CHAPITRE HUIT
L’image holo de feu Keerah, un monde agréable aux teintes bleu et blanc, flottait dans l’affichage de commandement un comme une malédiction ocre et lépreuse. Les continents, autrefois habillés de vert, n’étaient plus que ruines érodées par l’eau et le vent. Les terres étaient creusées de rides, comme le visage d’une vieille sorcière, et clairsemées de cités bâties par l’homme sur de solides socles de roche. Des villes survivantes devenues sentinelles d’une population disparue.
Colin observait. Même le spectacle de Defram ne lui avait pas autant brisé le coeur. Il nourrissait tellement d’espérances ! Dans un premier temps, le terrible accueil des missiles lui avait donné raison, c’est pourquoi il avait salué la menace avec un semblant de joie. À présent, Keerah, la planète morte, le narguait.
Il porta son attention vers l’anneau de forteresses orbitales. Sept d’entre elles seulement demeuraient en partie opérationnelles. La plus proche apparaissait de façon indistincte sur l’holovisualisateur, son éclat terne vacillait sous la lueur lugubre de son soleil gardien, Kano. La base, grossière d’apparence, mesurait plus de huit kilomètres de diamètre, et un frisson parcourut MacIntyre tandis qu’il la détaillait.
En ce moment même, le système de visée de la plateforme était encore verrouillé sur Dahak et ses ordinateurs estropiés par le temps couvraient le bloc armé d’appels à ouvrir le feu. Le commandant tressaillit. Il visualisait les vieilles batteries de missiles en train de réitérer leurs séquences de tir à l’infini, d’opérer des lancements dans le vide parce que leurs magasins étaient à zéro pour cent. L’idée que cet appareil de guerre depuis longtemps abandonné désirait sa mort le mettait mal à l’aise. Mais il lui était encore plus désagréable d’imaginer combien de vaisseaux avaient dû succomber aux assauts de cette base avant que son stock de munitions soit épuisé.
Et si Dahak et Hector ne se trompaient pas, la plupart des bâtiments avaient été détruits alors qu’ils tentaient de fuir Keerah, non parce qu’ils attaquaient la planète.
« Sonde un au rapport, commandant. » Le timbre velouté arracha Colin à ses pensées vaines et lugubres. Des problèmes plus immédiats requéraient son attention.
« Très bien. Quel est leur statut ?
— Les scans externes ont été effectués, commandant. Le capitaine Tchernikov demande la permission de monter à bord de la plateforme. »
Colin se tourna vers l’image holo suspendue à côté de sa console. « Recommandations ?
— Pour commencer, je suggère de sortir Vlad de là, répondit Cohanna d’une voix monocorde. Je préfère ne pas risquer la vie de notre ingénieur en chef pour une simple opinion que je pourrais vous donner.
— Tout à fait d’accord, mais j’ai commis l’erreur de demander des volontaires.
— Dans ce cas (elle se détendit derrière son bureau situé à l’infirmerie, à un millier de kilomètres de commandement un, et se frotta le front), laissons-les tenter leur chance.
— Vous êtes sûre ?
— Bien sûr que non ! dit-elle sèchement, et Colin leva aussitôt la main en signe de regret.
— Désolé, ’Hanna. Je désirais juste un aperçu de votre raisonnement.
— Il n’a pas changé. » Son ton, presque normal, exprimait une acceptation tacite des excuses de MacIntyre. « Les autres bases sont aussi mortes que Keerah, mais cette structure abrite deux fermes hydroponiques encore actives – je me demande comment elles ont survécu aussi longtemps – et il y en a peut-être d’autres. Les bioscans externes ne peuvent pas nous en dire davantage, même à cette distance. L’air contenu dans cet appareil a eu le temps de circuler des millions de fois entre les deux sites de culture, or les plantes sont bel et bien vivantes. Il est possible qu’elles constituent une souche mutante immune au fléau qui a dévasté Keerah, mais j’en doute : quel qu’ait été l’agent de la catastrophe, il n’a visiblement rien épargné sur la planète. J’en déduis donc que le virus n’a pas atteint la forteresse. Mais ce n’est qu’une supposition. » Elle haussa les épaules. « Je ne suis malheureusement pas en mesure de vous en dire plus.
— Mais il n’y a aucun autre signe de vie.
