CHAPITRE IV
LES PARKINSON

 

— Des tas de Parkinson, dit Tuppence pendant le repas. Des vieux, des jeunes, des gens mariés, des célibataires. Et puis des Griffin, des Underwood. Et même des Overwood. Curieux de trouver ces deux noms ensemble, n'est-ce pas ?

— J'ai eu un ami qui s'appelait George Underwood.

— J'ai également connu des Underwood, mais pas d'Overwood.

— Est-ce un homme que tu as trouvé, ou bien une femme ?

— Une jeune fille, je crois. Rose Overwood.

— Rose Overwood, répéta Tommy. Les deux noms ne me semblent pas aller tellement bien ensemble.

Il resta un instant silencieux, puis changea totalement de conversation.

— À propos, il faudra que je téléphone aux électriciens. En attendant, sois prudente et tâche de ne pas passer ton pied à travers le plancher.

— Si je me tue dans de telles circonstances, ma mort sera-t-elle naturelle ou non ?

— Tu auras simplement été tuée par la curiosité.

— Ne fais-tu jamais preuve de curiosité toi-même ?

— Je ne vois vraiment aucune raison de me montrer curieux. Qu'avons-nous pour dessert ?

— De la tarte.

— Eh bien, je te félicite. Ton repas était excellent.

— Je suis heureuse qu'il t'ait plu.

— Quel est ce colis, près de la porte de la cuisine ? Est-ce le vin que nous avons commandé ?

— Non, ce sont des oignons.

— Des… quoi ?

— Des oignons de tulipes.

— Où vas-tu les mettre ?

— De chaque côté de l'allée centrale du jardin. Je vais donner des indications au vieil Isaac.

— Pauvre diable ! On a l'impression qu'il va s'écrouler d'un moment à l'autre.

— N'en crois rien. Il est extrêmement robuste. Tu sais, j'ai découvert que les jardiniers sont ainsi. S'ils sont compétents, ils paraissent atteindre la perfection quand ils ont dépassé quatre-vingts ans. Par contre, si tu engages un garçon d'une trentaine d'années, bien planté et costaud, il te déclarera : « J'ai toujours souhaité travailler dans un jardin. » Mais tu peux être certain à l'avance qu'il ne vaut rien. Il sera toujours disposé à balayer quelques feuilles de temps à autre ; en dehors de cela, quoi que tu lui commandes, il t'affirmera que ce n'est pas le bon moment. Alors qu'Isaac est un homme précieux : il sait tout. Je devrais également planter des crocus. Je me demande s'il y en a dans le colis. Je vais aller voir.

— Si tu veux. Je te rejoindrai dans un moment.

Quelques instants plus tard, Tuppence et Isaac se mettaient à déballer les oignons de tulipes. Les fleurs les plus précoces viendraient égayer le jardin à la fin du mois de février, les autres s'épanouiraient en mai et juin. Ces dernières étant d'un joli vert pastel, on les planterait en un endroit où on pourrait les cueillir facilement quand on voudrait orner le salon. Et pourquoi ne pas en mettre également près de la grille d'entrée, où elles ne manqueraient pas de susciter la jalousie des visiteurs ?

À quatre heures, Tuppence prépara une théière et appela Isaac, afin qu'il pût se désaltérer avant de repartir chez lui. Après quoi, elle se mit à la recherche de son mari, lequel s'était abstenu de la rejoindre ainsi qu'il l'avait promis. « Je suis sûre qu'il s'est endormi quelque part », se dit-elle en parcourant les différentes pièces. Elle aperçut alors une tête qui émergeait du trou creusé dans le plancher.

— Tout va bien, maintenant, madame, affirma l'électricien. Il n'y aura bientôt plus besoin de prendre des précautions. Demain matin, j'attaquerai dans une autre partie de la maison.

— J'espère que vous n'oublierez pas de venir. Avez-vous vu Mr. Beresford, par hasard ?

— Je crois qu'il est à l'étage supérieur. Je l'ai entendu qui faisait tomber des objets sur le plancher. Des livres, je suppose.

— Des livres ? Ça, par exemple !

L'électricien disparut dans sa trappe, et Tuppence grimpa jusqu'à la mansarde transformée en bibliothèque et où se trouvaient maintenant réunis les livres d'enfants.

Tommy était assis sur la première marche de la porte, des livres éparpillés autour de lui.

— Tu es donc là, après avoir prétendu que tu ne t'intéressais à rien de tout ça ? Et tu as mis un désordre fou dans les livres que j'avais soigneusement rangés.

— Excuse-moi, mais j'ai pensé que je pourrais aussi bien jeter un coup d'œil, moi aussi.

— As-tu découvert d'autres mots ou d'autres lettres soulignés en rouge ?

— Non, rien. Ce jeune Parkinson devait être paresseux. En tout cas, il n'y a aucun autre renseignement sur Marie Jordan.

— J'ai interrogé le vieil Isaac. Il connaît des tas de gens dans la région, mais il prétend ne se souvenir de personne de ce nom.

— Que comptes-tu faire de cette lampe de cuivre que tu as posée dans l'entrée ?

— Je vais la porter à la vente de charité. Elle nous a toujours plus ou moins embarrassés.

— C'est vrai. Nous devions être fous, le jour où nous l'avons achetée. Et je sais que tu ne l'as jamais aimée.

