CHAPITRE III
TOMMY ET TUPPENCE COMPARENT LEURS NOTES
Tuppence se laissa tomber avec un soupir dans un des fauteuils du salon.
— Tu as l'air fatiguée, remarqua Tommy.
— Je suis éreintée, avoua Tuppence en réprimant un bâillement.
— Qu'as-tu donc fait ? J'ose espérer que tu n'as pas travaillé dans le jardin.
— Ce n'est pas physiquement que je suis fatiguée. Moi aussi, j'ai fait des recherches.
— C'est tout aussi épuisant. À propos, j'imagine que tu n'as pas dû tirer grand-chose de Mrs. Griffin, avant-hier ?
Tuppence sortit son calepin de son sac à main qu'elle avait posé près de son fauteuil.
— J'ai pris quelques notes. J'avais aussi emporté un de ces vieux menus trouvés dans le placard.
— Et qu'est-ce que ça t'a donné ?
— D'abord, une quantité impressionnante de réflexions d'ordre gastronomique. Regarde la première, faite par quelqu'un dont j'ai oublié le nom.
— Tu devrais essayer de t'en souvenir.
— Ce ne sont pas des noms que j'inscris, mais plutôt les faits qu'on me raconte. Les gens ont été extrêmement intéressés par ces menus, parce qu'il semble qu'ils aient été imprimés pour un dîner exceptionnel que tous les convives avaient apprécié au plus haut point.
— Le fait ne me paraît pas être d'une grande utilité.
— En un sens, il l'est. Car les invités ont déclaré qu'ils n'oublieraient jamais cette soirée, qui suivait le recensement.
— Le recensement ?
— Tu sais bien ce que c'est. Nous en avons eu un l'année dernière. On te demande des tas de choses : qui vivait sous ton toit à telle date, si tu es marié et si tu as des enfants, si tu as des enfants sans être marié… Une quantité de détails inutiles et des questions absolument inadmissibles de nos jours. Ce soir-là, les gens étaient bouleversés. Non pas à cause du recensement, auquel ils étaient habitués à cette époque et dont ils ne se souciaient en aucune façon, mais parce qu'il s'était produit un événement grave.
— Dans ce cas, le recensement pourrait évidemment nous aider à connaître la date de cet événement.
— Crois-tu pouvoir la retrouver ?
— Certes. Il suffit de savoir où s'adresser.
— On avait parlé de Marie Jordan, que l'on trouvait charmante et que tout le monde aimait. On n'aurait jamais cru cela d'elle, mais on déclarait aussi qu'on aurait bien dû prendre des renseignements avant de l'engager, étant donné qu'elle était à moitié allemande.
Tuppence posa sa tasse à café vide sur le guéridon et se renversa contre le dossier de son fauteuil.
— As-tu découvert quelque chose d'encourageant ? demanda Tom.
— Peut-être. Beaucoup de personnes ont entendu parler de cette affaire par des parents plus âgés. On a mentionné une histoire de testament caché dans un vase de Chine. On a aussi parlé d'Oxford et de Cambridge, mais je ne vois pas comment les gens auraient pu être au courant de choses cachées dans ces deux villes. Cela paraît invraisemblable.
— Peut-être quelqu'un avait-il un fils ou un neveu étudiant qui aurait emporté des documents.
— Possible, mais peu probable.
— Les personnes que tu as vues ont-elles parlé de Marie Jordan ?
— Elles ne la connaissaient évidemment que de nom – par leurs grand-pères, leurs grand-mères –, et personne ne peut affirmer qu'elle ait été véritablement une espionne allemande.
— A-t-on parlé de sa mort ?
— On l'a attribuée à un accident causé par la digitale que l'on avait prise pour des épinards, ou peut-être pour de l'oseille. Tous les convives s'en sont tirés sauf elle.
— Même histoire avec une mise en scène différente, murmura Tommy.
— Les gens ont sans doute trop d'imagination. Une personne prénommée Bessie a déclaré : « C'était ma grand-mère qui parlait de cela, mais les événements en question étaient bien antérieurs, et je suis persuadée que certains détails du récit qu'elle nous en faisait étaient absolument faux. » Tu sais, Tommy, quand tout le monde parle en même temps, il n'est pas facile de débrouiller les choses. On parlait d'espions, de poison, de pique-nique, de tout ce que tu peux imaginer. Je n'ai pu obtenir de dates exactes, bien entendu.
— Je me demande si le jeune Alexandre avait fait part de ses soupçons à la police. Peut-être avait-il été trop bavard et est-ce pour cela qu'il est mort. Nous connaissons la date de son décès, gravée sur sa tombe, mais nous ignorons encore presque tout de la vie et de la mort de Marie Jordan.
— Nous finirons bien par découvrir quelque-chose. Rédige une liste complète des noms, et tu seras surpris de ce que l'on peut parfois déduire d'un mot ou d'une phrase.
— Tu sembles t'être fait des amis intéressants et avoir mis des tas de gens en action. Tu vas d'abord voir une vieille dame en lui apportant un album d'anniversaire, puis tu rends visite à un tas de vieux retraités et tu finis par savoir tout ce qui se passait au temps de leurs grand-mères. Quand nous aurons pu fixer quelques dates et effectué quelques recherches complémentaires, peut-être pourrons-nous obtenir un résultat.
— Je me demande qui étaient ces étudiants d'Oxford et de Cambridge dont on fait mention : ceux qui auraient caché quelque chose.
— Cela n'avait certainement rien à voir avec l'espionnage.
— On pourrait essayer d'interroger les médecins, les vieux pasteurs, mais je n'ai pas l'impression que ça donnerait grand-chose. J'espère que personne n'a essayé, une fois de plus, de te jouer un mauvais tour.
— Tu veux savoir si personne n'a tenté de me tuer au cours de ces deux derniers jours ? Eh bien, non. Personne ne m'a invitée à un pique-nique, les freins de la voiture n'ont pas été sabotés… Il y a bien une grosse boîte de désherbant dans le hangar, mais elle ne semble pas avoir été découverte.
— Isaac la garde sans doute pour le jour où tu sortiras dans le jardin avec un sandwich à la main.
— Pauvre Isaac ! Il ne faut pas dire des choses comme ça sur son compte. Il est en passe de devenir un de mes meilleurs amis. Maintenant, je me demande…
— Quoi donc ?
— Cela me rappelle quelque chose. Une vieille dame qui, tous les soirs, mettait ses boucles d'oreilles dans ses mitaines. C'était celle qui croyait que tout le monde voulait l'empoisonner. Quelqu'un d'autre a parlé d'une personne qui plaçait son argent dans un tronc pour les missions. Tu sais, un de ces trucs en porcelaine pour les Enfants abandonnés. Il y avait une étiquette avec ces mots : Œuvres pour l'Enfance abandonnée. Elle y glissait des billets de cinq livres, de manière à avoir toujours un magot sous la main. Quand la boîte était trop pleine, elle la brisait et en achetait une autre.
— Et elle dépensait l'argent, je suppose ?
— Probablement. Mon cousin Emlyn disait toujours : « Personne ne vole les Enfants abandonnés. »
— Tu n'as pas déniché de nouveaux livres, là-haut ?
— Non. Pourquoi ?
— Ce serait un bon endroit pour cacher des documents ; dans des bouquins aussi ennuyeux que des recueils de sermons et des traités de théologie. On creuse l'intérieur et on peut y camoufler un tas de choses.
— Seulement, rien de tel n'a été fait. L'un de ces ouvrages porte le titre : La Couronne du Succès. Il y en a deux exemplaires. Espérons que le succès couronnera nos efforts.