CHAPITRE VI
PROBLÈMES À RÉSOUDRE

 

On se dit souvent, à l'avance, qu'emménager dans une nouvelle maison sera chose agréable, mais il n'en est pas toujours ainsi. Il faut se remettre en rapport avec les électriciens, les menuisiers, les peintres, les tapissiers, les décorateurs, les marchands de fourneaux ou de réfrigérateurs. Et chaque journée amène des visiteurs, que l'on attendait depuis longtemps ou, au contraire, sur lesquels on ne comptait pas du tout.

— Les Lauriers, dit Tuppence, je trouve ce nom un peu saugrenu. Je ne comprends pas pourquoi on a baptisé ainsi cette maison, étant donné qu'il n'y a pas un seul laurier dans les environs. Il aurait mieux valu l'appeler Les Platanes.

— Elle portait autrefois un autre nom, paraît-il, répondit Tommy. Du temps des Waddington.

— C'était avant les Jones, évidemment.

— Oh oui ! Et elle appartenait auparavant aux Blackmore. Les Parkinson, c'était encore plus tôt.

— Si je pouvais découvrir quelque chose sur ceux-là, nous pourrions essayer de résoudre notre problème.

— Celui que pose la mort de Marie Jordan ?

— Il y a certes celui-là, mais aussi celui des Parkinson eux-mêmes. Et il doit encore en exister d'autres. Nous savons que Marie Jordan n'est pas morte de mort naturelle. Mais la suite du message nous dit : « C'est l'un de nous qui l'a tuée. » Cela désigne-t-il un membre de la famille Parkinson ou simplement une personne qui résidait chez eux ? Il pouvait y avoir dans la maison des oncles, des tantes, des neveux, des nièces – portant des noms différents –, une femme de chambre et une cuisinière, peut-être aussi une gouvernante. Non pas une jeune fille au pair, car il y a de cela trop longtemps. Mais « un de nous » peut désigner une quelconque des personnes vivant sous le même toit. On avait, à cette époque, beaucoup plus de personnel que de nos jours. Cette Marie Jordan pouvait être la femme de chambre, ou une fille de service ; ou même la cuisinière. Mais pourquoi aurait-on voulu la faire disparaître ? J'essaierai, demain, de me renseigner auprès de Mrs. Griffin, chez qui je dois aller prendre le café.

— Ça semble une habitude, d'aller prendre le café au village.

— C'est un excellent moyen d'arriver à connaître ses voisins et les gens qui vivent dans la même localité. C'est pourquoi je veux tenter ma chance auprès de Mrs. Griffin, qui est une sorte de personnalité. Lors de la réunion de la Paroisse, elle menait tout le monde à la baguette. Elle faisait même marcher l'infirmière et le docteur. Sans oublier le curé.

— L'infirmière ne pourrait-elle te fournir un renseignement ?

— Je ne crois pas, car elle n'est pas dans la région depuis longtemps. Et celle qui pouvait se trouver là du temps de Parkinson est certainement morte depuis des années.

— Je voudrais pouvoir oublier tous ces Parkinson. Ainsi, nous n'aurions pas de problèmes.

— C'est la faute de Béatrice.

— Que vient faire Béatrice dans tout ça ?

— C'est elle qui a mis les problèmes à la mode. Ou plutôt, non. C'est la femme de ménage que nous avions avant elle : Elizabeth. Elle venait constamment me dire : « Oh, madame, pourrais-je vous parler une minute ? J'ai un problème qui me tracasse. » Puis Béatrice a commencé à venir les jeudis, et elle a pris la même habitude. De sorte qu'elle a maintenant des problèmes, elle aussi.

— Nous en avons tous, si je comprends bien.

Tommy poussa un soupir et s'en alla. Tuppence descendit lentement l'escalier en hochant la tête. Hannibal la rejoignit en agitant la queue dans l'attente d'une faveur à venir.

— Non, Hannibal. Tu as déjà fait ta promenade matinale.

Le petit animal lui donna à entendre qu'elle se trompait et qu'il n'avait pas mis le nez dehors ce matin.

— Tu es le plus grand menteur que j'aie jamais connu. Tu es sorti avec Papa.

Hannibal fit une seconde tentative pour essayer de faire comprendre, au moyen de diverses attitudes appropriées, qu'un chien peut parfois avoir droit à une seconde promenade si ses maîtres veulent faire preuve d'un minimum de compréhension. Déçu, il descendit l'escalier en trombe pour aller se jeter, en aboyant d'un air rageur, dans les jambes d'une jeune femme occupée à manier un aspirateur. Il avait horreur de ce genre d'appareils, et il n'aimait pas non plus voir sa maîtresse en conversation trop prolongée avec Béatrice.

— Faudrait pas qu'il me morde, dit la jeune femme.

— Il ne vous mordra pas. Il fait semblant seulement.

— Oh, mais un jour, il pourrait bien le faire ! À propos, madame, est-ce que je pourrais vous dire quelques mots ?

— À quel sujet ?

— Eh bien, madame, j'ai un problème.

— Je m'en doutais. De quel ordre, ce problème, Béatrice ? Mais, dites-moi, connaissez-vous dans la région une famille du nom de Jordan ?

— Jordan ? Ma foi, je peux pas dire. Il y a les Johnson : l'un était constable et l'autre facteur…

La jeune femme fit entendre un petit rire.

— Le facteur, c'était un de mes petits amis.

— Vous n'avez jamais entendu parler d'une certaine Marie Jordan, qui serait morte ?

Béatrice secoua la tête et revint à la charge.

— Et ce problème, madame ?

