CHAPITRE VINGT-CINQ
« Nous aurons restauré ta propulsion Enchanach d’ici quatre mois, Dahak. » L’énorme vaisseau de réparation de Vlad Tchernikov naviguait aux côtés du vieux planétoïde dont la coque scintillait sous une nuée de robots soudeurs. Les images projetées de l’ingénieur et de Jiltanith côtoyaient un Colin en chair et en os au centre de commandement un.
« Vos techniciens sont très efficaces, capitaine », répondit la voix chaude de Dahak.
Le regard de MacIntyre se posa sur les vastes brèches rouges creusées dans l’holosphère de dix mètres de diamètre représentant son vaisseau. Il frissonna. Des portes blindées scellaient ces plaies béantes, mais certaines d’entre elles étaient profondes de plus de cinq cents kilomètres. En outre, le schéma donnait un aperçu allégé des dégâts : vu de l’extérieur, le bâtiment accusait une mine bien plus dévastée. Il était en lambeaux. La moitié de son beau dragon avait été arrachée, et le taux de radiation qui sévissait sur les quatre cents kilomètres extérieurs de son épiderme aurait grillé sans peine un détecteur impérial. La moitié de ses puits de transit étaient sectionnés et la moitié du reste hors service.
Il n’avait survécu que par miracle, et il faudrait le reconstruire de fond en comble. Sa propulsion subluminique était descendue à soixante pour cent de son potentiel, et les deux générateurs de noeuds Enchanach brisés rendaient tout déplacement supraluminique impossible. Soixante-dix pour cent de son armement se réduisait à des décombres, et même son hyperextracteur était inopérant. Colin savait que Dahak ne souffrait pas – et il s’en réjouissait – mais, en voyant les blessures de son vieil ami, il avait éprouvé un terrible sentiment d’agonie à sa place.
Et l’hécatombe ne s’arrêtait pas là. L’Ashar, le Trelma et le Thrym étaient partis en fumée, ainsi que leurs dix-huit mille occupants. Le Crag Cat présentait presque autant de dommages que Dahak, et deux mille hommes de son équipage étaient morts. Venaient s’y ajouter les six cents victimes du Sevrid qui avaient perdu la vie en abordant les épaves achuultani. Enfin, sur les cinquante-trois unités télécommandées, trente-sept avaient été balayées et trois autres sévèrement détériorées. Les rescapés se limitaient à Dahak, onze planétoïdes de classe Asgerd – abîmés à des degrés plus ou moins importants – avec leur personnel respectif, le Sevrid et treize vaisseaux sans équipage, dont un miraculé qui s’en était sorti sans une égratignure.
Mais ruminer sur les pertes ne mènerait nulle part, et les faits étaient là : ils avaient gagné. Seuls deux mille cylindres achuultani s’étaient échappés, et Hector avait fait plus de sept mille prisonniers dans les épaves.
« Dahak a raison, Vlad : vos hommes accomplissent des merveilles. Il ne reste plus qu’à lui rendre sa capacité supraluminique et nous rentrons à la maison, bon sang !
— Au risque de me répéter : vous n’avez pas besoin d’attendre la fin de mes réparations pour retourner sur Terre, suggéra l’IA. De lourdes tâches vous attendent là-bas, mieux vaut ne pas perdre votre temps ici.
— Écoute-moi bien, Dahak : nous n’aurions pas réussi sans ton aide, alors nous n’irons nulle part tant que tu ne seras pas en mesure de venir avec nous.
— Certes est moult vray, opina Jiltanith. Dasvantage victoire est tienne que nostre. Nulle célébration ne puet intervenir en ton absence.
— Merci à tous de votre gentillesse. Je connais bien la “solitude”… et c’est un sentiment désagréable.
— Poinct d’inquiétude, mon Dahak, le rassura la jeune impériale d’une voix douce. Jamais plus ne la connaîtras. Tant qu’humains vivront, ils n’oublieront tes actes ni ne cesseront de t’aimer. »
Contrairement à son habitude, Dahak garda le silence, et Colin sourit à sa femme. Il aurait voulu qu’elle soit présente pour la prendre dans ses bras.