— Pas le moindre, répondit-elle avec une mine holographique sévère. À moins de se trouver en animation suspendue, ces bestioles auraient depuis longtemps subi une dérive génétique dans un espace si réduit.
— D’accord, lâcha Colin au bout d’un moment. Merci. » Il baissa la tête, observa ses mains encore un instant puis hocha le menton.
« Dahak, connexion directe avec Vlad.
— Canal ouvert, commandant.
— Vlad ?
— Oui, commandant ? » Il n’y avait pas de projection holo – la navette efflanquée de Tchernikov possédait un système de com très limité –, mais la voix calme résonnait juste à côté de l’oreille de Colin.
« Vous avez la permission d’aller jeter un coup d’oeil, Vlad, mais prenez garde. Une personne entrera en premier, et ce ne sera pas vous, compris ? Je préconise également une bioprotection et une décontamination intégrales avant son retour à bord.
— Sauf votre respect, commandant, je pense…
— Je sais ce que vous pensez, l’interrompit Colin avec dureté. Ma réponse est non.
— Très bien. » L’ingénieur paraissait résigné, et MacIntyre compatit. Il aurait préféré prendre lui-même le risque, mais il était le capitaine de Dahak. Il ne pouvait se permettre une mise en danger de la chaîne de commandement… et son subordonné non plus.
Vlad Tchernikov dévisagea l’ingénieur qu’il venait de désigner. Jehru Chandra avait parcouru bien des années-lumière pour finalement mettre son existence en péril, mais ses traits trahissaient de l’impatience tandis qu’il vérifiait une deuxième fois les joints d’étanchéité de sa combinaison. Ni de la gaieté ni de l’insouciance. Juste de l’impatience.
« Soyez prudent, Jehru.
— Oui, capitaine.
— Maintenez les scanners enclenchés. Nous assurerons la liaison avec Dahak.
— Bien compris, capitaine », répondit Chandra avec une patience manifeste, et Tchernikov le gratifia d’un sourire ironique. Avait-il l’air si nerveux ?
« Alors je ne vous retiens plus. » L’ingénieur pénétra dans le sas de décompression.
Conformément aux exigences de Cohanna, le transporteur restait à distance de la station orbitale. Tchernikov en détailla une nouvelle fois la coque tandis que Chandra couvrait le kilomètre qui les séparait à l’aide des propulseurs de sa tenue spatiale. La structure, quoique ancienne, était plus récente que Dahak de quelques milliers d’années, mais celui-ci avait passé la majeure partie de sa longue vie dissimulé sous quatre-vingts kilomètres de roche massive, contrairement à la plateforme de lancement. Une fine couche de poussière amoncelée au cours des siècles en ternissait l’acier de combat jadis étincelant, et sa surface était piquée d’impacts de micrométéorites. Devant cet état de délabrement, Tchernikov fut parcouru d’un frisson et prit soudain conscience de l’âge de la station, réaction que la perfection rutilante de Dahak n’avait jamais suscitée.
Chandra posa le pied en douceur à côté d’un petit panneau d’accès. Ses implants sondèrent les commandes.
« Hmmmmm… » La concentration atténuait la tension dans sa voix. « Dahak avait raison, capitaine : il y a des ordinateurs en activité là-dedans, mais je ne comprends rien à leur langage. Attendez ! Je perçois… »
Il se tut pendant un interminable moment puis émit un son inattendu, un petit rire étouffé.
« C’est incroyable. L’ordinateur a compris que j’essayais d’accéder au système et vient d’activer une espèce de logiciel de traduction. Le sas s’ouvre. »
Il avança et le panneau se referma derrière lui.
« La cabine est pressurisée, signala-t-il – sa com via torsion spatiale bravait aussi bien l’acier de combat que le vide interplanétaire. Plutôt faiblement… environ zéro virgule soixante-neuf atmosphère. Mes senseurs indiquent que l’air est respirable.
— N’y songez même pas, Jehru.
— Cela ne m’avait pas traversé l’esprit, monsieur. O. K., le sas intérieur est en train de s’ouvrir. » Il marqua une brève pause. « Je suis dedans. La porte s’est refermée. L’éclairage principal est éteint, mais une bonne moitié des lumières de secours sont allumées.
— Le réseau central est-il actif ou l’ordinateur d’accès reste-t-il la seule ressource informatique disponible ?