— Ah oui ! Votre problème. De quoi s'agit-il ?

— J'espère que ça ne vous dérange pas que je vous demande ça. Mais, voyez-vous, je suis dans une position fausse, et je n'aime pas ça…

— Bon. Racontez-moi votre histoire rapidement, car je suis invitée chez Mrs. Barber. Qu'est-ce qui vous tracasse ?

— C'est un tailleur, madame. Un très joli tailleur. Il était en devanture, chez Simmons. Je suis entrée l'essayer et il m'a paru très bien. Seulement, j'ai constaté qu'il y avait une petite tache sur la jupe, tout près de l'ourlet. Ce n'était pas très grave, mais j'ai alors compris pourquoi il était si bon marché : à peine plus de treize livres. Je me suis donc décidée à l'acheter. Mais quand je suis rentrée à la maison, j'ai trouvé une étiquette qui portait le prix de vingt-cinq livres. Je ne savais pas quoi faire. Je suis retournée au magasin avec le tailleur. J'ai pensé qu'il valait mieux le rapporter et s'expliquer. Je ne voulais pas que Gladys – la jeune employée qui me l'avait vendu – ait des ennuis. En arrivant, je l'ai trouvée dans tous ses états. Je lui ai dit que je paierais la différence, mais elle m'a répondu que ce n'était pas possible, parce que tout était déjà passé en comptabilité. Vous voyez ce que je veux dire, madame ?

— Oui, bien sûr.

— Et elle m'a dit : « Vous ne pouvez pas faire ça, parce que j'aurais des embêtements. »

— Pour quelle raison ?

— Ma foi, c'est aussi la question que je me suis posée. Elle m'a affirmé que si l'on s'apercevait d'une telle négligence, on pourrait la renvoyer.

— Je ne le crois pas. De toute façon, vous avez fort bien agi. Vous ne pouviez pas faire autre chose.

— Seulement, Gladys s'est mise à pleurer, et je suis repartie avec le vêtement. Maintenant, je ne sais plus quoi faire.

Tuppence poussa un soupir.

— Je me demande si je ne suis pas trop vieille pour savoir ce qu'il faut faire en de telles circonstances. Tout est maintenant si bizarre et si compliqué, dans les magasins ! Les prix comme le reste. Mais, si j'étais à votre place, je pense que je verserais tout simplement la différence à Gladys en lui demandant de mettre l'argent dans la caisse.

— Je ne sais pas si j'aimerais bien cette solution, car elle pourrait le garder. Après tout, je ne sais pas si on peut lui faire confiance.

— La vie est compliquée, n'est-ce pas ? Pourtant, il vous faut prendre une décision. Si vous ne pouvez pas avoir confiance en votre amie…

— Ce n'est pas exactement une amie. Je me sers dans ce magasin, elle est très gentille avec moi, mais c'est tout. Je crois, d'ailleurs, qu'elle a eu un petit ennui dans la maison de commerce où elle travaillait auparavant. On a prétendu qu'elle avait gardé l'argent d'un article qu'elle avait vendu.

— Eh bien, dans ce cas, déclara Mrs. Beresford, je ne ferais rien du tout.

Elle avait parlé d'un ton si ferme qu'Hannibal arriva aussitôt en consultation. Il lança un aboiement à Béatrice, puis bondit sur l'aspirateur qu'il considérait comme un de ses principaux ennemis.

— Je n'ai aucune confiance en cet animal ! grogna Hannibal. J'aimerais bien le mordre.

— Oh, la paix, Hannibal ! dit Tuppence. Cesse d'aboyer comme ça. Il n'y a personne ni rien à mordre, ici. Mon Dieu ! il faut que je m'en aille. Je vais être en retard.

***

— Toujours des problèmes, murmura Tuppence tandis qu'elle s'engageait dans Orchard Road. Une fois de plus, elle se demandait s'il y avait jamais eu un verger attenant à certaines maisons. Cela lui paraissait improbable3.

Mrs. Barber l'accueillit chaleureusement et lui offrit des éclairs fort appétissants.

— Les avez-vous achetés chez le pâtissier ? demanda Mrs. Beresford.

— Oh non ! C'est ma tante qui les a faits.

— Les éclairs sont très difficiles à réussir. En ce qui me concerne, je n'ai jamais pu y parvenir.

— Il faut utiliser une farine spéciale. Je crois que tout le secret est là.

Les deux vieilles dames burent leur café, tout en continuant à bavarder.

— Miss Bolland me parlait de vous l'autre jour, dit enfin Mrs. Barber.

— Vraiment ! Qui est Miss Bolland ?

— Elle habite à côté du presbytère. Sa famille est au village depuis longtemps, et elle y est arrivée elle-même alors qu'elle était toute jeune. Elle songe souvent avec nostalgie à ce passé parce que, dit-elle, il y avait dans le jardin des groseilles succulentes, ainsi que des reines-claudes. C'est une chose que l'on ne voit pratiquement plus, aujourd'hui. Je veux parler des vraies reines-claudes. Les prunes que l'on nous vend leur ressemblent, mais elles n'ont pas du tout le même goût.

— Mon grand-oncle avait de vraies reines-claudes, dit Tuppence.

— Celui qui était chanoine à Anchester ? Ne s'appelait-il pas Henderson ? Il habitait ici avec sa sœur, à une certaine époque. La pauvre femme est morte bien tristement. Elle s'est étranglée en mangeant un gâteau à l'anis. Savez-vous que j'ai entendu citer des gens morts du hoquet ? Une fin lamentable, n'est-ce pas ?