CHAPITRE VI
Mr. ROBINSON

 

— Je me demande ce que Tuppence fait en ce moment, soupira Thomas Beresford.

— Excusez-moi, je n'ai pas bien compris.

Thomas tourna la tête pour regarder plus attentivement Miss Collodon, vieille fille maigre et émaciée dont les cheveux gris venaient visiblement de subir un rinçage.

— Ce n'est rien, Miss Collodon. Je… ma foi, je crois que je pensais à haute-voix. C'est tout.

Tommy se remit à réfléchir, mais en prenant bien soin, cette fois, de ne pas exprimer tout haut ses pensées intimes. « Que peut-elle faire en ce moment ? Quelque sottise, j'en jurerais. Elle est capable de se tuer en descendant la colline dans cette maudite carriole. Et si elle ne faisait aucune bêtise, elle risque d'entreprendre quelque chose de dangereux. » Il se remémora certains incidents survenus dans un passé plus ou moins lointain. Puis quelques vers lui revinrent à l'esprit, et il les récita à mi-voix.

La porte du Destin et celle du Désert…

Ô caravane,

Si tu dois les franchir, abstiens-toi de chanter.

N'as-tu pas entendu

Ce silence éternel où meurent les oiseaux ?

Pourtant, ce gazouillis n'est-il pas d'un oiseau ?

 

Miss Collodon répondit aussitôt, lui causant une certaine surprise.

— Flecker, dit-elle. Et cela se poursuit… La caravane de la Mort… La Caverne maudite… Le fort de la Crainte…

Beresford la fixa d'un air étonné. Elle croyait certainement qu'il voulait lui soumettre un problème d'ordre littéraire et savoir d'où était extraite cette citation.

— Je songeais seulement à ma femme, expliqua Thomas d'un air d'excuse.

La vieille fille le dévisagea avec une nouvelle expression dans le regard. « Sûrement des ennuis domestiques », devait-elle penser. Il s'empressa de lui demander si elle avait pu élucider le point qu'il lui avait soumis l'avant-veille.

— Oh oui, répondit-elle. Cela ne m'a pas donné beaucoup de mal. Somerset House4 est fort utile dans des cas de ce genre. J'ai relevé un certain nombre de noms et d'adresses, ainsi que des dates.

— Y avait-il plusieurs Marie Jordan ?

— Plusieurs Jordan, oui. Marie, Polly et Molly. Mais je ne sais pas si l'une des trois est celle sur qui vous enquêtez.

Elle lui tendit une feuille dactylographiée.

— Cependant, je n'ai pu trouver l'adresse du major Dalrymphe. De nos jours, on a parfois l'impression que les gens se plaisent à changer sans cesse de domicile. J'espère, néanmoins, pouvoir me procurer cette adresse d'ici deux ou trois jours. Voici, par contre, celle du docteur Heseltine, qui habite actuellement à Surbiton.

— Je vous remercie. Peut-être pourrai-je commencer par lui.

— Avez-vous d'autres problèmes à résoudre ?

— Oui, mais certains risquent de n'être pas de votre compétence.

— Vous savez, répliqua Miss Collodon avec assurance, il faut savoir s'adapter à tout et être capable d'aller puiser à toutes les sources. Il y a bien longtemps, alors que je débutais dans le métier, le bureau de renseignements de Selfridge's5 me rendait d'énormes services. On pouvait poser les questions les plus extraordinaires sur les choses les plus invraisemblables, et si on ne vous donnait pas toujours la réponse, du moins vous indiquait-on où vous pouviez la trouver rapidement. Mais cela est désormais du domaine du passé.

La vieille demoiselle consulta sa montre.

— Mon Dieu ! Il faut que je me sauve. J'ai une autre affaire urgente qui m'appelle.

***

Thomas avait ensuite rendez-vous dans un restaurant modeste, situé à proximité de Tottenham Court Road. Un homme d'un certain âge se leva à son entrée.

— Carroty Tom6 ! s'écria-t-il. Ma parole, je me demande si je t'aurais reconnu dans la rue.

— Que veux-tu, je suis maintenant plus gris que roux.

— Combien de temps y a-t-il que nous ne nous sommes vus ? Deux ans ? Dix ans ?

— Là, mon vieux, tu vas un peu loin. Nous nous sommes rencontrés au cours d'un dîner en novembre dernier.

— C'est, ma foi, vrai. Et de quoi t'occupes-tu maintenant ? Toujours d'espionnage ?

— Absolument pas. Et toi, Mutton Chop7 ?

— Je suis trop âgé, moi aussi, pour servir mon pays de cette façon.

— Le contre-espionnage n'existe-t-il plus ?

