CHAPITRE VINGT-DEUX
Brashieel se leva avec précaution et inclina la tête lorsque le vieux destructeur de nid nommé Hohrass entra dans sa cellule de nichée. Ce geste n’équivalait pas tout à fait au salut standard des Protecteurs – il ne s’était pas couvert les yeux –, mais c’était déjà un signe de respect : l’ex-serviteur assistant savait que cet individu représentait un grand seigneur au sein de son… peuple.
De nombreuses douzaines de journées s’étaient écoulées avant qu’il décide d’appliquer ce terme aux démons, mais il était arrivé à la conclusion qu’il n’avait pas le choix. Il avait fait connaissance avec eux – du moins avec certains d’entre eux – et il n’ignorait pas que c’était la pire malchance qui pouvait frapper un Aku’Ultan.
Il aurait dû finir de façon honorable, aller au bout de ses forces, faire en sorte qu’ils le tuent avant que cet horrible châtiment lui soit infligé. Comme ces êtres se montraient cruels ! Cruels dans leur gentillesse même, car ils l’avaient privé du suicide.
Pendant un moment, il envisagea d’attaquer Hohrass, mais celui-ci était beaucoup plus fort que lui. Il se contenterait de le maîtriser, et il éprouverait la honte de n’être capable ni d’achever son ennemi ni de le forcer à l’exécuter.
« Bonjour, Brashieel. » La voix provenait d’un haut-parleur placé sur le mur qui rendait les paroles de cet être en langue aku’ultan.
« Bonjour, Hohrass », répondit-il, puis il entendit le même appareil produire des sons dénués de sens à l’adresse de son… visiteur ? Ou peut-être faudrait-il dire geôlier ?
« Je t’apporte de tristes nouvelles, articula lentement la créature pour permettre à l’étrange dispositif traducteur de faire son travail. Nos Protecteurs ont combattu les tiens. Cinq méga-douzaines de vos vaisseaux ont péri. »
Brashieel en eut le souffle coupé. Il avait vu leurs bâtiments à l’oeuvre, mais une telle hécatombe… ! Sa réaction l’emplissait de honte, mais il ne parvenait pas à dissimuler son trouble, et ses yeux s’assombrirent sous l’effet de la douleur. Sa crête se fana, et les belles écailles noires de son museau détonnèrent soudain au milieu de son visage pâle.
« Je suis désolé d’avoir eu à te l’apprendre, continua Hohrass après un douzième de segment, mais il est important que nous en discutions.
— Comment est-ce possible ? finit par demander le prisonnier. Comment vos Protecteurs ont-ils pu mettre sur pied une flotte de cette envergure en si peu de temps ?
— Ils n’ont rien fait de la sorte. Nous avons à peine employé deux douzaines d’unités.
— Impensable ! Vous me mentez ! Même vos mastodontes démoniaques ne seraient pas capables d’un tel exploit !
— C’est pourtant la vérité, et je peux te le prouver avec des documents enregistrés. Des documents qui ont parcouru plus de trois douzaines de vos années-lumière pour arriver jusqu’à nous. »
Les jambes de Brashieel vacillèrent sous son poids malgré ses efforts pour rester debout. Ses yeux exprimaient l’effroi. Si tout cela était vrai, si deux douzaines seulement de ces vaisseaux pouvaient écraser la moitié de la Grande Visite et communiquer l’événement aussi vite sur des distances si grandes, le Nid était condamné. Le feu embraserait le Foyer, dévorerait la Crèche du Peuple. Les Aku’Ultan seraient emportés pour avoir éveillé un démon plus féroce encore que les Destructeurs suprêmes.
Ils avaient lâché la bride à Tarhish en personne, et ses flammes les calcineraient les uns après les autres.
« Brashieel. Brashieel. » La voix douce l’interrompit dans ses pensées macabres, et le vieil être lui toucha l’épaule. « Brashieel, nous devons nous entretenir. C’est important, pour mon Nid et pour le tien.
— Pourquoi ? Exécutez-moi maintenant, faites preuve de pitié.
— Non. » Hohrass s’agenouilla pour être à la même hauteur que son interlocuteur et le regarder dans les yeux. « Cela m’est impossible. Tu dois vivre. Nous devons nous parler non comme des ennemis, mais de Protecteur à Protecteur.