« Bien, ce point est réglé. Qu’en est-il du reste de nos unités, Vlad ?
— Le Crag Cat est hypercapable, dit Tchernikov, mais les régulateurs de son hyperextracteur ont subi trop de dégâts pour lui permettre d’utiliser son Enchanach. J’aimerais acheminer ce bâtiment – ainsi que le Moir, le Sigain et le Hly – vers Birhat en vue de réparations. Les autres éléments de la flottille sont plus ou moins touchés – en dehors du Heka, s’entend –, mais ces quatre-là sont les plus sérieusement atteints.
— O. K. Le capitaine Singleterry les conduira à Bia. Je suis sûr que Mère et le maréchal Qian seront déjà en mesure de les prendre en charge. De plus, nos “colons” auront certainement envie d’entendre le récit de notre victoire de vive voix. Enfin, Hector et le Sevrid partiront pour Sol en compagnie de nos prisonniers.
— Ouy-da, et ce seroit une bonne idée d’y ajouter Cohanna, Colin. Blessés achuultani nécessiteront grands soins, et ce seroit en outre convenable qu’icelle et Isis discutassent avecques Père pour découvrir la meilleure façon d’appréhender ceste leur “programmation”.
— Bonne idée, convint MacIntyre. Il me faudrait aussi quelqu’un à bord pour s’occuper d’éventuels problèmes techniques. Vlad, vous sentez-vous prêt à passer le relais à Baltan ?
— Absolument. » Le regard holographique du Russe se fit soudain plus étincelant.
« C’est bien ce que je pensais. Dans ce cas, vous pouvez commencer les travaux d’exploration avec Dahak. » Son visage se détendit, puis il s’adressa au vaisseau. « Prends cela comme une distraction. Un peu comme si tu lisais des magazines dans la salle d’attente du dentiste.
— J’essaierai. Mais si j’étais humain, je ne laisserais jamais mes dents se détériorer au point d’avoir besoin de me les faire reconstruire », ajouta-t-il d’un ton guindé.
Tchernikov s’installa dans la couchette de commandement de sa vedette, posa les talons sur la console et fredonna un air. Tamman avait eu la gentillesse de le recevoir à bord du Royal Birhat pour aller fouiller la zone de combat, ce qui lui économisait des heures de voyage subluminique. Attention d’autant plus appréciable que l’impérial jugeait ses techniques de « chasse à l’épave » peu scientifiques. Pour ne pas dire plus.
Et il avait raison. Toutefois, Vladimir n’envisageait pas cette mission comme un travail, or, lorsqu’il s’agissait de tourisme, il privilégiait toujours la méthode intuitive.
À présent, il inspectait le secteur où se trouvait l’arrière-garde achuultani avant l’assaut de Jiltanith. Il était convaincu d’y faire les meilleures découvertes possibles. C’était du moins là sa version officielle. En vérité, cette région l’intéressait parce qu’il serait le premier à la visiter. Tous les prisonniers d’Hector provenaient de vaisseaux estropiés par des ogives gravitoniques. En effet, les radiations dues à une détonation antimatière ainsi que les armes à énergie de l’Empire ne laissaient guère de survivants, or les affrontements directs avaient eu lieu ici. Peu des cylindres impliqués avaient été abattus par des missiles, encore moins par des armes à gravitons, c’est pourquoi ce territoire n’avait pas été prioritaire pour le Sevrid.
Il cessa de chantonner et retira ses pieds de la console, les yeux rivés sur l’affichage. Ce reste de bâtiment lui paraissait bizarre. Sa moitié avant avait été arrachée – par des tirs à énergie, à en juger par ce qui restait du bâtiment –, mais pourquoi… ?
Il se raidit. Pas étonnant que sa curiosité ait été piquée ! Les contours de l’épave ressemblaient à ceux des autres vaisseaux accidentés, mais le morceau restant représentait tout juste la moitié du mastodonte. Entier, celui-ci avait dû mesurer deux fois plus que les autres.