— On dirait que le réseau auxiliaire est enclenché. Une seconde. Oui, c’est bien le cas. Mais le niveau de l’alimentation est au plus bas. Je n’ai pas encore trouvé le système informatique principal.
— Compris. Donnez-moi accès à l’auxiliaire. Ensuite vous rentrez à la navette. Gardez l’oeil ouvert… »
Colin demeurait étendu dans sa couchette, les yeux fermés, l’esprit concentré sur ses neurocapteurs, tandis que Chandra avançait dans l’appareil à moitié mort et gagnait en confiance pas après pas. Même les détails techniques échangés avec Vlad, confirmaient l’assurance du jeune homme.
Le commandant espérait seulement qu’il pourrait se permettre de le laisser remonter à bord.
« … et c’est à peu près tout, conclut Cohanna en désactivant son bloc mémo personnel. Nous avons employé tous les systèmes de décontamination possibles sur la combinaison de Chandra. Pour autant que Dahak et moi-même puissions en juger, la tenue était à cent pour cent stérile avant que Jehru l’enlève ; toutefois, nous l’avons placé en isolement absolu. À première vue, il n’est pas infecté, mais je ne compte pas le libérer avant d’en être certaine.
— Entendu. Dahak ? Un détail à ajouter ?
— En ce moment même, je communique encore avec les ordinateurs centraux d’Oméga trois, commandant. Ou plutôt j’essaie de communiquer avec eux. Nous ne parlons pas le même langage et leur vitesse de transmission de données est nettement plus élevée que la mienne. En revanche, ils donnent l’impression d’être très stupides. » Colin détecta une pointe d’irritation dans le ton de Dahak et masqua un sourire. Parmi les caractéristiques humaines que l’ordinateur avait fait siennes, l’impatience figurait au nombre de celles que MacIntyre aurait volontiers évitées.
— À quel point ?
— Extrêmement stupides. Mais rendons-leur justice : ils n’ont pas été conçus pour développer une conscience de soi, aussi rudimentaire soit-elle. Leur âge aussi entre en ligne de compte. Les capacités d’autoréparation d’Oméga trois n’ont jamais correspondu aux normes de la Spatiale, et il a subi des défauts de fonctionnement progressifs – essentiellement dus à un manque de pièces de rechange, selon mes estimations. Environ quarante pour cent du réseau de données d’Oméga trois demeurent inopérables. Les ordinateurs centraux sont en meilleur état que les systèmes auxiliaires, mais la structure logicielle fondamentale souffre de défaillances. Pour employer une terminologie humaine, disons que ces machines sont séniles.
— Je vois. As-tu quand même pu rassembler un minimum d’informations ?
— Affirmatif, commandant. En fait, je suis en mesure d’établir une reconstruction hypothétique des événements qui ont abouti à la mise en orbite de la plateforme.
— Vraiment ? » Colin se redressa sur son siège, imité par quelques silhouettes autour de la table.
— Affirmatif. Cependant, gardez à l’esprit que l’essentiel de ce scénario reste de la pure spéculation. La documentation dont je dispose est très lacunaire.
— Bien compris. Tu peux commencer.
— À vos ordres, commandant. Dans les grandes lignes, la supposition émise par le capitaine Cohanna à propos de Defram était correcte. La destruction de toute forme de vie sur les planètes rencontrées jusqu’ici est due à une arme biologique.
— Quel genre d’arme biologique ? » demanda Cohanna. Elle s’était penchée en avant comme pour forcer l’IA à répondre.
« Cet élément m’est encore inconnu. Toutefois, le gouverneur du système nourrissait la ferme conviction que le fléau était d’origine impériale.
— Doux Jésus ! laissa échapper Jiltanith. En cela ne t’es poinct fourvoyé, mon Hector : nul ennemi ne feut coupable de telle destruction, mais bien iceux-mêmes.
— Pour l’essentiel, c’est exact, confirma Dahak. Comme déjà évoqué, les données disponibles sont fragmentaires, mais j’ai découvert des segments entiers des carnets du gouverneur et j’espère en récupérer davantage. En attendant, ceux que j’ai déjà parcourus vont dans le sens de la théorie précédemment formulée. La responsable politique ne savait pas comment le virus s’était propagé, mais apparemment des rumeurs couraient à son sujet depuis un certain temps.
