CHAPITRE IX
LA BRIGADE DES JEUNES
Tommy venait de partir pour Londres, et Tuppence errait dans la maison, s'efforçant de penser à une activité susceptible de l'amener à des résultats tangibles. Pourtant, ce matin, son esprit ne semblait pas déborder d'idées originales. Elle monta jusqu'à sa bibliothèque et se mit à faire le tour des étagères, lisant distraitement les titres des ouvrages : des livres d'enfants en quantité. Mais que pouvait-on en tirer ? Elle était sûre d'avoir déjà examiné chaque volume, et Alexandre Parkinson n'avait révélé aucun autre des secrets qu'il pouvait détenir.
Albert apparut sur le seuil de la porte.
— On vous demande, madame.
— Une personne de connaissance ?
— Je ne le pense pas, madame. Ce sont de jeunes garçons, accompagnés de deux fillettes. Je suppose qu'il s'agit d'une collecte pour une œuvre quelconque.
— Ils n'ont pas dit leurs noms ?
— L'un d'eux a déclaré s'appeler Clarence, et il prétend que vous avez entendu parler de lui.
— Clarence, murmura Tuppence.
Cette visite était-elle le résultat de sa conversation de la veille avec Henry Bodlicott ?
— L'autre garçon est-il là, Albert ? Celui a qui j'ai parlé hier.
— Je ne saurais dire, madame. Ils se ressemblent tous : aussi sales les uns que les autres.
— Bon. Je vais descendre.
Parvenue au rez-de-chaussée, Mrs. Beresford se tourna vers Albert.
— Je ne leur ai pas permis d'entrer dans la maison, madame, dit le domestique. Ce ne serait pas prudent. Ils sont dans le jardin, et ils m'ont dit qu'ils restaient près de la mine d'or.
— Près de quoi ?
— De la mine d'or, madame. Qu'est-ce que ça peut bien signifier ?
— Je crois le savoir. Près de la roseraie, se trouve un petit bassin où il y avait peut-être autrefois des poissons rouges12.
Mrs. Beresford se dirigea vers le groupe de gosses qui l'attendaient, au nombre d'une douzaine en comptant les deux fillettes.
— La voici ! cria l'un d'eux en l'apercevant. Qui va lui parler ? Toi, George. C'est toujours toi qui baratines.
— Eh bien, cette fois, ce sera moi, déclara Clarence.
— La ferme, Clarrie. Tu sais que tu as mal à la gorge, et si tu parles tu vas tousser.
— Bonjour à tous, interrompit Tuppence. Pour quelle raison désirez-vous me voir ?
— Nous avons quelque chose pour vous, madame, annonça Clarence. Des renseignements. C'est bien ce que vous cherchez, n'est-ce pas ?
— Cela dépend. De quel genre de renseignements s'agit-il ?
— Pas de trucs récents, c'est sûr.
— Des renseignements d'ordre historique, précisa une des fillettes qui paraissait être l'intellectuelle du groupe. Très intéressants, si vous faites des recherches sur le passé.
— Je comprends, répondit Tuppence, essayant de dissimuler le fait qu'elle ne comprenait rien du tout. Comment appelez-vous cet endroit-ci ?
— La mine d'or.
— Oh ! Et… il y a de l'or ?
— En réalité, c'est un bassin pour des poissons rouges, expliqua l'un des garçons. Autrefois, il y en avait des tas, paraît-il. C'était du temps de Mrs. Forrester. Il y a bien… dix ans.
— Vingt-quatre ans, corrigea une des filles.
— Soixante ans, déclara une petite voix. Il y avait des quantités de poissons, et on dit qu'ils avaient une très grande valeur. Quelquefois, ils se dévoraient les uns les autres ; d'autres fois, ils bondissaient et passaient par-dessus bord.
— Voyons, que voulez-vous me dire à propos des poissons rouges, puisqu'il n'y en a plus maintenant ?
— C'est des renseignements qu'on a à vous donner, trancha la jeune intellectuelle.