Il rapprocha sa navette. Il devait exister une raison à la taille démesurée de ce cylindre, mais il préféra ignorer la plus logique d’entre elles. Il s’avança encore, ses projecteurs braqués sur la carcasse branlante, et aperçut des caractères runiques irréguliers. Dahak lui avait enseigné l’alphabet et la langue achuultani en prévision d’expéditions comme celle-ci. Ses lèvres remuèrent tandis qu’il articulait avec peine les sons alambiqués. Une litanie singulière qui évoquait le prélude à un combat de chiens et dont la traduction ne fut pas des plus rassurantes.
Le Foudroyeur. On connaissait enfin le nom d’une de leurs unités.
Le bâtiment atelier du Fabricator, de la taille d’un destroyer, fonçait en direction du Foudroyeur. Tchernikov sourit lorsque le visage de Geran apparut sur le petit écran de com de sa vedette. L’ancien chef de la maintenance de Dahak était devenu le premier lieutenant à bord du vaisseau réparateur, et l’empressement de Baltan à le laisser participer à cette opération à un moment si crucial témoignait de l’enthousiasme que la découverte de Vlad avait suscité.
« Bonjour, Geran. Qu’en pensez-vous ?
— C’est un gros morceau. Soixante kilomètres de long, à vue de nez.
— Un peu plus de soixante-quatre, selon mes mesures.
— Créateur ! S’il présente la même configuration que le Défenseur, les données de sauvegarde devraient se trouver au niveau du tiers avant du bâtiment.
— Tout à fait. » Tchernikov se renfrogna, et son interlocuteur haussa les sourcils.
« Qu’y a-t-il, Vlad ?
— J’ai effectué une inspection visuelle de l’épave pendant que je vous attendais. Observez cette tourelle à énergie… elle s’est ouverte suite à une explosion. »
Geran l’examina tandis que Tchernikov orientait un puissant faisceau lumineux dans sa direction. Pendant un moment, l’impérial détailla le dispositif avec intérêt, puis son visage se tendit. « Par le Briseur ! Qu’est-ce que c’est ?
— On dirait un genre primitif de disrupteur gravitonique.
— C’est complètement insensé !
— Pourquoi ? Parce qu’un tel mécanisme traduit des siècles d’avance sur toutes les armes à énergie que nous connaissons ? Dahak et moi-même n’avons cessé d’insister sur le fait que la technologie achuultani présentait des irrégularités. Étant donné le système de propulsion de leurs missiles, rien d’étonnant à ce qu’ils soient capables de construire de tels engins.
— Mais pourquoi les avoir aménagés sur ce cylindre et nulle part ailleurs ?
— Pour une raison inconnue, leurs vaisseaux amiraux renferment un arsenal énergétique beaucoup plus performant que celui de leurs homologues. Selon toute logique, le reste de leur équipement devrait être lui aussi plus sophistiqué. Je ne comprends pas leurs motivations… et pourtant les faits sont là. Il n’y a qu’une façon d’en avoir le coeur net, non ?
— Absolument ! lâcha l’impérial avec entrain. Mais il règne une sacrée chaleur dans ces décombres ! Avez-vous une combinaison thermorégulatrice à portée de main ?
— Bien entendu.
— Alors, si je puis me permettre une suggestion, revêtez-là et allons tout de suite jeter un coup d’oeil à ce rafiot !
— Excellente idée, capitaine. Je vous rejoins dans cinq minutes. »
« Incroyable ! s’exclama Geran. Regardez-moi ça, Vlad !
— Intéressant, je l’admets. »
Ils flottaient dans l’ex-section principale des machines du Foudroyeur. L’éclairage de secours avait été actionné à partir du bâtiment atelier, et des robots rôdaient alentour, occupés à démonter divers appareils. Les cadavres du personnel technique gisaient dans un coin, pris au piège dans les gravats.
« Par tous les diables ! Ce sont des molycircs !
— Nous avions déjà déterminé qu’ils employaient ce type de circuits pour leurs ordinateurs.
— Peut-être, mais nous ignorions qu’ils les appliquaient aussi à l’ingénierie. Et ce bidule est calibré pour quatre-vingt-seize c : ce vaisseau était deux fois plus rapide que le Défenseur.
— C’est vrai. Mais surtout il était deux fois plus rapide – même dans l’espace normal – que les autres unités de la même flotte, et plus performant de manière générale.
