CHAPITRE SIX
Cinquante parachutistes chinois portant le noir impérial se mirent au garde-à-vous lorsque l’orchestre commença à jouer. Le maréchal Qian Daoling, vice-chef d’état-major aux opérations auprès du sous-gouverneur de la Terre, les observa avec une anxiété que les protocoles ne suscitaient plus en lui depuis des dizaines d’années. C’était la première visite officielle en Chine de son supérieur depuis l’adhésion inévitable de l’Alliance asiatique, cinq mois auparavant, et il voulait – il exigeait – que tout marche comme sur des roulettes.
Son voeu fut exaucé. Le général Gerald Hatcher apparut derrière le sas de sa vedette et s’engagea sur la rampe, talonné par son ordonnance et une toute petite équipe d’officiers.
« Présenteeeeez armes ! »
Des fusils à énergie se dressèrent. Les hommes de la garde d’honneur – puisés dans le premier groupe d’Asiatiques à avoir été bioaugmentés – maniaient leurs armes surdimensionnées avec panache. Qian releva la perfection de leurs mouvements sans un sourire puis échangea un salut avec Hatcher. La lueur dans les yeux marron de l’Américain trahissait une indulgence amusée envers les pratiques cérémonielles, mais seuls ceux qui le connaissaient vraiment bien remarquèrent ce détail. Qian s’étonnait encore un peu de faire désormais partie des heureux élus.
« C’est bon de te revoir, Daoling. » La musique martiale couvrait en partie la voix de Hatcher. Son ami lui adressa un sourire millimétrique, puis le bref moment d’intimité fit place à une longue période d’attente solennelle.
Le général posa son béret sur les genoux et s’adossa confortablement dans son siège tandis que la ville de Chengdu disparaissait derrière lui. Le véhicule se dirigeait vers Minya Konka, la montagne qu’on avait détruite pour accueillir le CDP Huangdi. Il passa un doigt autour du col étroit de sa tunique et grimaça avant de retirer sa main.
Une fois encore, Hatcher se demanda si le choix d’adopter la tenue impériale avait été bien avisé. Elle présentait le gros avantage de n’appartenir à aucune des puissances rivales qu’Horus tentait de fusionner, mais elle ressemblait de façon inquiétante à l’uniforme des SS. Ce qui n’avait d’ailleurs rien d’étonnant. Hatcher avait fait son possible pour limiter les similitudes – à savoir : augmenter la taille des nuages stellaires là où les nazis portaient des crânes, restaurer les feuilles d’hisanth en dents de scie sur les revers de la veste et privilégier l’autre métal réglementaire pour les galons : l’or au lieu de l’argent – mais l’effet d’ensemble de l’habit militaire le dérangeait encore.
Il écarta cette idée – comme toujours – et se tourna vers Qian. « Ton peuple a accompli un sacré boulot, Daoling. Je préférerais que le devoir ne te retienne pas si souvent à Pékin, mais je suis impressionné.
— En vérité, je ne passe pas assez de temps ici, Gerald. » Qian haussa légèrement les épaules. « C’est encore pire qu’à l’époque où nous étions ennemis. Il me faudrait en tout cas huit heures de plus par jour.
— À qui le dis-tu ! lâcha Hatcher en riant. À condition de travailler d’arrache-pied pendant les six prochains mois, nous pourrons peut-être enfin déléguer nos obligations assez longtemps pour subir cette fameuse bioaugmentation.
— C’est vrai. Toutefois, la rapidité de nos progrès n’est pas loin de m’effrayer. La cadence soutenue des travaux nous empêche d’établir une coordination appropriée. De trop nombreux projets exigent mon attention et je n’ai même pas le temps de faire connaissance avec mes officiers !
— Je sais. La situation est plus simple aux États-Unis, car le personnel du Nergal avait infiltré nos rangs avant même que nous connaissions l’existence des extraterrestres. Vous devez partir de zéro, et je ne vous envie pas.