Plusieurs voix se mirent à parler en même temps. Tuppence leva la main pour réclamer le silence.
— Pas tout à la fois, je vous prie. De quoi s'agit-il ?
— De quelque chose qui a été caché ici autrefois. Un truc très important.
— Comment êtes-vous au courant ?
La question provoqua un flot de réponses.
— C'était Janie.
— L'oncle de Janie.
— L'oncle Ben.
— Non, c'était Harry. Ou plutôt, le cousin d'Harry. C'est sa grand-mère qui lui a tout raconté, et elle le tenait de Josh, paraît-il. Je crois que Josh, c'était son mari.
— C'était pas son mari, mais son oncle.
Tuppence considéra un instant la petite foule gesticulante.
— Clarence, c'est bien toi, n'est-ce pas ? Ton ami Henry m'a parlé de toi. Que sais-tu exactement ?
— Si vous voulez être au courant, il faut venir au PPC.
— Venir où ?
— Au PPC.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Le Pensioner's Palace Club. Vous connaissez pas ?
— Ça fait très imposant.
— Oh, pas du tout, déclara un gosse de neuf ou dix ans. C'est seulement un tas de vieux retraités qui racontent des balivernes. Mais certains prétendent qu'ils savent des choses. Sur la guerre.
— Où se trouve ce PPC ?
— Tout au bout du village, à mi-chemin de Morton Cross. Si vous êtes retraité, vous avez droit à un ticket d'admission. On vous donne alors de quoi croûter. Et toutes sortes de trucs. C'est marrant. La plupart sont très vieux. Quelques-uns sourds ou aveugles.
— J'aimerais bien leur rendre visite, affirma Tuppence. Quand peut-on y aller ?
— Quand on veut, je suppose. Mais ce serait mieux l'après-midi. C'est le moment où ils aiment bien recevoir des visites. Parce que, s'ils disent qu'ils attendent un ami, on leur donne des suppléments pour le thé : des biscuits sucrés, parfois des chips. Que veux-tu dire, Fred ?
Le dénommé Fred fit un pas en avant et s'inclina pompeusement devant la vieille dame.
— Je serai très heureux et très honoré de vous accompagner, madame. Voulez-vous que nous disions cet après-midi, à trois heures et demie ?
— Je t'en prie, intervint Clarence, ne parle pas comme ça. Sois naturel.
— Je serai ravie de me rendre là-bas, déclara Tuppence.
Puis, baissant les yeux vers le bassin :
— Je regrette qu'il n'y ait plus de poissons rouges.
— Paraît que le plus chouette, c'était un poisson japonais. Avec cinq queues ! Formidable. Mais le chien de Mrs. Faggett a plongé dans le bassin, une fois…
Le gamin fut aussitôt contredit.
— Non ! C'était le chien de quelqu'un d'autre. Follyo, je crois, et pas Fagot.
— C'était Foliatt. Et ça s'écrivait avec un f minuscule. Pas de majuscule.
— Fais pas l'idiot. Le clebs appartenait à cette Miss French.
— S'est-il noyé ? demanda Tuppence.
— Non. C'était un tout petit chien. Sa mère était tout affolée, et elle est allée s'accrocher à la robe de Miss French. Miss Isabel était dans le verger, en train de cueillir des pommes et elle est accourue. Elle est entrée dans le bassin et a retiré le petit chien. Mais elle était toute trempée, elle n'a jamais pu remettre la robe qu'elle portait ce jour-là.
— Eh bien, il s'en est passé, des choses, par ici ! dit Mrs. Beresford. C'est donc entendu : nous irons à cette maison de retraite cet après-midi. Deux ou trois d'entre vous pourraient m'accompagner.
— En tout cas, pas Betty. Elle y est allée l'autre jour pour assister à une séance de cinéma. Elle ne va pas y retourner aujourd'hui.
— Décidez de tout cela entre vous, dit Tuppence, et venez me prendre vers trois heures et demie.
— J'espère que ça vous intéressera, reprit Clarence.