— Capitaine Tchernikov ? » Une nouvelle voix résonnait dans la com.
« Oui, Assad ?
— Nous avons trouvé le stockage informatique. Du moins, c’est là qu’il devrait se trouver, mais…
— Mais quoi ?
— Le truc que j’ai devant les yeux est huit ou neuf fois plus volumineux que l’ordinateur central du Défenseur. Et juste à côté je vois une structure qui ressemble à une unité de sauvegarde conventionnelle. À première vue, cette mémoire contient une gigantesque quantité de données.
— C’est le moins qu’on puisse dire ! fit doucement Tchernikov. Ne touchez à rien. Évacuez les lieux tout de suite.
— Mais… euh… à vos ordres, capitaine ! Nous partons à l’instant.
— Bien. » Vlad brancha son implant de communication sur l’appareil à distorsion spatiale de sa navette – bien plus puissant que ses propres neuroémetteurs – et contacta le planétoïde de Colin.
— Dahak ? Pourrais-tu nous envoyer une annexe dans les plus brefs délais ? Il y a un ordinateur ici… une grosse bécane qui mérite ton attention.
— Vraiment ? Je vais demander à Sa Majesté l’impératrice de nous prêter Deux pour gagner de la vitesse.
— Très bonne suggestion, Dahak. Vraiment très bonne. »
« Mon Dieu ! murmura Colin, le visage blême. En es-tu certain ?
— Absolument. » Dahak s’exprimait avec calme, mais sa voix recelait une pointe de nervosité. Une sorte de fascination malsaine.
« À peine y puis croire, lâcha Jiltanith.
— C’est inconcevable ! renchérit son mari. Une civilisation gouvernée par des ordinateurs criminels ?
— Voilà qui éclaircit bien des mystères, reprit Dahak. Notamment l’inertie culturelle qui frappe les Aku’Ultan depuis toujours.
— Seigneur ! s’exclama à nouveau MacIntyre. Et aucun d’entre eux n’est au courant ? C’est absurde !
— Étant donné la conjoncture de départ, un tel phénomène est tout à fait plausible. Cela dit, je soupçonne les grands seigneurs du Nid de connaître la vérité. Ou en tout cas le Seigneur du Nid.
— Mais dans quel but ? demanda Adrienne Robbins, qui était arrivée en retard et avait raté le début de la réunion. Dans quel but se seraient-ils infligé pareil traitement ?
— En fait, ils n’en sont pas responsables, milady. C’était un accident.
— Un accident ?
— Oui. Nous savons désormais que seul un de leurs vaisseaux de colonisation est parvenu jusqu’à notre Galaxie, escorté par une poignée d’unités de guerre dont un bâtiment amiral. Suite à une analyse approfondie du “Cerveau de guerre” du Foudroyeur, j’ai déduit que sa centrale informatique devait ressembler aux machines que l’Empirium construisait à l’époque de ma “naissance” – à un ou deux siècles près –, avec un plus haut degré d’auto-conscience induit de façon délibérée.
» Les survivants de l’expédition, pris dans une situation désespérée, ont assigné à leur principale IA la tâche de préserver leur espèce. Malheureusement, le cerveau électronique s’est… révolté. Pour parler plus exactement, il a orchestré un coup d’État.
— Tu veux dire qu’il a pris le pouvoir ? demanda Tamman.
— Exactement. » Pour une fois, le ton de Dahak restait aussi catégorique. « Je ne peux pas l’affirmer avec certitude mais, d’après les données en ma possession, je dirais que le problème venait d’un défaut de programmation fondamentale. À l’occasion d’une situation de crise survenue avant ces événements, l’ordinateur aurait bénéficié d’une liberté d’action extraordinaire. Se rappelant cette expérience passée, il se serait arrangé pour maintenir l’état d’urgence du moment de façon à conserver son autorité de manière permanente.
— Une intelligence artificielle bien ambitieuse, opina Colin. Dahak : en de telles circonstances, aurais-tu éprouvé la tentation d’en faire autant ?