— Mon Dieu ! chuchota Cohanna. Quelle bande d’inconscients ! Pourquoi mettre au point une arme de ce type ? C’est une violation absolue de l’éthique médicale prônée par l’Empirium depuis l’aube des temps !
— Les échantillons trouvés ne me permettent pas de répondre à votre question, mais j’ai relevé un détail intéressant : ce n’est pas le Quatrième Empirium qui a fabriqué cette arme, mais une entité nommée le Quatrième Empire. »
L’espace d’un instant, la portée de ces paroles échappa à Colin. Dahak avait donné les termes en impérial universel, or dans cette langue la nuance était à peine plus marquée qu’en français. « Empirium » se disait umsuvah, avec l’accent sur la dernière syllabe ; « empire » était rendu par umsuvaht, avec l’accent sur la deuxième.
« Quoi ? » Cohanna cligna des paupières, atterrée.
« Je suis aussi perplexe que vous. Le sens de cette altération terminologique m’échappe en partie, mais elle suggère plusieurs possibilités. En particulier, il semblerait que l’autorité du sénat impérial ait été supplantée par celle d’un empereur : Herdan XXIV, couronné en 13175.
— Herdan XXIV ? répéta Colin.
— Le titre a son importance, confirma Dahak. Il indique une très longue période de monarchie. En outre, la date d’accession au trône corrobore nos estimations de l’époque à laquelle se serait produit le désastre de Defram.
— D’accord, lâcha MacIntyre, mais tu n’as pas plus de renseignements ?
— Aucun d’ordre politique ou sociétal, commandant. Il est possible qu’Oméga trois me fournisse des infos supplémentaires si je parviens à localiser la section de banque informatique concernée et si les entrées majeures ne sont pas irrémédiablement avariées. Les probabilités sont faibles. Cette batterie de missiles et ses soeurs jumelles ont été construites en quatrième vitesse par les autorités locales, et non par la Spatiale. Au-delà de la programmation nécessaire à leur fonction initiale, les bases de données ne sont pas très fournies. »
Malgré son état de choc, Colin décela l’aigreur dans la voix de Dahak. Il s’octroya un petit sourire, réfléchit un moment puis demanda :
« Que peux-tu nous dire à propos des effets de cette arme biologique et des raisons du lancement des fortifications ?
— Selon toute vraisemblance, le virus a été conçu pour permettre un assaut à large spectre, une attaque menée sur une grande variété de formes de vie. À vrai dire, si les rumeurs mentionnées par le gouverneur Yirthana étaient fondées, l’arme avait été étudiée pour détruire toute forme de vie. Chez les mammifères, elle opérait comme une neurotoxine paralysant les composés chimiques du système nerveux de façon à anéantir l’organisme.
— Mais ce procédé serait resté sans effet sur les arbres et les autres végétaux, objecta Cohanna.
— C’est vrai, lieutenant. Malheureusement, les concepteurs ont fait preuve d’une grande ingéniosité. Bien entendu, nous ne disposons pas d’un échantillon de l’arme elle-même, mais j’ai retrouvé une poignée de données enregistrées par le personnel bioscientifique de Yirthana. Les créateurs du fléau avaient observé un phénomène très simple : toute forme de vie repose sur des réactions chimiques. Ces réactions varient selon les espèces, mais leur présence est une constante. Le virus était prévu pour envahir et neutraliser les fonctions vitales de n’importe quel hôte.
— Impossible, lâcha Cohanna, puis elle rougit aussitôt.
— Selon ma base de données, vous avez raison, lieutenant. Néanmoins, Keerah n’abrite plus aucune trace de vie. Les preuves empiriques sont là : une telle atrocité était bel et bien possible pour le Quatrième Empire.
— D’accord, marmonna la responsable du département B.
— Les scientifiques de Yirthana avaient postulé que le virus pouvait muter à la vitesse de l’éclair et attaquer à tour de rôle les structures chimiques de ses victimes jusqu’à obtenir une combinaison mortelle. Une solution élégante en théorie, mais je soupçonne que la mise au point de ce procédé s’est avérée extrêmement compliquée.
— Compliquée ? J’ai encore de la peine à croire qu’elle se soit révélée possible !