— Nous nous en sortirons », conclut Qian, et Hatcher le crut sur parole. L’officier chinois géant avait perdu au moins cinq kilos depuis leur première rencontre, ce qui le rendait d’autant plus effrayant, comme si son corps se réduisait désormais à une charpente d’os et de nerfs. Quels que soient les bénéfices futurs de la coalition avec l’Alliance asiatique, Hatcher lui était d’ores et déjà reconnaissant de lui avoir fait connaître Qian Daoling.
La navette plongea en direction de la faille poudreuse à la place de laquelle culminait jadis un sommet de montagne, et le général vérifia son masque à oxygène. Il détestait ces prothèses, mais elles étaient utiles contre la poussière, sans compter que l’altitude du site – presque sept mille cinq cents mètres – les rendait obligatoires. Il se sentit rassuré lorsque le maréchal empoigna son appareil de protection… et réprima une vague de jalousie quand le major Allen Germaine laissa le sien de côté. Cela doit être agréable, songea-t-il avec amertume en observant l’assistant bioamélioré.
Ils atterrirent. Une rafale d’air ténu, pulvérulent et glacial souffla à travers la porte. Hatcher fixa son masque en vitesse et le col de son uniforme lui posa soudain moins de problèmes lorsque le tissu impérial se régla pour maintenir une température corporelle agréable. L’Américain fut le premier à sortir dans le chaos assourdissant et poussiéreux du titanesque chantier – encore un ! – dirigé par Geb.
Le Chinois lui emboîta le pas sans laisser apparaître son impatience. Il haïssait les tournées d’inspection, mais Hatcher n’avait pas plus de goût pour elles et cela donnait au maréchal la force d’affronter cette corvée avec un semblant de paix intérieure. Que ces obligations prenaient du temps ! Elles étaient pourtant nécessaires : le moral et la motivation des troupes valaient leur pesant d’or, et rien de mieux que le contrôle d’un commandant pour convaincre les hommes de l’importance de leur tâche.
Malgré son agacement, Qian fut très impressionné. Grâce à une quantité désormais suffisante d’équipement impérial, les centres d’augmentation amélioraient leur rendement et fournissaient une main-d’oeuvre conséquente pour le maniement des machines. Les résultats obtenus étaient étonnants aux yeux de quelqu’un qui n’avait connu jusque-là que la technologie terrienne. Les hommes avaient presque terminé l’excavation principale – en fait, la structure des salles de contrôle centrales était achevée et n’attendait plus que l’installation de la matrice informatique – et l’édification des générateurs de bouclier avait déjà démarré. C’était incroyable.
Il se pencha de façon à entendre ce que lui disait l’ingénieur et perçut un mouvement du coin de l’oeil : un officier masqué qui conversait avec un collègue à grand renfort de gestes disparut soudain derrière un tas de matériel de construction. La minuscule silhouette lui parut familière mais, comme l’homme en face de Qian n’avait pas fini de parler, le maréchal reporta son attention vers lui.
« Je suis stupéfait, Geban », confessa Hatcher, et l’ingénieur en chef de Huangdi le gratifia d’un sourire. Quoique bien bâti, l’ex-mutin mesurait à peine un mètre cinquante. Cependant, il donnait l’impression de pouvoir soulever une jeep volante d’une seule main – même s’il n’avait pas été bioaugmenté.
« Vraiment stupéfait, répéta le général tandis que la porte de la salle de contrôle se refermait et les isolait de la cacophonie extérieure. Vous avez bien… quatre semaines d’avance sur le planning, non ?
— Presque cinq, mon général. » L’impérial affichait une fierté innocente. « Et, avec un peu de chance, j’aurai abouti le projet avec pas moins de deux mois d’avance.
— Formidable ! » Hatcher lui donna une tape sur l’épaule, et Qian retint un sourire. Il ne comprendrait jamais comment l’absence de formalisme du général avec ses subordonnés pouvait donner de si bons résultats. Et pourtant c’était le cas. La méthode n’opérait pas que sur des Occidentaux habitués à de telles pratiques, d’ailleurs : Qian avait vu le même sourire épanoui sur le visage de paysans chinois et thaïlandais.
Hatcher se tourna vers le maréchal. « Dans ce cas, je pense que nous… »
Une explosion tonitruante noya sa voix et le fit vaciller.