— Ce sera d'un intérêt historique, déclara la jeune intellectuelle d'un ton ferme.
— Oh, ça va, Janet ! coupa Clarence.
Et, se tournant vers Mrs. Beresford :
— Elle est toujours comme ça, Janet. C'est parce qu'elle est au lycée, comprenez-vous ? Et elle en est un peu fière. Un collège, c'était pas assez pour elle. Ses parents ont fait des tas d'histoires, et elle est finalement entrée au lycée classique.
***
Tout en terminant son déjeuner, Tuppence se demandait si les gosses viendraient à trois heures et demie, comme ils l'avaient promis. Cet établissement de vieillards s'appelait-il ainsi, ou bien était-ce là un nom que les enfants avaient inventé ?
La petite délégation fut ponctuelle. À trois heures et demie précises, le timbre de la porte d'entrée troubla le silence. Tuppence se leva pour aller mettre son imperméable et une capuche de plastique, car la pluie menaçait. Albert apparut au même instant.
— Y a-t-il véritablement un établissement qu'on appelle le PPC ? demanda la vieille dame.
— Oui, madame. C'est une maison qui a été ouverte il y a deux ou trois ans, m'a-t-on dit. Vous passez devant le presbytère, puis vous tournez à droite. C'est un bâtiment d'aspect assez quelconque, mais c'est agréable pour les vieilles gens, qui peuvent s'y rencontrer pour bavarder, jouer, voir des films, assister à des concerts.
Albert ouvrit la porte d'entrée. Janet, en raison sans doute de sa supériorité intellectuelle, apparut la première sur le seuil. Clarence se tenait derrière elle, en compagnie d'un autre garçon répondant au nom de Bert et dont les yeux semblaient éprouver une certaine difficulté à regarder ensemble dans la même direction.
— Bonjour, Mrs. Beresford, dit Janet. Nous sommes heureux que vous vouliez bien venir. Mais je crois que vous feriez bien de prendre un parapluie, car la télé a annoncé du mauvais temps.
Le trajet dura une vingtaine de minutes, et ils franchirent la grille du bâtiment de brique rouge pour atteindre la porte principale, où ils furent reçus par une dame d'une soixantaine d'années et d'aspect imposant.
— Je suis ravie de vous voir, Mrs. Beresford, dit-elle d'une voix forte en tapotant amicalement l'épaule de Tuppence. Puis se tournant vers la fillette : – Merci, Janet. Tu n'as pas besoin d'attendre, et tes petits camarades non plus. À moins que vous n'y teniez bien sûr.
— Je crois, répondit Janet, que les garçons seraient déçus s'il leur fallait repartir tout de suite.
— C'est bon. Dans ce cas, veux-tu aller aux cuisines dire à Maggy qu'elle peut nous apporter le thé ?
Tuppence n'était pas venue spécialement dans le but de prendre le thé, mais elle ne pouvait pas le dire. Le breuvage baptisé thé apparut sans tarder. Il était extrêmement léger, mais les sandwiches et les gâteaux étaient excellents. Au bout d'un moment, un vieillard barbu s'approcha et vint s'asseoir aux côtés de Mrs. Beresford d'un air décidé.
— J'aimerais bien vous dire quelques mots, madame, commença-t-il, étant donné que je suis le doyen et que j'ai entendu raconter plus d'histoires que n'importe qui. Un tas d'histoires sur le passé de la localité. Ah, il s'en est passé, des événements, ici !
Tuppence intervint avant que son interlocuteur n'eût abordé quelque sujet sans intérêt.
— J'ai cru comprendre, effectivement, que bien des choses ont eu lieu pendant la guerre et même avant. Bien sûr, vos souvenirs ne peuvent remonter jusqu'à la guerre de 1914, mais vous avez pu entendre parler de tous ces événements par des parents ou des amis plus âgés.