— Quoi qu'il en soit, Miss Sanderson a été très heureuse quand je lui ai annoncé que je la lui donnerais. Elle m'a même proposé de venir la chercher, mais je lui ai dit que je la lui apporterais.

— Je peux m'en charger, si tu veux.

— Non, j'aime mieux y aller moi-même.

— Très bien. Je suppose que tu as une autre raison pour te rendre à cette vente, n'est-ce pas ?

— À vrai dire, je pense que je pourrai sans doute bavarder avec certaines personnes.

— Je ne sais jamais exactement ce que tu as en tête, mais je lis dans tes yeux que tu mijotes quelque chose.

— Va faire faire une promenade à Hannibal. Je ne peux pas l'emmener à la vente, car il risquerait de se battre avec quelque congénère.

— Bon. Tu veux venir faire un petit tour, Hannibal ?

Selon son habitude, Hannibal répondit par l'affirmative, se tortillant, agitant la queue, levant une patte de devant et se frottant contre la jambe de son maître.

— Bien sûr, semblait-il dire. C'est pour ça que tu existes, mon cher esclave. Nous allons faire une gentille petite balade, tout le long du trottoir. Je suis certain de trouver des tas d'odeurs enivrantes.

— Allons, viens. Je vais prendre la laisse. Et surtout, ne traverse pas la rue en courant, comme tu l'as fait la dernière fois. Tu as failli te faire écraser par une de ces vilaines grosses voitures.

Hannibal le considéra d'un air de dire :

— Je suis un très gentil petit chien qui fait toujours exactement ce qu'on lui dit.

Si fausse que fût cette affirmation, l'air innocent qu'il prenait parvenait souvent à tromper même les personnes qui le connaissaient bien.

Tommy transporta la lourde lampe de cuivre dans la voiture, Tuppence se mit au volant et, quelques secondes plus tard, elle disparaissait à l'angle de la rue.

Tommy fixa la laisse au collier d'Hannibal et s'éloigna à son tour. Parvenu au chemin conduisant à l'église, il détacha le chien, car il y avait peu de circulation dans ces parages. Le petit animal en profita pour aller renifler quelques touffes d'herbe qui poussaient sur le trottoir, tout contre le mur. S'il avait pu utiliser le langage des hommes, il est évident qu'il aurait déclaré :

— C'est un gros chien qui est passé par là. Je crois bien que ce doit être ce sale chien-loup.

Un petit grognement irrité.

— Je n'aime pas les chiens-loups. Si jamais je rencontre à nouveau celui qui m'a mordu un jour, il peut être assuré que je lui rends la pareille… Ah ! délicieux. Voici un parfum plus subtil. Une ravissante petite chienne. J'aimerais bien faire sa connaissance. Je me demande si elle habite loin d'ici. Dans cette maison, peut-être…

— Viens ici Hannibal ! Ne rentre pas ainsi chez les gens.

Hannibal fit la sourde oreille.

— Hannibal !

Le petit animal redoubla de vitesse et tourna l'angle de la maison, en direction de la cuisine.

— Hannibal ! cria Tommy. Tu ne m'as pas entendu ?

— Tu m'as donc appelé ?

Un aboiement sec se fit entendre dans la cuisine. Hannibal détala à toutes jambes pour venir se réfugier auprès de son maître.

— Brave chien ! dit Tommy.

— N'est-ce pas que je suis un brave toutou ? Chaque fois que tu as besoin de moi, je suis là pour te défendre.

Ils étaient arrivés à la porte latérale du cimetière. Hannibal, qui avait le don de s'étirer à volonté, se faufila sans la moindre difficulté à travers les barreaux de la grille.

— Hannibal ! appela encore Tommy. Reviens. Tu n'as pas le droit d'entrer dans le cimetière.

— J'y suis déjà, mon vieux.

Il gambadait maintenant parmi les tombes avec l'air satisfait d'un chien qui a été lâché pour la première fois dans un jardin singulièrement attrayant.

— Sale chien ! maugréa Tommy.

Il souleva le loquet de la grille, entra et, la laisse à la main s'élança à la poursuite de son espiègle compagnon. Celui-ci était déjà à l'extrémité opposée du cimetière, et il semblait avoir l'intention bien arrêtée de se glisser à l'intérieur de l'église dont la porte était légèrement entrebâillée. Son maître réussit cependant à l'attraper à temps et à le remettre en laisse. Hannibal pencha un peu la tête de côté, se disant manifestement que les choses devaient finir ainsi.

— Tu m'attaches à nouveau, hein ? Bien sûr, c'est moins agréable, mais ça rehausse tout de même mon prestige. Comme ça, tout le monde sait que je suis un chien de valeur.

Étant donné qu'il n'y avait personne à l'intérieur du cimetière pour s'opposer à la présence d'Hannibal, Tommy se mit à errer à travers les tombes. Il considéra d'abord un mausolée qui se dressait non loin de l'entrée de la sacristie et qui, selon toute apparence, était le plus ancien. Pourtant, plusieurs autres portaient des inscriptions remontant au dix-neuvième siècle. Il regarda l'un d'eux plus longuement que les autres.

— Étrange, dit-il à mi-voix.

Hannibal leva la tête vers lui d'un air interrogateur. Il ne voyait rien qui pût présenter le moindre intérêt pour la gent canine.