LIVRE III
CHAPITRE PREMIER
MARIE JORDAN
— Mais ça change tout ! s'écria Tuppence.
— Certes. Et j'ai éprouvé une belle surprise.
— Pour quelle raison t'a-t-il confié cela ?
— Je l'ignore, répondit Thomas d'un air songeur. J'ai bien une idée, mais…
— Comment est ce Mr. Robinson ? Tu ne me l'as pas dit.
— Grand, gros et gras, un teint bilieux. Il paraît assez ordinaire, et cependant il est loin de l'être.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi il t'a révélé ce secret.
— Bah ! cette affaire appartient à un passé déjà lointain, et j'imagine qu'elle ne peut plus avoir de répercussions actuelles. Songe à tout ce qu'on laisse transpirer, de nos jours : ce qu'une personne a écrit, ce qu'une autre a dit, le motif d'un différend ou d'une crise, pourquoi un fait a été tu à cause d'un autre dont on n'a jamais entendu parler…
— Tu m'embrouilles affreusement, lorsque je t'entends exposer de telles théories. Et j'ai l'impression que tout est faux.
— Comment ça ?
— La façon dont nous avons considéré les faits.
— Explique-toi.
— Ce que nous avons découvert dans La Flèche noire était assez clair. Mais nous ignorions qui était Marie Jordan. Et nous n'avions pratiquement rien pu découvrir sur elle.
— Excepté que c'était apparemment une espionne allemande.
— Tout le monde en était persuadé, et je pensais que c'était la vérité. Mais maintenant…
— Nous savons qu'elle était tout le contraire.
— Autrement dit, une sorte d'espionne anglaise.
— Elle faisait évidemment partie des services de Renseignements britanniques, et elle avait été envoyée ici en mission pour essayer de découvrir quelque chose. Il devait y avoir dans les parages, à cette époque, un petit groupe d'agents allemands.
— C'est à peu près certain.
— Aussi « l'un de nous » ne devait-il pas avoir le sens que nous lui avions attribué. Cette expression devait désigner quelqu'un du voisinage, mais qui pouvait se trouver accidentellement dans la maison. Et la jeune fille est morte parce qu'une tierce personne avait compris le rôle qu'elle jouait. C'est ce qu'avait découvert Alexandre Parkinson.
— Peut-être faisait-elle semblant d'espionner pour le compte de l'Allemagne et s'était-elle, du moins en apparence, liée d'amitié avec ce capitaine de frégate dont j'ai oublié le nom.
— Disons « le capitaine X », si tu veux. Il y avait aussi, dans les parages, un agent ennemi, le chef d'une puissante organisation, qui habitait, me semble-t-il, une villa située à proximité du quai. Il faisait de la propagande et allait déclarant partout que notre meilleure politique consisterait en une alliance avec l'Allemagne.
— Mon Dieu, comme tout cela paraît compliqué ! Ces documents secrets, ces plans, ces complots. Je suppose que nous aurons cherché en des endroits où nous n'avions aucune chance de trouver quoi que ce soit.
— Je n'en suis pas sûr. Si Marie Jordan était ici pour découvrir quelque chose – et si elle y est parvenue –, lorsque le capitaine X et les autres s'en sont aperçus…
— Tâche de ne pas m'embrouiller davantage.
— Je vais essayer. Quand ils ont compris qu'elle avait trouvé ce qu'elle était chargée de découvrir, il leur fallait…
— La faire taire.
— Voilà maintenant que tu me fais penser à Philips Oppenheim.
— De toute façon, ils devaient se débarrasser d'elle avant qu'elle n'ait pu transmettre un rapport aux services de Renseignements.
— Il doit y avoir plus que cela. Peut-être s'était-elle emparée de documents écrits qui auraient pu être remis à quelqu'un d'autre.
— Je comprends ce que tu veux dire. Néanmoins, si elle est morte à la suite d'un empoisonnement causé par une erreur, je ne vois pas pourquoi Alexandre a employé cette expression « l'un de nous ». Il ne s'agissait probablement de personne de la famille.
— Le coupable n'était pas forcément quelqu'un habitant la maison. Il était bien facile de cueillir quelques feuilles de digitale et d'aller les déposer à la cuisine. Il n'était même pas besoin d'avoir une dose mortelle de poison. Les convives ont pu être tous plus ou moins intoxiqués et appeler un médecin. Ce dernier a pu faire analyser la nourriture et se convaincre que quelqu'un avait commis une erreur, sans songer que l'« erreur » avait pu être faite à dessein. Ensuite, pour tuer Marie Jordan, on a pu mettre dans son cocktail ou dans son café une dose mortelle de digitaline. De cette façon, tout le monde a été plus ou moins malade, mais une seule personne est morte. Et on a sans doute conclu qu'elle devait être particulièrement allergique à cette drogue.