Diego McMurphy, Texan d’origine irlando-mexicaine, était un génie des explosifs. Installations pétrolières et barrages marins, aérogares Vertol, complexes d’appartements : il avait tout vu. Mais ceci constituait le plus incroyable, le plus dangereux, le plus stimulant, le plus merveilleux des projets qu’il ait eu à mener de front. Et la cerise sur le gâteau, c’était que cet exploit lui vaudrait un ticket pour un jeu complet d’implants biotechniques. Voilà pourquoi la gaieté inondait son coeur lorsqu’il ordonna à son équipe d’aller placer les charges sur la face occidentale inachevée du magasin douze.
Il mourut heureux, et six cent quatre-vingt-six hommes et femmes rendirent l’âme en même temps que lui. Ils périrent parce qu’un des subalternes de McMurphy avait activé sa foreuse sans savoir que quelqu’un avait connecté les contrôles de la machine à onze cents kilos de mastic impérial.
L’explosion avait eu l’effet d’une bombe nucléaire de trois kilotonnes.
Gerald Hatcher rebondit contre Qian Daoling, mais le bras puissant du maréchal l’empêcha de tomber. Des alarmes retentirent, des sirènes se mirent à hurler, et le visage de Geban devint aussi pâle qu’un linge. La porte s’ouvrit une microseconde avant son passage ; dans le cas contraire, le chef des constructions l’aurait arrachée à mains nues.
Hatcher secouait la tête, tentait de comprendre ce qui s’était produit. Il suivit le maréchal en direction de la sortie. Un énorme champignon de fumée emplissait l’horizon à l’ouest. Tandis qu’il observait le funeste spectacle, un convoyeur gravitonique transportant cinq hommes et une pleine cargaison d’acier de construction chavira en plein ciel. L’appareil avait été pris dans l’onde de choc. Le pilote avait essayé de se dégager, mais sans y parvenir : son moteur standard n’était pas conçu pour de telles manoeuvres, et le véhicule avait fini par s’écraser tête la première à six cents kilomètre-heure.
Le brasier cracha une nouvelle boule de feu, ce qui porta le nombre des victimes à six cent quatre-vingt-onze.
« Mon Dieu ! » murmura le général.
Son homologue chinois hocha la tête, muet sous le choc. Quelle qu’en soit la cause, cet accident était désastreux, et il éprouva de la honte à songer d’abord à la perte de temps provoquée par la catastrophe et ensuite seulement aux pertes humaines. Devant lui, Geb avait disparu. Il se dirigea vers les rampes du bloc de contrôle mais se figea soudain : un groupe d’individus avançait dans sa direction. Ils étaient armés, et le petit officier qui ouvrait la marche ne lui semblait pas inconnu…
« Quang ! » hurla-t-il.
La voix furieuse de Qian détourna l’attention de Hatcher de la colonne de fumée. Le général ouvrit la bouche pour parler, mais il eut le souffle coupé lorsque le maréchal fit soudain volte-face et se jeta sur lui. Les deux hommes tombèrent en arrière dans la salle de contrôle, heurtant le sol avec une violence propre à briser les côtes les plus solides. Au même moment, les premières rafales des armes automatiques sifflèrent à travers l’embrasure de la porte.
« À l’attaque ! brailla le général Quang Do Chinh. Tuez-les ! Tuez-les tout de suite !
Les soldats bondirent, resserrant leur étau autour du bâtiment à moitié terminé, et le coeur de leur officier brûla d’un sentiment de triomphe. Oui, tuer ces traîtres ! Surtout l’ignoble judas qui avait voulu l’écarter du chemin ! Quelle joie d’entamer cette guerre contre les envahisseurs !
Tandis que la petite troupe chargeait, des ouvriers se hâtaient de mettre les morts et les blessés à l’abri du lieu de l’explosion. Six nouvelles équipes d’assaut – jusque-là soigneusement dissimulées – brandirent des fusils et des grenades. Elles se concentrèrent sur les impériaux, mais toute cible était la bienvenue.