— En ce qui concerne Oméga trois et ses camarades, poursuivit Dahak, leur mission consistait à assurer la mise en quarantaine absolue de Keerah. Le gouverneur, évidemment consciente de la contamination de sa planète, avait pris des mesures pour empêcher la propagation de l’épidémie. Dans le rapport, il est aussi question du transmat – un système dont je ne saisis pas encore toutes les nuances et que la responsable politique avait ordonné de désactiver.
— Le transmat ? demanda Colin.
— Oui, commandant. Comme je viens de le mentionner, les détails de son fonctionnement me sont en partie inconnus, mais il s’agirait d’un appareil destiné au transport de passagers sur des distances interstellaires sans l’intervention de vaisseaux spatiaux.
— Pardon ? » Le commandant se redressa sur son siège, comme sous l’effet d’une décharge électrique.
« Les fichiers accessibles évoquent une capacité limitée à des charges de quelques tonnes seulement, mais susceptibles d’être envoyées à des centaines – voire même plusieurs milliers – d’années-lumière quasi instantanément. Apparemment, le transmat était devenu le moyen de déplacement individuel le plus prisé. Mais ce dispositif consommait beaucoup d’énergie, ce qui pourrait expliquer le tonnage restreint. On recourait encore aux vaisseaux pour les grosses cargaisons, et la Flotte ainsi que certains organismes gouvernementaux les utilisaient pour la transmission de données hautement confidentielles.
— Bon Dieu ! murmura Colin, puis il plissa les yeux. Pourquoi ne nous as-tu rien dit avant ?
— Vous ne m’aviez rien demandé, commandant. Et je n’étais pas encore au courant. Rappelez-vous : j’interroge la mémoire d’Oméga trois au fur et à mesure de notre conversation.
— D’accord, d’accord. Quoi qu’il en soit, nous parlons bien de transmission de matière ? De téléportation ? » Il s’adressa à Tchernikov : « Est-ce possible ?
— Pour reprendre l’expression de Dahak, je dirais que “les preuves empiriques sont là”, mais je serais bien incapable de vous dire comment fonctionne ce principe. Notre banque de données contient quelques articles de revues scientifiques évoquant une mise en relation des hyperchamps concentrés avec les techniques de distorsion spatiale, mais ces recherches n’avaient donné aucun résultat à l’époque de la mutinerie. Je n’en sais pas davantage… » Il haussa les épaules.
« Par le Créateur ! » lâcha Cohanna, pâle comme la mort. Sa voix douce fit converger tous les regards vers elle. « S’ils étaient capables de… »
Elle s’interrompit, observa ses mains et se mit à réfléchir à plein régime tout en conversant avec Dahak via ses neurocapteurs. Son visage afficha bientôt une expression d’horreur absolue et, lorsqu’elle se retourna vers l’assemblée, le chagrin miroitait dans son regard.
« C’est donc ainsi qu’ils ont provoqué la catastrophe !
— Expliquez-vous, demanda Colin sans la brusquer.
— Jusqu’ici, je me demandais… comment ils avaient pu aller aussi loin. » Elle se secoua. « Voyez-vous, Hector avait raison : seuls des cinglés auraient osé dévaster des planètes entières avec une arme de la sorte. Les événements se sont déroulés tout à fait autrement. »
Ils la dévisagèrent, pour la plupart d’un air déconcerté, mais une lueur de compréhension apparut sur le visage de Jiltanith. Lèvres serrées, la jeune femme hocha imperceptiblement la tète, et le regard de Cohanna se posa sur elle.
« Exactement. » Le ton de la scientifique était lugubre. « L’Empirium n’aurait pu répandre le fléau que par l’intermédiaire de vaisseaux. Il lui aurait fallu convoyer le virus – ou l’agent pathologique, si vous préférez – d’un système à l’autre de façon intentionnelle. Bien sûr, il est concevable qu’une partie de la contamination se soit produite par accident, mais le territoire impérial était immense : le vecteur d’infection aurait été repéré avant qu’une quantité trop importante de planètes ne soient touchées. S’il ne s’agissait pas d’une opération militaire délibérée, des mesures de quarantaine auraient eu tôt fait d’enrayer le processus.