— Elle a pu aussi n'être que légèrement incommodée comme les autres et empoisonnée le lendemain matin en absorbant de la digitaline qu'on aurait versée dans son café.
— Je sais que tu ne manques jamais d'idées.
— Dans ce domaine, peut-être. Mais pour le reste ? Qui désignait « l'un de nous » ? Quelqu'un résidant ici – un ami, un invité ? Ce pouvait être également une personne arrivée avec une lettre d'introduction – sans doute fausse – disant quelque chose comme ceci : « Auriez-vous l'amabilité de montrer votre magnifique jardin à Mr. ou Mrs. Untel, qui aimerait le visiter ? » La chose aurait été relativement facile.
— Je n'en doute pas.
— Dans ce cas, peut-être y a-t-il encore dans cette maison quelque chose qui expliquerait ce qui m'est arrivé hier et aujourd'hui.
Tommy sursauta.
— Que t'est-il donc arrivé ?
— Tandis que je dévalais la pente avec cette maudite petite carriole, les roues se sont détachées. J'ai fait une formidable culbute, et je suis allée atterrir – si on peut dire – dans les araucarias. L'accident aurait pu avoir des conséquences beaucoup plus graves. Isaac prétend que ce damné Truelove était en parfait état juste avant que je le prenne.
— Et, bien sûr, il ne l'était pas. Te rends-tu compte que c'est le deuxième accident qui se produit depuis que nous sommes ici ?
— Veux-tu laisser entendre que quelqu'un souhaite se débarrasser de nous ? Mais cela voudrait dire…
— Qu'il doit y avoir effectivement quelque chose dans cette maison, ainsi que tu le disais il y a un instant.
Mr. Beresford et sa femme se regardèrent en silence pendant un long moment. Ce fut Tommy qui reprit la parole le premier.
— Qu'a dit exactement Isaac, à propos de l'état de cet engin ?
— Il m'a déclaré en substance : « Ces sales garnements sont certainement venus rôder par ici, et ils se sont amusés à débloquer les roues. Je n'en ai vu aucun évidemment, car ils ont dû attendre que je sois parti. » Je lui ai alors demandé s'il s'agissait, à son avis, d'un mauvais coup prémédité.
— Et qu'a-t-il répondu ?
— Il n'a su quoi dire.
— On ne peut tout de même exclure la malveillance.
— Quelqu'un aurait donc délibérément cherché à provoquer un accident. Mais c'est insensé !
— Les choses qui paraissent insensées à première vue ne le sont pas toujours. Tout dépend de la façon dont elles se produisent et du motif dont elles découlent.
— J'avoue que je ne vois guère le motif.
— Nous pouvons essayer de déterminer celui qui est le plus vraisemblable.
— Et ce serait, à ton avis ?
— Que l'on voudrait nous faire partir d'ici.
— Pourquoi ? Si quelqu'un souhaitait acquérir la maison, il pourrait nous faire une offre, non ?
— Certes.
— Pourtant, autant que nous puissions le savoir, personne n'avait manifesté l'intention de l'acheter. Personne n'avait même demandé à la visiter, lorsque nous nous sommes mis en rapport avec l'agence.
— Peut-être aussi trouve-t-on que tu t'es montrée un peu trop curieuse, que tu as posé trop de questions de tous les côtés. Si nous mettions la maison en vente et donnions l'impression de vouloir quitter le pays, tout rentrerait dans l'ordre, j'en suis persuadé. Et on nous laisserait en paix.
— Qui désigne ce « on » ?
— Je n'en sais fichtre rien. Nous le saurons sans doute plus tard.
— Que penses-tu d'Isaac ? Serait-il mêlé à tout ça ?
— Il est très âgé, depuis longtemps dans la région et certainement au courant de bien des choses. Crois-tu que si quelqu'un lui avait glissé dans la main un billet de cinq livres, il aurait pu saboter les roues de ta carriole ?
— Je ne le pense pas. Tu es en train d'imaginer des absurdités.
— Ma foi, tu en as, de ton côté, imaginé un certain nombre.
— Elles présentaient l'avantage de cadrer avec ce que nous avions vu ou entendu.
— Seulement, si je me réfère à ce que l'on m'a dit aujourd'hui, nous n'avons appris ici que des choses qui ne cadrent guère avec la vérité.