— Oh si ! Mais je suppose qu'on y a collé les gars les plus brillants : ceux qui sortent de l'université et ont besoin de trouver du travail. Où es-tu, maintenant ? Je t'ai envoyé une carte de Noël – que je n'ai d'ailleurs postée qu'en janvier –, mais elle m'est revenue avec la mention « Inconnu à cette adresse ».

— Nous nous sommes installés à la campagne, à proximité de la mer, dans un patelin qui s'appelle Holloquay.

— Holloquay ? Ça me rappelle quelque chose. Je crois qu'il s'y est passé une histoire qui aurait été tout à fait dans tes cordes.

— Je sais. Mais il y a au moins soixante ans de cela. Et je n'en ai entendu parler que depuis mon arrivée là-bas.

— Ça concernait, me semble-t-il, les plans d'un sous-marin, qui auraient été vendus à… je ne sais plus quel pays. Peut-être au Japon. À moins que ce ne soit à la Russie. Il y avait, dans l'affaire un secrétaire d'ambassade, ou un fonctionnaire du même genre.

— Je voulais précisément, par pure curiosité, te poser un certain nombre de questions.

— Je t'écoute.

— Tu m'as dit que tu avais entendu parler de Holloquay. Était-ce véritablement à l'occasion d'une affaire d'espionnage ?

— À la vérité, tout cela est si loin, si vague que je ne me rappelle pas grand-chose. Pourtant, ça avait fait du bruit, à l'époque. Il y avait aussi, je crois, un officier de marine cent pour cent britannique et au-dessus de tout soupçon.

— Et aussi une jeune femme, n'est-ce pas ? Marie Jordan.

— Il me semble, en effet, me rappeler ce nom. Je me demande s'il s'agissait de la femme de cet officier. C'est elle, en tout cas, qui avait pris contact avec les Russes, et… Non, je confonds avec une autre affaire plus récente. Voyons, pourquoi veux-tu déterrer cette vieille histoire, après tout ce temps ? Cela se passait à peu près à l'époque où tu avais eu affaire avec cette jeune fille du Lusitania. Mais était-ce toi ou ta femme ?

— Nous étions dans le coup tous les deux.

— Et la fille s'appelait Jane Fish, ou quelque chose comme ça, non ?

— Jane Finn.

— Qu'est-elle devenue ?

— Elle a épousé un Américain.

Le garçon arrivait avec le menu, et la conversation ne porta plus que sur des questions gastronomiques.

***

Thomas Beresford avait arrangé un autre rendez-vous pour l'après-midi. Cette fois, son interlocuteur était un homme grisonnant, à l'air morose, et qui paraissait regretter le temps qu'il accordait à Tommy.

— Ma foi, je ne saurais dire. Je vois vaguement de quoi vous voulez parler, mais je ne possède véritablement aucun renseignement sur ce genre de choses. Cependant, je vous ai pris rendez-vous avec quelqu'un qui pourrait vous aider. Un homme charmant, toujours prêt à me rendre service et qui est, d'ailleurs, le parrain d'une de mes filles. Voici son adresse. C'est celle de son bureau, dans la Cité, et il vous recevra à trois heures. L'avez-vous déjà rencontré ?

Tommy baissa les yeux vers la carte qu'on lui tendait.

— Non, je ne pense pas l'avoir jamais vu.

— C'est un grand type énorme, au teint olivâtre et d'aspect assez quelconque. À le voir, vous ne croiriez pas qu'il puisse être au courant de quoi que ce soit. Pourtant, c'est un crack, et je serais surpris s'il n'était pas à même de vous fournir les renseignements dont vous avez besoin.

***

Thomas Beresford fut reçu par un homme d'une quarantaine d'années qui le considéra d'abord d'un air soupçonneux.

— Vous avez rendez-vous avec Mr. Robinson ? À quelle heure, dites-vous ?

Il se mit à feuilleter un livre de rendez-vous.

— Mr. Thomas Beresford. 15 heures. C'est bien cela. Si vous voulez bien signer ici… Johnson !

Un jeune homme à l'air nerveux se dressa de l'autre côté d'une cloison de verre.

— Oui, monsieur ?

— Conduisez Mr. Beresford jusqu'au bureau de Mr. Robinson.

Thomas suivit l'employé et pénétra avec lui dans l'ascenseur.

— Plutôt froid, cet après-midi, n'est-ce pas ? dit Johnson.

— Il en est souvent ainsi l'après-midi, en cette saison.

— Certains prétendent que c'est la faute de la pollution, d'autres affirment que c'est à cause du gaz naturel que l'on extrait de la mer du Nord. Mais ça ne paraît pas très vraisemblable.

L'ascenseur s'immobilisa au quatrième étage, et Tommy fut introduit dans le bureau de Mr. Robinson. Derrière la vaste table de travail, était assis un homme d'aspect imposant, au teint olivâtre. Il avait l'air vaguement étranger, mais il était fort probablement anglais. Il se leva pour serrer la main de son visiteur.