« Que se passe-t-il, bon sang ? » Le masque à oxygène étouffait la voix de Hatcher, mais elle aurait de toute façon sonné caillouteuse : les cent kilos du maréchal n’avaient pas laissé le général indemne. Il se redressa sur les genoux et, d’un geste instinctif, tendit le bras vers son étui à pistolet.
« Je ne sais pas, répondit Qian d’un ton abrupt, puis il vérifia le chargeur de son arme. Mais le chef du commando est un Vietnamien nommé Quang. Il faisait partie de nos plus farouches opposants à l’alliance avec l’Occident. »
Une nouvelle salve de tirs stridents ricocha dangereusement contre l’encadrement de la porte. Toujours sur les genoux, Hatcher se tendit pour actionner le bouton du sas, qui se referma aussitôt avec un bruit sec. Mais la cloison n’était composée que d’une mince couche d’acier terrestre, et la rafale suivante transperça le métal comme du beurre.
« Merde ! » Hatcher arpentait la pièce à quatre pattes. Le major Germaine se tenait déjà dos à la paroi, sur le côté gauche de l’entrée, et son pistolet à gravitons s’était matérialisé comme par magie dans sa main droite.
« À quoi pensent-ils aboutir, ces débiles ? murmura le général.
— Je ne sais pas, Gerald, répondit Qian. Cette opération n’a pas de sens, elle ne leur vaudra que des représailles. Mais qu’importe leur objectif final ? À nos yeux, en tout cas.
— Très juste. » Hatcher s’aplatit contre le mur tandis qu’une nouvelle rangée de trous apparaissait dans la porte. « Al ?
— J’ai prévenu l’extérieur, mon général. » Contrairement à son supérieur, Germaine possédait un communicateur incorporé. « Mais je ne sais pas si cela changera grand-chose : d’autres escouades s’attaquent déjà aux équipes de secours. Geban est gravement blessé, ainsi que d’autres impériaux.
— Qu’ils aillent au diable ! » chuinta le chef d’état-major. Il fit un effort pour réfléchir tandis que l’adrénaline et la terreur envahissaient ses sens – des émotions de guerre qu’il avait à moitié oubliées. Les tirs balayaient la porte sans discontinuer, et il grinça des dents tandis que les balles et les morceaux de métal sifflaient près de ses oreilles. Cette pièce formait un piège mortel. Il s’efforça d’estimer la position des agresseurs au moment où Daoling l’avait plaqué au sol. Ils se trouvaient probablement… au niveau zéro, vers le sud. Il leur restait donc au moins trois étages à gravir. Les tireurs, dehors, étaient en train de couvrir l’équipe principale, qui arriverait sans doute armée d’une charge de démolition capable de les réduire en miettes.
« Il faut riposter. » Son automatique faisait figure de jouet en comparaison de l’arsenal des assaillants, mais c’était mieux que rien. Tout valait mieux que mourir sans opposer de résistance !
« Je suis d’accord, lâcha Qian d’un ton neutre.
— O. K. Daoling : tu ouvres le sas. Al : je crois qu’ils approchent par le sud ; tu peux couvrir le haut de la rampe depuis l’endroit où tu te trouves. Daoling, viens par ici : nous essaierons de les ralentir s’ils arrivent par l’autre côté, mais Al représente notre seule vraie puissance de feu.
— Oui, mon général, répondit Germaine, et Qian confirma d’un signe de tête.
— À mon signal… on y va ! »
Le maréchal pressa le bouton, roula sur le sol et atterrit sur les genoux à côté de Hatcher. Une nouvelle décharge résonna dans la salle de contrôle, et les deux hommes s’aplatirent contre la paroi. Une balle perdue érafla la joue du général qui poussa un juron.
« Pouvez-vous m’abattre ce sniper sans vous faire avoir, Al ?
— Avec plaisir », répondit froidement le major. Ses yeux cherchaient la mise au point tandis que ses implants traquaient la source des tirs, puis il s’accroupit et fit un pas de côté. Il se déplaçait à la vitesse de l’éclair, comme tout être humain augmenté. Le pistolet à gravitons émit un bref larsen et cracha une salve de fléchettes explosives de trois millimètres à cinq mille deux cents mètres-seconde.