— Je reconnais que cela change les données du problème. Nous savons maintenant que Marie Jordan n'était pas une espionne au service de l'ennemi, mais un agent britannique. Elle était à Holloquay dans un but précis, et il est possible qu'elle l'ait atteint.
— À la lumière des faits, nous pouvons donc dire qu'elle était ici dans le but de découvrir quelque chose.
— Probablement pour recueillir des renseignements sur le capitaine X. À ce propos, il te faudrait tâcher d'apprendre son nom.
— Tu sais combien tous ces détails sont difficiles à obtenir.
— La fille a certainement appris ce qu'elle voulait savoir et transmis un rapport à qui de droit. Peut-être quelqu'un a-t-il ouvert la lettre.
— Quelle lettre ?
— Celle qu'elle avait pu envoyer à son agent de liaison, quel qu'il fût. Il est également possible qu'elle se soit rendue à Londres pour le rencontrer.
— Ou pour déposer le document dans le creux d'un arbre.
— Crois-tu vraiment que cela se pratique ? Ça paraît tellement invraisemblable. Tout juste bon pour des amants désirant échanger une correspondance secrète.
— Il est probable que si un tel procédé a été utilisé, la lettre devait être écrite à l'aide d'une sorte de code qui pouvait lui donner l'apparence d'une lettre d'amour.
— Excellente idée, approuva Tuppence. Mais tout cela est si loin ! Plus on apprend de choses et plus elles semblent être inutiles. Nous n'allons pourtant pas abandonner, dis ?
— Pas pour le moment, j'imagine, répondit Tom en poussant un soupir.
— Mais tu le souhaiterais, n'est-ce pas ?
— Presque. Car, autant que je puisse en juger…
— Néanmoins, je ne te vois pas abandonner la piste. En tout cas, il serait désormais difficile de me la faire abandonner, à moi. Je continuerais à y penser, et cela me tracasserait trop. Je crois que j'en perdrais le boire et le manger.
— L'ennui, c'est que, si nous savons d'une manière à peu près certaine que cette affaire touchait à l'espionnage, nous ignorons qui y était compromis. Je veux dire que nous ne savons pas qui agissait pour le compte de l'ennemi. Car il y avait évidemment des gens qui trahissaient tout en ayant l'air d'être de loyaux serviteurs de la nation.
— C'est infiniment probable.
— Et le rôle de Marie Jordan était d'entrer en contact avec eux. Avec ce capitaine X ou ses amis, de manière à savoir ce qu'ils complotaient.
— Crois-tu que les Parkinson étaient compromis ? Qu'ils étaient à la solde de l'ennemi ?
— Ça me semble fort improbable.
— Dans ce cas, je n'y comprends rien.
— Néanmoins, la maison pourrait avoir joué son rôle dans l'histoire.
— Malheureusement, bien d'autres gens l'ont habitée après les Parkinson.
— Mais ces gens-là ne devaient pas te ressembler, Tuppence.
— Explique-toi.
— Ils ne devaient pas fouiner dans les vieux bouquins et les éplucher comme tu le fais. Ils ont vécu dans cette maison, mais les pièces mansardées étaient peut-être inoccupées. À moins qu'elles ne fussent utilisées comme chambres de domestiques. Il se peut donc qu'il y ait encore ici quelque chose de caché. Un document que Marie Jordan n'aurait peut-être pas eu le temps de remettre à qui de droit.
— Tu penses vraiment que cet objet pourrait encore se trouver ici ?
— On ne sait jamais. En tout cas, quelqu'un semble craindre que nous ne fassions une découverte. Et ce serait pour cela que l'on tenterait de nous faire quitter les lieux. Il se peut que l'on ait fouillé la maison en vain, au cours des années passées. Dans ce cas, sans doute veut-on se débarrasser de nous pour s'emparer de ce qu'on peut supposer être en notre possession.
— Mais, Tommy, cela rend la chose encore plus passionnante, ne trouves-tu pas ?
— Possible. N'oublie pas, cependant, que nous ne formulons en ce moment que des hypothèses.
— Je t'en prie, ne joue pas au rabat-joie. Je vais continuer mes recherches, aussi bien à l'extérieur de la maison qu'à l'intérieur.
— Que comptes-tu faire ? Défoncer le jardin ?
— Non. Mais il y a les placards, la cave, la serre, le hangar et des tas d'autres endroits à explorer soigneusement.
Tommy poussa un autre soupir.
— Mon Dieu ! Et dire que nous rêvions de couler ici des jours paisibles !