» Mais l’Empire, lui, disposait d’une autre ressource : le fameux “transmat”. Indépendamment de la période d’incubation, il aurait suffi d’une – et d’une seule ! – source de contamination ignorée pour déclencher l’hécatombe. Le temps de s’en apercevoir, le virus se serait déjà répandu aux quatre coins de la Galaxie. Et immobiliser des vaisseaux spatiaux n’aurait pas ralenti le phénomène de propagation. »
Colin maintint les yeux rivés sur elle tandis que la logique de son argumentation imprégnait les esprits. Grâce au transmat, il n’aurait plus fallu des semaines ou des mois pour se déplacer entre les planètes de l’Empirium, qui serait dès lors devenu un réseau compact de mondes interconnectés. Le temps et les distances – les principaux obstacles au maintien d’une civilisation interstellaire – auraient perdu toute importance. Le triomphe de la technologie ! Un triomphe qui s’était révélé bien funeste !
« Alors je me suis trompé, murmura MacMahan : ils avaient bel et bien les moyens de s’autodétruire.
— Et ils l’ont fait. » Avec une certaine retenue – du moins pour une impériale –, Ninhursag abattit ses poings serrés sur la table. « Ce n’était même pas un acte délibéré, ajouta-t-elle d’une voix empreinte d’angoisse, mais un vulgaire accident ! Que le Créateur les maudisse !
— Attendez. » Colin leva la main pour obtenir le silence. « En admettant que vos suppositions soient exactes, Cohanna, croyez-vous vraiment que toutes les planètes auraient été affectées ?
— Probablement pas, mais en tout cas la grande majorité. D’après les informations limitées que Dahak et moi possédons sur cette arme monstrueuse – mais n’oubliez pas que nos spéculations se basent sur les notes du gouverneur Yirthana, dont les sources n’étaient elles-mêmes peut-être pas très fiables –, la phase d’incubation était considérable. En outre, les carnets de la politicienne indiquent que le virus bénéficiait d’une capacité de survie très étendue – peut-être plusieurs siècles –, même lorsqu’il n’occupait aucun hôte.
» Ce point suggère une arme stratégique plutôt que tactique. La longue période de latence était prévue pour donner au germe le temps de se répandre avant sa manifestation. Le succès de ce stratagème est notamment attesté par le fait que Yirthana a eu le loisir de construire les bases avant l’effondrement de Keerah. Ce pouvoir de destruction à long terme a eu des conséquences : pendant très, très longtemps, nul n’a osé établir de contact avec les planètes infectées. Une idée de génie, si le but était de paralyser un ennemi interstellaire.
» Observez les incidences de ce modus operandi : grâce au temps d’incubation, personne – du moins je pense – n’est parvenu à repérer l’épidémie avant les premières vagues de décès. Résultat : les planètes centrales les plus visitées ont été les premières à succomber.
» Nature humaine oblige, la panique a gagné les masses, or le réflexe initial d’une personne paniquée est de fuir. » Cohanna haussa les épaules. « La débandade a certainement causé une flambée des contagions à l’échelle galactique.
» D’un autre côté, il leur restait l’hypercom : des mises en garde auraient pu être lancées sur l’ensemble du territoire impérial à des vitesses supraluminiques – et cela sans faire appel au transmat. J’en déduis que certaines planètes ont été placées en quarantaine avant d’être infectées. Puis elles ont attendu, sans savoir combien de temps il leur faudrait rester isolées. Qui aurait risqué d’entrer en contact avec d’autres planètes tant que subsistait le plus petit risque de contamination ? »
Elle marqua une pause et Colin hocha la tête en signe d’assentiment.
« Ils auraient donc renoncé aux voyages spatiaux ?
— C’est probable. Même si certaines planètes ont survécu, l’“Empire”, sous l’emprise d’une peur bien justifiée, s’est peut-être auto-anéanti. En d’autres termes (elle regarda Colin droit dans les yeux), il est fort possible que l’Empirium n’existe plus. »
Vladimir Tchernikov se pencha au-dessus de son établi de travail pour étudier l’arme désassemblée aux faux airs de fusil. Ses yeux augmentés étaient réglés en vision microscopique et il manipulait les instruments hypersensibles avec le plus grand soin. Au fond de lui, il savait qu’il tentait de se noyer dans une activité quelconque, d’échapper à la dépression qui engourdissait désormais l’équipage de Dahak. Mais sa fascination était sincère. L’ingénieur appréciait la beauté de l’objet posé devant lui. Il lui restait à comprendre quelle était sa fonction.