Quang pesta quand sa troupe de couverture cessa le feu. L’ennemi possédait au moins une de ces armes diaboliques ! Mauvaise nouvelle. Mais il disposait encore de vingt-cinq soldats suréquipés.
Il ignorait comment progressait l’assaut sur l’autre front, quoique la réaction de Qian en ait dit long. De toute façon, le maréchal était le seul à pouvoir l’identifier et devait donc mourir.
Les hommes gravirent la rampe, leur chef sur les talons.
Elle s’appelait Litanil. Malgré la période passée en animation suspendue, elle avait trente-six ans. Il lui fallut un certain temps pour comprendre ce qui se passait, puis un moment encore pour y croire. Une fureur glaciale inonda tout son être.
Elle n’avait pas trop hésité lorsque les sbires d’Anu l’avaient recrutée, car à l’époque elle était jeune et morte d’ennui. À présent elle avait pris conscience de sa stupidité criminelle et, tout comme ses camarades, travaillé dur – que le Briseur lui en soit témoin ! – pour se racheter. En cours de route, elle avait appris à estimer et admirer ses collègues d’origine terrienne. Désormais, des centaines d’entre eux gisaient morts sur le sol. Les motivations des responsables de ce carnage – ces bouchers ignobles ! – ne revêtaient aucune importance à ses yeux. Elle ne songeait même pas à l’horrible trahison dont les siens venaient d’être victimes. Elle ne pensait qu’à ses amis défunts. Son coeur se serra.
Elle fit pivoter la foreuse en direction de la mêlée et ses neurorécepteurs cherchèrent le système de sécurité du véhicule. En théorie, le verrouillage antiaccident était impossible à débloquer… mais Litanil savait s’y prendre.
Allen Germaine avançait sur un genou, le pistolet à gravitons posé sur son avant-bras gauche, lorsque les trois premiers attaquants surgirent derrière la rampe la plus élevée. Ils portaient des fusils d’assaut réglés sur le tir automatique.
Chacun échappa à une longue rafale, puis leurs corps éclatèrent dans un ouragan de fléchettes explosives.
Litanil régla le véhicule foreur à la puissance maximale et fendit la plaine rocailleuse à près de deux cents kilomètre-heure. Même un moteur gravitonique ne pouvait assurer la stabilité de l’immense appareil à une telle vitesse, mais la jeune femme chevauchait l’engin comme un cheval déchaîné. Ses implants scannèrent les alentours puis, le visage en furie, elle leva la tête déchiqueteuse à hauteur de poitrine.
Le soldat de deuxième classe Pak Chung, de l’armée coréenne, n’entendit aucun bruit, mais l’instinct le fit se retourner. Il écarquilla les yeux d’horreur à la vue de l’énorme machine qui fonçait vers lui avec un bruit strident. Dans son sillage grumeleux, de la poussière de roche et des volutes de fumée ondoyaient au vent. Et le… le dard frontal du monstre était pointé sur lui !
Une milliseconde avant sa mort, Pak contempla une terrible brillance, puis il explosa dans un éclair de fluides corporels surchauffés.
Le général Quang jura lorsque ses trois soldats de tête furent abattus, bien qu’il eût en partie prévu l’incident. C’était probablement l’oeuvre de l’assistant africain de cet Américain – Hatcher –, mais, bioaugmenté ou non, l’homme était seul. Et la rampe n’était pas l’unique moyen d’accès à ce niveau.
« Ils se déploient, communiqua Germaine. Difficile de scanner la zone située derrière la rampe, mais je perçois du mouvement : certains assaillants tentent de monter par les côtés.
— Il y a un échafaudage sous le pourtour de la plateforme, expliqua Qian.
— Merde ! lâcha Hatcher. Al, rappelez-moi d’affecter une garde armée à l’ensemble des chantiers lorsque nous serons rentrés.
— Bien, mon général. »
Litanil avait anéanti l’équipe de Pak et se déchaînait à présent sur de nouvelles cibles. Devant elle, une demi-douzaine d’ouvriers – des Terriens d’origine bioaugmentés et armés de tiges de renforcement en acier ainsi que de mastic impérial – prenaient le deuxième groupe d’assaut par le flanc.
