CHAPITRE VI
LA PORTE DU DESTIN
À la devanture du magasin de Mr. Durrance, s'étalaient un certain nombre de photos de mariage, celle d'un bébé en tenu d'Adam qui gigotait sur une couverture et deux autres représentant deux jeunes gens barbus en compagnie de leurs petites amies. Aucune de ces photos n'était très bonne, et plusieurs accusaient déjà leur âge. Il y avait aussi des cartes postales, des cartes d'anniversaire, quelques portefeuilles et agendas de qualité médiocre, ainsi qu'un certain nombre de boîtes de papier à lettres.
Tuppence pénétra dans la petite boutique et tripota quelques-uns des objets en vente, tandis qu'une vieille dame faisait à un client la critique des résultats obtenus avec un appareil. Un jeune homme avec de longs cheveux blonds et un soupçon de barbe s'avança vers Mrs. Beresford et leva vers elle un regard interrogateur.
— Qu'y a-t-il pour votre service, madame ?
— Je voudrais quelques renseignements sur des albums de photos.
— Nous n'avons pas un très grand choix, car les gens font surtout des diapositives, actuellement.
— Je comprends fort bien. Mais il se trouve que je collectionne les albums. Surtout les vieux, comme celui-ci, par exemple.
Tuppence exhiba, un peu à la manière d'un prestidigitateur, celui que Mrs. Griffin lui avait envoyé.
— Il est très ancien, en effet, dit le jeune homme. Je suis sûr qu'il doit avoir au moins cinquante ans. Tout le monde possédait ce genre d'album, à cette époque.
— On avait aussi des albums d'anniversaire.
— Oui, il me semble me rappeler que ma grand-mère en possédait un, dans lequel ses amies inscrivaient leurs noms. Nous vendons encore des cartes d'anniversaire, mais ce sont surtout les cartes de Noël qui sont demandées.
— N'auriez-vous pas de vieux albums, qui pourraient m'intéresser pour ma collection ? Cela vous surprend, sans doute.
— Pas le moins du monde, madame. Tout le monde collectionne quelque chose, de nos jours. Vous n'imagineriez pas les objets que les gens peuvent rechercher. Je ne pense pas que nous ayons rien d'aussi ancien que l'album que vous venez de me montrer, mais je peux tout de même jeter un coup d'œil.
Mr. Durrance passa derrière le comptoir et alla ouvrir un tiroir.
— J'ai des tas de choses, là-dedans. J'ai eu souvent envie de les sortir, mais je ne crois pas que ce soit vendable. Il y a également des tas de photos de mariage. Les gens les réclament sur le moment, mais on ne vient pas chercher de vieilles photos.
— Personne ne vient vous dire, par exemple : « Ma grand-mère s'est mariée dans ce village, et je me demande si vous auriez encore une photo de son mariage ? »
— Je ne crois pas que l'on nous ait jamais demandé cela. Ça peut venir, notez bien, car on réclame parfois des choses étranges. Souvent la photo d'un bébé. Vous savez comment sont les mamans : elles veulent les portraits de leurs enfants quand ils étaient tout jeunes, bien que ce soient la plupart du temps d'assez mauvaises photos. D'autres fois, c'est la police qui vient, pour tâcher d'identifier une personne soupçonnée de crime.
Le jeune homme sourit.
— Ça vient rompre quelque peu la monotonie de tous les jours.
— Vous vous intéressez aux crimes ?
— Ma foi, on lit souvent dans les journaux des comptes rendus d'affaires qui ne manquent pas d'intérêt. Par exemple un homme est soupçonné d'avoir tué sa femme il y a six mois. Certains prétendent qu'elle est encore en vie et se cache quelque part, d'autres qu'elle a été enterrée dans le jardin…
Tuppence commençait à se dire qu'il ne sortait pas grand-chose de cette conversation.
— Vous n'avez pas, j'imagine, de photos d'une personne nommée Marie Jordan, qui serait morte ici, à Holloquay, il y a une soixantaine d'années ?
— Mon père conservait un tas de vieilles choses, et ce nom de Jordan me rappelle quelques vagues souvenirs. Cette fille n'a-t-elle pas été impliquée dans une histoire d'espionnage ? Il paraît qu'elle était à moitié russe… ou allemande, je ne sais plus.
— Et vous ne croyez pas pouvoir retrouver une photo d'elle ?
— Je chercherai, quand j'aurai un moment de libre, et je vous tiendrai au courant. Sans doute êtes-vous romancière ?
— Mon Dieu, je ne passe pas tout mon temps à écrire, mais il est possible, en effet, que je tire un livre de cette histoire. Et des photographies de l'époque seraient les bienvenues pour l'illustrer :
— C'est très intéressant, et je ferai l'impossible pour vous rendre service.
— Je me demande aussi si vous avez entendu parler des Parkinson. Je crois qu'ils habitaient la maison que nous avons achetée.
— Vous voulez parler de la maison sur la colline Les Lauriers. Mais elle portait autrefois un autre nom : Le Nid d'Hirondelle, me semble-t-il.
Ayant acheté du papier à lettres et quelques cartes postales, Tuppence quitta le magasin de Mr. Durrance et reprit le chemin des Lauriers. Contournant la maison, elle se dirigea vers la vieille serre dans l'intention d'y jeter encore un coup d'œil.
Mais elle s'arrêta net à une certaine distance de la porte, près de laquelle apparaissait quelque chose qui ressemblait à un paquet de vieux vêtements. Elle reprit sa marche, se mit à courir et se figea à quelques pas de la serre. Il s'agissait bien de vieux vêtements, mais il y avait, hélas, un corps à l'intérieur. Elle se pencha pour se relever aussitôt et s'appuyer au montant de la porte.
— Pauvre vieil Isaac ! murmura-t-elle.
Au même moment, Albert apparut sur le seuil de la maison. Elle l'appela.
— Albert !… Oh, Albert, c'est terrible ! Isaac… Il est mort, et je crois bien… qu'il a été assassiné.