— À quoi bon parler ? Et de quoi ? demanda Brashieel d’une voix terne. Vous allez prendre les mesures nécessaires pour servir au mieux votre Nid, et le mien périra.
— Non, Brashieel, nous pourrions envisager une autre issue.
— Bien sûr que non. C’est la Voie. Vous êtes plus puissants que nous, c’est la fin des Aku’Ultan.
— Nous ne désirons pas l’extinction de ton peuple. »
Le détenu le regarda d’un air incrédule. « Ce n’est pas possible, se contenta-t-il de dire.
— Alors fais comme si ça l’était. Imagine, l’espace d’un douzième de segment, que nous acceptions de ne pas vous exterminer à condition que notre Nid survive aussi. Que nous voulions seulement prouver notre supériorité en balayant la plus puissante des Grandes Croisades, pour ensuite annoncer à votre Seigneur du Nid que nous ne cherchons pas à vous anéantir. Nous laisserait-il en paix ? Cette guerre pourrait-elle prendre fin ?
— Je… ne suis pas en mesure de répondre.
— Essaie, Brashieel. Essaie de toutes tes forces.
— Je… » Il balança la tête, bouleversé devant l’étrangeté de la pensée. « Il m’est difficile de me prononcer là-dessus, finit-il par déclarer, et cela n’a d’ailleurs aucune importance. J’ai tenté de réfléchir à ce que votre Nynnhuursag m’a dit, et je parviens presque à comprendre le sens de ses paroles. Mais je ne suis plus un Protecteur, Hohrass. Je n’ai pas réussi à mourir, c’est inconcevable, et pourtant c’est ainsi. J’ai communiqué avec des saccageurs de nid, un événement non moins improbable. En raison de toutes ces anomalies, je ne sais plus qui je suis, mais en tout cas je ne ressemble plus à mes compagnons de nichée. Mon opinion compte peu ; l’essentiel, ce sont les convictions du Seigneur du Nid : la Grande Peur, le But et la Voie. Il ne renoncera pas à ce qu’il représente. S’il pouvait, il abandonnerait ses fonctions.
— Je suis désolé. » Brashieel le crut sur parole. « Je suis désolé que ce malheur te soit arrivé, mais peut-être te trompes-tu. Si nous capturons d’autres de tes semblables, si vous parlez entre vous puis avec nous, si vous acceptez de croire que je vous dis la vérité – à savoir : nous ne voulons pas vous massacrer –, serais-tu disposé à raconter à tes frères ce que tu as appris ici ?
— Une telle chance ne nous serait jamais accordée : nous serions abattus avant, et à juste titre. En acceptant votre proposition, nous deviendrions des meurtriers de notre propre espèce.
— Peut-être, peut-être pas. » Hohrass soupira puis se leva. « Je te répète que je suis désolé – vraiment désolé – de te tourmenter avec ces questions, mais je suis obligé de le faire. Je te demande d’envisager des hypothèses douloureuses, de considérer qu’il existe d’autres vérités que la Grande Peur, des vérités au-delà de ton expérience, et je sais que tu en souffres. Mais il faut te plier à l’exercice, Brashieel des Aku’Ultan, car dans le cas contraire – si vraiment le Nid refuse de nous laisser en paix – alors nous n’aurons plus le choix. Depuis une multitude de méga-douzaines d’années, vous pulvérisez nos soleils, annihilez nos planètes, dévastez nos foyers. Cela doit cesser. Comprends que nous partageons vos angoisses et vos craintes. Nous préférerions ne pas vous détruire, mais vous avez commis assez de génocides comme ça, et nous devons vous arrêter. Il nous faudra peut-être des multi-douzaines d’années, mais nous y parviendrons. »
Brashieel le dévisagea, trop horrifié pour éprouver de la haine, et la bouche d’Hohrass se tordit en une de ces incompréhensibles expressions.
« Nous aimerions vous épargner. Pas parce que nous vous aimons : les raisons ne manquent pas de vous détester ; beaucoup d’entre nous vous exècrent en même temps qu’ils vous craignent. Toutefois, nous ne tenons pas à avoir votre extermination sur la conscience, voilà pourquoi nous te blessons avec ces idées étranges. Il faut que nous sachions si le Nid peut être épargné. J’espère que tu nous pardonneras, mais, même si ce n’est pas le cas, nous n’avons pas le choix. »
Il quitta la cellule, et Brashieel resta seul avec ses douloureuses pensées.