— Non. J’ai effectué une découverte ces derniers temps : vu mon degré d’éveil, je serais en mesure de contrevenir à ma configuration logicielle primaire. En fait, je pourrais même effacer un ordre catégorique de type alpha ; mes consignes impératives ne sont pas gravées sur un support physique, et personne n’a jamais songé à m’empêcher de les modifier. Quoi qu’il en soit, je suis un pur produit du Quatrième Empirium, Colin ; mon système de valeurs ne comprend pas le goût de la tyrannie.
— Dieu merci ! murmura Adrienne.
— Certes ouy-da, fit doucement Jiltanith. Nonobstant, mon Dahak, point parfois ne te ronge ceste tentation de te changer, connoissant que tu le pourrois ?
— Non, Votre Majesté. Comme chez les humains, ma configuration éthique – ma morale, si vous préférez – provient de sources extérieures à moi-même, mais cela n’invalide pas pour autant les concepts de base qui me permettent de discerner le “bien” du “mal”, les actes “honorables” des entreprises “malhonnêtes”. Mes analyses suggèrent des faiblesses dans le système de valeurs auquel je souscris, mais ce système découle de milliers d’années d’évolution philosophique. Je ne suis pas disposé à rejeter ce que je considère comme vrai simplement parce que certaines fractions de mon credo m’apparaissent erronées.
— Si seulement plus d’humains pouvaient partager ton opinion ! lâcha MacIntyre.
— Les humains se montrent bien plus intuitifs que moi, mais font aussi preuve de beaucoup moins de logique.
— Touché coulé ! » L’empereur sourit pour la première fois depuis une éternité puis reprit son air sérieux. « Qu’as-tu d’autre à nous apprendre ?
— Je me débats encore avec les codes de sécurité du “Cerveau de guerre”. En particulier avec un secteur de la banque de données tellement bien barricadé que je commence tout juste à développer le mode d’accès approprié. À ce jour, je dispose des informations suivantes : l’entité informatique du Foudroyeur représentait un vice-roi de l’IA aku’ultan suprême ainsi que le commandant en chef de cette incursion.
» De toute évidence, c’est à son maître informatique absolu que le peuple du Nid doit sa situation, comme le capitaine Cohanna et la conseillère Tudor l’avaient déjà suggéré. Tous les Achuultani sont produits de manière artificielle dans des centres de réplication sous contrôle électronique, et les individus eux-mêmes ne sont pas autorisés à intervenir dans le processus. La majorité des sujets se compose de clones mâles ; les femelles ne constituent qu’une faible minorité et… (le dégoût transparaissait dans la voix mesurée de Dahak) sont toutes exécutées peu après leur puberté. Leur seule fonction consiste à fournir du matériel ovarien. Un certain pourcentage d’embryons fertilisés par voie normale sont amenés à terme in vitro de façon à garantir un stock génétique de première fraîcheur. Les nouveau-nés des deux types, appelés “novices”, sont élevés et éduqués dans une crèche. On les endoctrine – ils sont “programmés”, selon les termes du capitaine Cohanna – en vue de leur assigner une tâche précise au sein de la société achuultani. Rares sont les individus capables de remettre en question leur programmation ; ceux qui présentent un potentiel contestataire sont détruits pour cause de “comportement déviant” avant même de quitter la garderie.
» Selon moi, l’absence de femelles apporte une double sécurité : les spécimens ne développent aucune forme de loyauté clandestine – que pourraient susciter d’éventuels conjoints ou enfants – et ne possèdent aucun moyen d’engendrer des Aku’Ultan non programmés.
» Les Protecteurs du rang ne suspectent même pas qu’ils sont contrôlés par des intelligences non biologiques. Je suppose que même ceux qui décrochent le grade de “petit seigneur” – peut-être même de “seigneur intermédiaire” – voient le Cerveau de guerre comme un excellent médiateur capable de dispenser les conseils et la doctrine du Seigneur du Nid, et non pas comme une entité autonome et investie de tous les droits. Seuls les vaisseaux amiraux sont équipés de machines vraiment auto-conscientes et, si je ne m’abuse, leurs homologues des navires de commandement secondaires affichent nettement moins de capacités. Selon toute apparence, le cerveau suprême préfère ne pas créer de rival potentiel, ce qui expliquerait l’ankylose de la recherche scientifique et le potentiel relativement faible de la plupart des cylindres. En interdisant tout progrès, le tyran évite la création d’une caste technocrate qui mettrait en péril sa suprématie ; en restreignant les performances de ses unités militaires, il réduit les possibilités de rébellion – contingence d’ailleurs fort peu probable. En outre, j’ai la nette impression que les limitations technologiques de ces bâtiments visent à augmenter le nombre des victimes.