— Veuillez m'excuser de vous prendre un peu de votre temps, dit Beresford.

— Il y a, je crois, quelque chose que vous désirez savoir. On m'a d'ailleurs touché un mot de la question.

— Je ne pense pas que cela puisse être d'une importance exceptionnelle. Ce n'est guère que…

— Une idée ?

— À vrai dire, c'est une idée de ma femme.

— J'ai entendu parler de Mrs. Beresford – de vous aussi, naturellement –, à l'époque du fameux Mr. Brown. Vous aviez fait là du très bon travail. Et maintenant, de quoi s'agit-il exactement ? Asseyez-vous et racontez-moi votre histoire.

— Voici, en quelques mots, de quoi il s'agit. Nous avons récemment emménagé dans une nouvelle maison, et nous y avons trouvé un certain nombre de livres abandonnés par les précédents propriétaires. Des ouvrages pour enfants, qui étaient évidemment là depuis de longues années. Or, dans l'un d'eux, ma femme a découvert quelques pages sur lesquelles des lettres avaient été soulignées en rouge. Ces lettres une fois rassemblées, formaient une phrase assez déconcertante : Marie Jordan n'est pas décédée de mort naturelle. C'est l'un de nous qui l'a tuée. Je crois savoir qui.

— Très surprenant, en vérité, commenta Mr. Robinson. Je n'ai encore jamais rien rencontré de semblable. Et qui avait émis cette hypothèse ? En avez-vous idée ?

— Selon toute apparence, un garçon d'âge scolaire, Alexandre Parkinson, lequel est maintenant enterré dans le cimetière du village.

— Parkinson, dites-vous ? Laissez-moi réfléchir un instant. Parkinson… Oui, il y a eu quelqu'un de ce nom impliqué dans une certaine affaire.

— Bien entendu, nous avons souhaité apprendre qui était cette Marie Jordan.

— Je comprends. Et qu'avez-vous découvert, à son sujet ?

— Peu de chose. J'ai seulement cru comprendre que c'était ce que nous appellerions aujourd'hui une jeune fille au pair, ou une sorte de gouvernante.

— Savez-vous comment elle est morte ?

— Quelqu'un avait cueilli par erreur quelques feuilles de digitale en même temps que d'autres herbes, et on les a utilisées pour le repas. Cela n'aurait cependant pas dû être mortel.

— C'est exact. Les feuilles de digitale ne devaient pas être en quantité suffisante pour provoquer la mort. Mais si nous supposons qu'on a ensuite introduit dans le café – ou dans une autre boisson – de Marie Jordan une forte dose de digitaline, on a pu logiquement accuser les feuilles de digitale et considérer toute l'affaire comme un déplorable accident.

— On a prétendu, je crois, que cette fille était une espionne allemande.

— Vous savez, tout Allemand qui travaillait en Angleterre avant la guerre de 1914 était automatiquement soupçonné d'être un espion. Par contre, l'officier anglais compromis était toujours au-dessus de tout soupçon. En ce qui me concerne, j'observe avec beaucoup d'attention tous ceux qui paraissent insoupçonnables. Cependant, cette affaire est maintenant bien loin de nous.

— Et assez imprécise.

— Oui. On a parlé de vol de documents militaires, mais il y avait quantité d'autres choses : en particulier le côté politique de la question. Plusieurs de nos hommes politiques en vue n'étaient pas blancs comme neige. De ceux que l'on dit intègres. Mais l'intégrité est aussi inquiétante que le fait d'être au-dessus de tout soupçon dans les services. Je me suis aperçu une fois de plus, au cours de la dernière guerre, que certaines personnes sont loin de posséder l'intégrité qu'on leur attribue.

— Vous semblez au courant de bien des choses.

— Il est vrai que j'ai souvent été mêlé à ce genre d'affaires, et il m'intéresse que vous ayez déterré celle-ci.

— Je pense, cependant, que ce que nous faisons – ma femme et moi – n'est sans doute que pure sottise. Nous avons acheté pour y habiter la maison dont nous avions besoin, nous l'avons restaurée et aménagée selon nos goûts, nous voulons remettre le jardin en état, mais je ne souhaite nullement me trouver une fois de plus immiscé dans une affaire comme celle-là. Pourtant, à présent que nous savons ce qui s'est passé autrefois dans cette maison – des événements hors du commun –, nous ne pouvons nous empêcher d'y penser.

