Je suppose qu'il finit de ranger les livres.

— Et Hannibal ?

— Je crois qu'il est avec Monsieur.

Mais, au même instant, Hannibal fit son apparition. Après avoir lancé deux ou trois aboiements avec toute la virulence qu'il jugeait indispensable à un bon chien de garde, il se rendit compte que c'était sa maîtresse qui venait de rentrer et non une inconnue venue dérober les cuillères à café. Il descendit l'escalier en se tortillant, en agitant la queue, sa langue rose au coin des babines.

— Alors, dit Tuppence, es-tu content de revoir ta maman ?

Hannibal manifesta sa joie en se précipitant sur la vieille dame.

— Doucement, doucement. Tu vas me faire tomber. Où est Papa ?

Hannibal gravit quelques marches en courant, tourna la tête et attendit que sa maîtresse l'eût rejoint. Elle trouva effectivement Tommy en train de farfouiller dans les livres.

— Que fais-tu là ? demanda-t-elle. Je te croyais sorti avec Hannibal.

— Nous sommes allés jusqu'au cimetière.

— Pourquoi diable as-tu emmené ce pauvre petit chien au cimetière ? Je suis certaine que les animaux n'y sont pas spécialement les bienvenus.

— Il était en laisse. Et, de toute façon, c'est lui qui m'y a conduit, et non l'inverse.

— J'espère qu'il ne va pas prendre l'habitude d'y aller régulièrement. Ce serait très ennuyeux. Tu sais comment il est.

— En tout cas, il avait l'air de s'y plaire particulièrement. Il est très intelligent, ce chien.

— Tu veux dire entêté, je suppose.

Hannibal vint frotter sa truffe contre la jambe de sa maîtresse.

— Tu vois, reprit Tommy, il vient te dire qu'il est intelligent. Beaucoup plus que nous ne l'avons été jusqu'ici, toi et moi.

— Qu'est-ce que ça signifie ?

Mais Mr. Beresford, ignorant la question de sa femme, changea de sujet.

— Est-ce que tu t'es bien amusée ?

— Ma foi, je n'irai pas jusque-là. Néanmoins, tout le monde a été gentil envers moi.

— Je t'ai dit, il y a un instant, qu'Hannibal et moi avions fait preuve d'intelligence.

— J'avais compris que c'était Hannibal tout seul.

Tommy allongea le bras pour prendre un livre sur une étagère.

— L'Enlèvement, un autre Stevenson. Quelqu'un devait aimer particulièrement cet auteur. Il y a encore La Flèche noire, Catriona et deux ou trois autres. Offerts à Alexandre Parkinson par sa grand-mère.

— Et alors ?

— Alors, j'ai découvert sa tombe.

— Quoi ?

— Pour être tout à fait juste, c'est Hannibal qui l'a découverte, près de la porte de la sacristie. Elle n'est pas très bien entretenue, et l'inscription en est presque effacée, mais c'est bien elle. Alexandre Richard Parkinson, décédé dans sa quatorzième année.

— Quatorze ans. Pauvre gosse !

— Hannibal fouinait dans ce coin, et j'ai réussi à déchiffrer l'inscription. Puis je me suis posé une question. Je crois que… tu m'as contaminé. C'est ça le plus terrible, avec toi : quand tu t'intéresses à quelque chose, il faut toujours que tu entraînes quelqu'un dans ton sillage. Je me suis demandé s'il ne pourrait y avoir, entre la découverte du jeune Alexandre et sa mort prématurée, un rapport de cause à effet. Il s'était donné la peine de rédiger une sorte de message secret : Marie Jordan n'est pas décédée de mort naturelle. Si nous supposons que cette affirmation est l'expression de la vérité, ne crois-tu pas qu'elle a pu entraîner… euh… la mort de ce garçon ?

— Tu ne penses tout de même pas…

— Ma foi, on est en droit de s'interroger. Il est bien évident que l'inscription de la pierre tombale ne précise pas de quoi il est mort. Mais s'il savait véritablement un détail compromettant pour quelqu'un…

— Tu te fais des idées.

— Je te fais remarquer que c'est toi qui as commencé à soulever la question.

— De toute façon, ces événements sont tellement lointains que nous ne parviendrons jamais à trouver la solution de l'énigme.

— Cela remonte à peu près à l'époque où nous enquêtions sur l'affaire Jane Finn2.

Tommy et Tuppence échangèrent un regard. Leur esprit se reportait à bien des années en arrière.