LIVRE I
CHAPITRE PREMIER
À PROPOS DE LIVRES
— Oh, ces livres ! soupira Tuppence.
— Quoi ?
Elle reporta ses regards sur son mari, debout à l'autre extrémité de la pièce.
— J'ai dit : Oh, ces livres !
— Comme je te comprends ! répondit Thomas Beresford en se rapprochant.
En face de Tuppence s'alignaient trois grandes caisses d'emballage encore à peu près pleines.
— C'est incroyable, la place qu'ils peuvent tenir.
— As-tu l'intention de les mettre tous sur ces étagères ?
— Je ne sais pas ce que j'ai l'intention de faire, et c'est bien là le plus navrant. D'ailleurs, on ne sait jamais ce qu'on veut, dans la vie.
— En vérité, j'aurais cru que ce n'était pas du tout ton cas. Car l'ennui, avec toi, ç'a toujours été que tu savais trop bien ce que tu voulais.
— Ce que je veux dire, c'est que nous nous faisons vieux et que – pourquoi ne pas l'avouer ? – nous sommes un peu rhumatisants, surtout lorsqu'il s'agit de s'étirer pour placer des objets sur les étagères du haut, de s'agenouiller pour examiner celles du bas et de se relever ensuite. Mais ce n'est pas ce que je voulais dire. J'allais faire observer combien il est agréable d'avoir pu nous payer un nouvel intérieur après avoir déniché exactement ce dont nous avions toujours rêvé. Après quelques remaniements, bien sûr.
— C'est-à-dire après avoir réuni deux pièces pour n'en faire qu'une et ajouté ce que tu appelles une véranda mais qui, à mon sens, est plutôt une loggia.
— Ce sera très bien, tu verras, déclara Tuppence d'un ton ferme.
— Oui. Et quand tu auras fini, je ne reconnaîtrai plus la maison que nous avons achetée. C'est bien ça ?
— Pas du tout. Je t'affirme que tu seras ravi et que tu te féliciteras d'avoir une femme aussi ingénieuse, intelligente et dotée du goût le plus sûr.
— Je veux bien. Mais qu'est-ce que tout cela a à voir avec cette montagne de livres ?
— Nous n'en avons apporté que trois caisses, mais n'oublie pas que nous avons acheté certaines choses à l'ancien propriétaire. Pas autant qu'il l'espérait, j'imagine : certains meubles étaient vraiment trop affreux. Et je ne parle pas des bibelots ! Fort heureusement, nous n'avons pas été obligés de tout prendre. Cependant, j'ai été enchantée quand j'ai vu les livres. Il y avait des ouvrages d'enfants absolument ravissants, et j'ai pensé qu'il serait amusant de les avoir. Deux ou trois sont parmi mes favoris : par exemple, Androclès et le Lion, d'Andrew Lang. J'avais huit ans quand je l'ai lu pour la première fois.
— Savais-tu donc lire, à huit ans ?
— Je lisais à cinq. Et il en était de même de la plupart des enfants, à cette époque. Je crois que nous n'avions même pas besoin d'apprendre véritablement. On nous lisait souvent des histoires à haute voix, elles nous plaisaient, et nous allions ensuite reprendre le livre dans la bibliothèque lorsque nous en avions envie. En les feuilletant, nous nous apercevions bientôt que nous étions capables de le lire, sans même avoir appris à épeler. Par la suite, évidemment, ça allait moins bien, car je n'ai jamais été très forte en orthographe.
— Est-ce que nous ne nous éloignons pas un peu du sujet ?
— Un peu, c'est vrai. Je disais donc que j'avais beaucoup aimé Androclès et le Lion. Il y avait aussi, parmi mes favoris : Une journée à Eton, par un élève de cette école ; des histoires tirées des classiques ; des ouvrages de Mrs. Molesworth – Le Coucou, La Ferme des Quatre Vents ; bien d'autres encore.
— Tout cela est fort bien, mais il n'est pas absolument indispensable de me fournir un compte rendu détaillé de tes prouesses littéraires à l'âge de huit ans.