Il y avait ce condensateur, si performant malgré sa taille minuscule. Huit ou neuf fois la charge d’un pistolet à énergie conventionnel. Et là… des rhéostats. L’un d’entre eux régulait visiblement le flux d’énergie – quelle que soit la nature de celle-ci – émis par l’appareil. Mais à quoi servait le deuxième ?
Hmmm. Incroyable. Aucune trace de tête de disrupteur standard. Par contre… oui ! Voyons voir ça.
Il se pencha davantage, approchant ses implants sensoriels et oculaires, puis se figea. Il observa l’arme encore un moment avant de lever la tête et de faire un geste à Baltan. « Jette un coup d’oeil là-dessus », dit-il à voix basse.
L’assistant s’avança et suivit du regard la sonde témoin que Tchernikov dirigeait vers le composant en question. Il pinça les lèvres en une sorte de sifflement silencieux.
« Un hypergénérateur. Il ne peut s’agir que de ça. Mais sa taille…
— Justement. » L’ingénieur en chef essuya ses doigts impeccables sur un mouchoir pour en éliminer la moiteur froide. « Dahak.
— Oui, capitaine ?
— Que me dis-tu de ça ?
— Un instant, s’il vous plaît. » Il y eut un bref silence, puis la voix douce reprit : « L’officier Baltan a raison : nous avons bien affaire à un hypergénérateur. Je n’en ai jamais vu d’aussi petit ni d’aussi évolué, mais sa fonction basique reste évidente. Toutefois, les parois doubles sont composées d’une substance qui m’est inconnue et s’étendent sur toute la longueur du canon.
— Une explication ?
— Ce dispositif ressemble à un boîtier de protection, capitaine, une sorte de bouclier qui préserverait le générateur des radiations accompagnant toute distorsion spatiale. C’est extraordinaire. Cette matière permettrait des applications évidentes sur des machines telles que des batteries d’hypermissiles atmosphériques.
— Absolument. Mais ai-je raison de supposer que l’extrémité du boîtier située au niveau de la gueule de l’arme est ouverte ?
— Oui, capitaine. En gros, vous avez sous les yeux une variation très perfectionnée d’une grenade à distorsion. Une fois activé, cet appareil crée un champ concentré – un rayon, dans les faits – à translation multidimensionnelle capable de projeter sa cible dans l’hyperespace.
— Et de l’y abandonner, conclut Tchernikov.
— Bien entendu. Un système très ingénieux.
— Très ingénieux, en effet, lâcha le responsable des machines avec un frisson.
— Cependant, je perçois certaines limitations. Les champs de suppression hyperspatiale développés depuis longtemps pour contrer les grenades à distorsion pourraient également neutraliser l’effet de ce fusil. Du moins à l’intérieur de son champ d’action. Néanmoins, bien qu’il me soit difficile de me prononcer sans tester l’arme, je soupçonne qu’elle est capable de contourner ou de traverser n’importe quel neutralisateur. Tout dépend de la nature de l’énergie concentrée émise. Observez les petits périphériques situés de part et d’autre du canon : on dirait des modèles très compacts de générateur Ranhar. Si c’est le cas, ils doivent créer un drain énergétique qui amplifie le boîtier de protection et englobe l’hyperchamp, contrôlant ainsi son rayon d’action. Et annulant par là même l’efficacité d’un éventuel champ de suppression.
— Par le Créateur ! Et moi qui haïssais les simples grenades à distorsion, s’écria Baltan avec ferveur.
— Comme tu dis », fit Tchernikov. Il se redressa lentement et détailla un des autres appareils d’aspect anodin qui jonchaient l’établi. L’objet avait été récupéré sur Oméga trois après que les recherches assidues de Cohanna eurent confirmé le postulat de départ selon lequel les fermes hydroponiques étaient fonctionnelles. À bord de la station orbitale, on n’avait pas trouvé le moindre élément pouvant s’apparenter à l’arme biologique ; l’ingénieur en chef en avait profité pour rassembler tous les échantillons de technologie disponibles. Depuis, il se réjouissait du moment où il pourrait les démonter et les étudier de près.
À présent, la perspective de cette tâche n’était pas loin de l’effrayer.