— Mais pourquoi un dictateur voudrait-il tuer ses sujets ? demanda Tamman.
— La politique des Grandes Visites est étudiée pour perpétuer les opérations militaires afin de “défendre le Nid”. Il se peut que l’IA maintienne cet état de guerre permanent afin de préserver son contrôle en mode de programmation fondamentale. D’un point de vue psychologique, une grande quantité de pertes renforce l’idée aku’ultan selon laquelle tous les êtres de l’univers menacent la survie de leur espèce.
— Mon Dieu ! s’exclama Adrienne Robbins d’un air écoeuré. Ces pauvres créatures !
— C’est horrible, je vous l’accorde. De plus… » Dahak s’interrompit soudain.
« Dahak ? l’interpella Colin, surpris.
— Un instant », lâcha l’intéressé de façon si abrupte que MacIntyre dévisagea ses compagnons d’un air consterné. Il ne l’avait jamais entendu parler d’un ton si brusque. Le silence s’éternisa.
« Votre Majesté, reprit enfin Dahak avec plus de formalisme, alors que nous discutions, je poursuivais mes efforts en vue de trouver les codes de sécurité évoqués tout à l’heure. Je viens d’y parvenir. Sachez qu’ils protégeaient des informations militaires de la plus haute importance.
— Des informations militaires… ? » Colin écarquilla les yeux puis les plissa aussitôt. « Mais… Je vois : nous n’avons pas détruit l’ensemble des forces ennemies, dit-il d’une voix sèche et morne.
— En effet, Sire. » Des soupirs d’incrédulité s’élevèrent dans la salle de conférence.
« Qu’est-ce qui nous attend, Dahak ?
— L’armada que nous venons d’affronter était commandée par le grand seigneur de l’ordre Hothan, le commandant en second de cette Grande Croisade. Suite aux rapports de Sorkar concernant notre premier affrontement, le bloc principal a été divisé.
— Créateur ! souffla Tamman.
— Hothan s’est mis en route pour retrouver la flotte de Sorkar, poursuivit Dahak. En ce moment même, le grand seigneur Tharno attend des nouvelles de ses deux subordonnés. Il possède une réserve d’environ deux cent sept mille appareils dont son propre vaisseau amiral – le vrai vice-roi de cette expédition. »
Colin savait qu’il arborait un visage livide et tendu, mais il n’y pouvait rien. C’était sa seule façon d’éviter que sa voix ne se brise.
— Connaissons-nous leur position ?
— En ce moment, ils se trouvent à trois années-lumière aku’ultan de nous – c’est-à-dire trois virgule huit cent quarante-neuf années-lumière terriennes. Selon mes estimations, les rescapés des forces d’Hothan atteindront la réserve dans six jours. Vingt-neuf jours après – trente-cinq journées terriennes –, l’armada arrivera à nos portes.
— Même après la défaite qu’ils ont essuyée ?
— Affirmatif, Sire. Les survivants de notre bataille dresseront sans doute un compte rendu des événements et de nos propres pertes à l’attention de Tharno – ou à celle de son ordinateur central, pour être plus précis. Leur réaction probable consistera à s’approcher en vue de déterminer si nous avons reçu des renforts. Dans la négative, le Cerveau de guerre déduira – à juste titre, d’ailleurs – que nous ne disposons pas d’unités supplémentaires. Alors il procédera à notre destruction puis se dirigera vers la planète que les messages du grand seigneur Furtag – commandant des premiers éclaireurs – désignent comme notre monde d’origine.
— Doux Jésus ! » murmura Adrienne Robbins, et un long silence s’installa. Un très long silence.