— Ce que je voulais te faire remarquer, c'est que, de nos jours, il est pratiquement impossible de se procurer ces livres. Certes, on en fait parfois des rééditions, mais généralement remaniées et dans lesquelles les illustrations ne sont plus du tout les mêmes.
— Et c'est pour cette raison que tu t'es laissée tenter.
— Oui. De plus, j'ai eu ces livres pour un bon prix. Seulement, avec tous ceux que nous possédions déjà, je crains de ne pas avoir assez d'étagères pour les ranger. Dans ton sanctuaire personnel, est-ce qu'il y a encore de la place ?
— Non. Il y en a tout juste assez pour mes propres livres.
— Mon Dieu ! soupira Tuppence. Comment allons-nous faire ? Crois-tu que nous devrions faire ajouter une pièce supplémentaire ?
— Sûrement pas. Il nous faut économiser. C'est ce que nous avons décidé avant-hier. Tu te rappelles ?
— C'était avant-hier. Le temps change bien des choses. Je vais commencer par ranger les livres dont il m'est impossible de me séparer. Quant aux autres, ma foi, il doit bien y avoir dans le secteur un hôpital d'enfants ou quelque autre institution qui les prendrait volontiers.
— Nous pourrions aussi les vendre.
— Ce n'est guère le genre de livres qu'on achète aujourd'hui. De plus, ils n'ont pas une grande valeur marchande.
— On ne sait jamais. Une vieille édition épuisée depuis longtemps peut faire le bonheur de quelque libraire.
— En attendant, il nous faut les ranger, en examinant chacun d'eux pour savoir si c'est un ouvrage que je désire vraiment conserver, et les classer par genres : les livres d'aventures, les histoires d'enfants – comme celles que nous lisions à Deborah quand elle était petite. Tu te souviens ?
— Je crois que tu te fatigues, en ce moment. Tu devrais t'arrêter un peu.
— C'est sans doute ce que je vais faire. Mais je voudrais, auparavant, finir ce côté de la pièce.
— Je vais t'aider.
Tommy s'avança, inclina un peu plus la caisse de livres, en prit une brassée et se mit à les entasser sur les étagères.
— Je les range par formats, n'est-ce pas ? dit-il. Ça fait plus net.
— Oh, je n'aime pas bien ça.
— Nous pouvons nous en accommoder provisoirement. Ensuite, nous procéderons à un classement plus logique, un jour de pluie où nous ne trouverons rien d'autre à faire.
— L'ennui, c'est que nous trouvons toujours quelque chose.
— Il ne reste plus que ce coin, là-haut. Apporte-moi cette chaise, veux-tu ? J'espère qu'elle est assez solide pour supporter mon poids.
Il grimpa prudemment sur la chaise, et Tuppence lui fit passer une brassée de livres qu'il glissa sur l'étagère du haut.
— Bon. Ça fait très bien, déclara Tuppence. Si tu voulais maintenant placer ceux-ci sur la seconde étagère, à l'endroit où il y a un vide, ça dégagerait cette première caisse. Ce matin, je compte m'occuper de ceux que nous avons achetés à notre prédécesseur. Peut-être y trouverons-nous des trésors. Quelque chose dont nous pourrons tirer de l'argent.
— Que ferons-nous, dans ce cas ? Nous vendrons le bouquin ?
— Je suppose que oui. Bien sûr, nous pourrions aussi le conserver pour le montrer à nos amis. Pas pour nous glorifier, mais simplement pour pouvoir dire : « Vous savez, nous avons fait une trouvaille intéressante. »
— Qu'espères-tu découvrir ? Un de tes vieux ouvrages favoris dont tu ne gardes pas le souvenir ?
— Pas exactement. Plutôt quelque chose d'étrange, qui changerait le cours de notre vie.
— Tu es véritablement étonnante. Il est infiniment plus probable que tu cours à une belle déception.
— Il faut toujours avoir de l'espoir. C'est une grande chose, l'espoir. Et j'en ai toujours à revendre.
— Oh ! je sais, répondit Tommy en poussant un soupir. Je l'ai souvent déploré.