— Certainement. J'ai appris beaucoup de choses par l'oncle Len. Un sacré gars, l'oncle Len. Il en savait, des trucs ! Par exemple, ce qui se passait dans la maison du quai, avant la dernière guerre. Il y avait là un de ces nassistes, comme on disait…
— Nazis, rectifia une vieille dame aux cheveux blancs qui portait un fichu de dentelle autour du cou.
— Nazis, si vous voulez, reprit le doyen. Qu'est-ce que ça peut faire ? Et il y avait des réunions, des comités…
— Et pendant l'autre guerre – celle de 1914 –, n'y avait-il pas une jeune fille appelée Marie Jordan ?
— Ah oui ! Une jolie fille, à ce qu'il paraît. Elle soutirait des secrets militaires aux officiers…
Une très vieille femme se mit à fredonner d'une voix flûtée :
Il n'est pas dans la Marine, il n'est pas dans l'Armée,
Mais c'est l'homme qu'il me faut.
Pas dans la Marine et pas dans l'Armée,
Il est dans l'Ar-til-le-rie.
Puis ce fut le vieux qui attaqua à son tour :
La route est longue jusqu'à Tipperary
La route est longue
La route est longue jusqu'à Tipperary…
— Le reste, je ne m'en souviens pas, avoua-t-il avec un haussement d'épaules.
— Ça suffit, Benny, trancha une femme à l'air décidé qui paraissait être sa propre épouse.
Une autre vieille voulut ensuite faire admirer sa voix chevrotante.
Toutes les jolies filles aiment un marin,
Toutes les jolies filles aiment un marsouin.
Toutes les jolies filles aiment un marin.
Et vous savez comment sont les marsouins.
— Tais-toi donc, Maudie, nous la connaissons par cœur, celle-là ! déclara le vieux. La dame n'est pas venue ici pour entendre des chansons. Elle veut savoir ce qui s'est passé autrefois. Ces choses qui avaient été cachées… Tout.
— Cela paraît très intéressant, dit Tuppence d'un air enjoué. Y avait-il donc des choses cachées ?
— Pour sûr. C'était avant la guerre de 1914. Mais personne n'a jamais su exactement de quoi il s'agissait et pourquoi tout cela avait fait tant de bruit.
— C'était à propos d'une course d'aviron. Entre Oxford et Cambridge, vous savez. J'y ai assisté une fois. Une journée merveilleuse. Oxford avait gagné d'une longueur.
— Sottises ! intervint une autre vieille au visage sévère. Vous ne savez rien de tout ça. Moi j'en sais plus que la plupart des gens, bien que ces choses se soient passées alors que j'étais encore enfant. Mais ma grand-mère m'en a parlé, plus tard. Il s'agissait d'or apporté d'Australie.
— Ridicule ! lança un vieillard qui fumait sa pipe. Ils confondaient avec des poissons rouges. Ils étaient assez bêtes et ignorants pour ça.
— En tout cas, ça devait valoir beaucoup d'argent, sinon personne n'aurait songé à le cacher, répliqua quelqu'un d'autre. Des gens du Gouvernement étaient venus jusqu'ici, et il y avait aussi des flics qui fouillaient partout. Bien entendu, ils n'ont rien trouvé.
— Rien d'étonnant, puisqu'ils ne savaient même pas ce qu'ils cherchaient, fit remarquer fort judicieusement une autre vieille dame. Il y a toujours des indices, dans toutes les affaires, mais il faut savoir où les chercher.
— C'est passionnant, dit Tuppence. Et où ces indices pouvaient-ils se trouver ? Dans le village ou bien…
La question déclencha aussitôt un flot de paroles.
— Sur la lande, au-delà de Tower West.
— Pas du tout ! C'était tout près de Little Kenny.
— Non. Dans la caverne. Celle qui surplombe la mer. À Baldy's Head. Là où il y a des roches rouges, vous savez ? Il y avait un ancien tunnel creusé par les contrebandiers. Certains affirment qu'il existe encore.
— J'ai entendu parler, moi, d'un vieux vaisseau espagnol. Chargé de doublons. Ça remonterait à l'époque de l'Armada.