— Je comprends. Vous voulez seulement savoir. C'est ainsi que sont les hommes. C'est la curiosité qui nous pousse à vouloir explorer des terres inconnues, à aller dans la lune, à extraire de l'oxygène de la mer… Tout cela est le résultat de notre curiosité naturelle. Je suppose que, sans elle, l'homme ne serait guère qu'une tortue. D'un autre côté…

— D'un autre côté, on pourrait dire qu'il ressemble davantage à une mangouste.

— Ah ! vous êtes un lecteur de Kipling, si je ne me trompe. Je m'en réjouis. De nos jours, on ne l'apprécie pas autant qu'on le devrait. C'était un homme véritablement exceptionnel, et ses histoires sont merveilleuses. Je crois qu'on ne l'a jamais assez compris.

— Je ne veux pas me rendre ridicule et me mêler d'un tas de choses qui ne me concernent pas. Qui, d'ailleurs, ne concernent plus personne, désormais.

— On ne sait jamais.

Thomas commençait à se sentir coupable d'avoir dérangé une personnalité aussi éminente.

— Mais vous désirez satisfaire la curiosité de votre femme. Je n'ai pas l'honneur de la connaître ; néanmoins, je sais que c'est une personne assez exceptionnelle.

— Je le crois aussi.

— J'en suis bien aise. J'aime les gens qui se soutiennent et savent apprécier leur mariage jusqu'au bout.

— Nous sommes vieux, fatigués. Et, bien que jouissant d'une bonne santé, nous ne voulons pas nous mêler…

— Je sais, je sais. Ne vous excusez pas davantage. Comme je le disais tout à l'heure, vous voulez simplement savoir. Et Mrs. Beresford aussi.

— Je ne me serais pas permis de venir vous importuner si je n'y avais été poussé par mon vieil ami Mutton Chop.

Mr. Robinson esquissa un sourire.

— Je le connais bien. Il portait autrefois d'énormes favoris, dont il était très fier, et c'est ce qui lui avait valu ce surnom. S'il vous a envoyé à moi, c'est parce qu'il sait que je m'intéresse aux affaires de cet ordre. Depuis longtemps.

— Et vous êtes maintenant au sommet de la hiérarchie.

— Ne dites pas de bêtises. J'ai seulement eu l'occasion de m'occuper de choses présentant un intérêt supérieur.

— Comme cette affaire en relation avec… Francfort8 ?

— Vous en avez entendu parler ? En tout cas, ne croyez pas que je vous en veuille d'être venu me poser des questions. Je suis sans doute à même de répondre à quelques-unes, mais je ne vois pas ce que je pourrais vous conseiller. Il s'agit surtout de réfléchir, d'écouter les gens. Si vous voyez surgir un fait nouveau qui puisse m'intéresser, passez-moi un coup de téléphone. Il nous suffit de convenir d'un code quelconque. Dites-moi, par exemple, que votre femme a fait de la confiture de pommes sauvages et demandez-moi si j'aimerais en avoir un pot. Je comprendrai ce que vous voulez dire.

— Je me demande si tout cela a encore de l'importance. Après tout, Marie Jordan est morte, et sans doute aussi les autres personnages du drame.

— Certes. Mais on se fait parfois des idées fausses sur les gens, à cause de ce que l'on a entendu raconter ou de ce qu'on a lu.

— Vous voulez dire que nous pouvons avoir des idées fausses sur cette jeune fille et qu'elle n'avait sans doute pas l'importance qu'on lui a attribuée ?

— De l'importance, elle en avait plus que vous ne pouvez le penser.

Mr. Robinson consulta sa montre.

— Je vais être dans l'obligation de vous congédier, cher Mr. Beresford, car j'attends un visiteur dans quelques minutes. C'est un affreux raseur, mais il navigue dans les hautes sphères gouvernementales, et vous savez ce que cela signifie de nos jours. Le Gouvernement, toujours le Gouvernement. Il nous faut le subir partout : au bureau, à la maison, à la télévision, dans les supermarchés. La vie privée est ce qui nous manque le plus. Néanmoins, les recherches que vous effectuez en compagnie de votre femme font partie de votre vie privée, et qui sait si vous ne découvrirez pas quelque chose ? Je suis au courant de certains faits que, sans aucun doute, personne d'autre ne connaît, et il se peut que je vous en fasse part lorsque je jugerai le moment opportun. Pour l'instant, je vais me contenter de mentionner un détail qui pourra vous aider. Vous avez entendu parler de l'histoire de ce capitaine de frégate condamné pour espionnage au profit d'une puissance étrangère. Lui, c'était un traître. Un vrai. Mais Marie Jordan…

— Oui ?

— Voulez-vous que je vous confie un secret ? Eh bien, peut-être était-ce une espionne. Mais pas une espionne à la solde de l'Allemagne. Pas une espionne ennemie.

Mr. Robinson se pencha au-dessus de son bureau et baissa un peu la voix.

— Elle était des nôtres.