Quang passa la tête par-dessus la rampe. L’opération s’éternisait, mais il leur restait assez de temps. Ses hommes étaient enfin en position. Il aboya un ordre.
« À terre ! » hurla Germaine. Hatcher et Qian plongèrent aussitôt, puis les lance-grenades ventripotents toussèrent leur première salve. Deux projectiles explosèrent à deux pas du mur extérieur – ou avaient-ils atteint leur cible ? Le troisième se dirigeait tout droit vers la porte lorsque Germaine l’intercepta de la main gauche comme un ballon de handball. Le choc lui arracha le poignet et des éclats déchirèrent sa poitrine et ses épaules.
La douleur irradia dans son corps, mais ses implants interrompirent la circulation sanguine en direction de son membre mutilé et noyèrent son système nerveux sous un méga-flot d’adrénaline. La première vague d’agresseurs s’élança du haut de la crête. Il les faucha comme une vulgaire gerbe de blé.
Hatcher ouvrit le feu sur la tête qui pointait derrière l’échafaudage. Le premier tir manqua sa cible ; le second atteignit l’ennemi juste au-dessus de l’oeil gauche. Sur le côté, Qian gisait à plat ventre et pressait la détente de son arme des deux mains. Un nouvel attaquant s’écroula.
Les ouvriers lancèrent leurs bombes artisanales. Une série de déflagrations déchira le rideau de fumée qui couvrait le site et trois soldats éclatèrent en mille morceaux. Le reste du commando tressaillit devant ce spectacle. Un des membres de l’escouade vida son chargeur sur un travailleur qui l’assaillait. L’homme fut tué sur-le-champ, mais son bourreau ne vécut pas assez longtemps pour s’en apercevoir : la barre d’acier transportée par sa victime l’avait transpercé comme une lance.
Les six agresseurs qui avaient survécu rompirent les rangs et prirent la fuite. Leur course les amena tout droit vers la foreuse de Litanil.
Huit autres des sbires de Quang périrent, mais un membre isolé du commando ouvrit le feu et atteignit Allen Germaine en plein coeur. Le major était mort, mais son cadavre bioamélioré resta debout le temps de viser consciencieusement puis de presser la détente.
Gerald Hatcher vomit un juron haineux lorsque son ordonnance s’écroula sans bruit et que son unique main lâcha le pistolet à gravitons. Bande de fils de pute ! Bande de fils de pute ! Il tira à nouveau et toucha sa cible au niveau du torse. Une deuxième rafale acheva l’ennemi.
C’était insuffisant, et il le savait.
La quatrième équipe de Quang tenait une bonne position entre deux gigantesques bulldozers, mais plus personne n’était à portée de tir. L’heure était venue de décamper. Les combattants se replièrent par groupes de deux, s’arrêtant à tour de rôle pour couvrir leurs compagnons. Ils exécutèrent la manoeuvre à la perfection.
Quand le premier duo parvint aux extrémités des bulldozers protecteurs, une paire de mains améliorées surgit de derrière chaque engin. Des doigts dix fois plus puissants que la normale brisèrent les trachées de deux hommes. Les ouvriers embusqués propulsèrent les corps tremblants de côté, se tapirent à nouveau et attendirent avec patience l’arrivée des prochaines victimes.
Quang jeta un bref coup d’oeil par-dessus le bord de la rampe et aperçut le pistolet à gravitons jeté deux mètres devant la porte. Maintenant ! Il agrippa son fusil d’assaut, se leva et fit signe à ses hommes encore valides de charger. Puis il leur emboîta le pas.
Le dernier assaillant posté sur l’échafaudage s’accroupit. Il ne tenait pas à subir le sort de ses camarades qui s’étaient exposés au grand jour. Il fit dépasser le bout de son arme au-dessus du rebord de la charpente. L’idée n’était pas mauvaise, mais, porté par l’enthousiasme, il leva la tête juste trop haut. Gerald Hatcher entrevit le sommet du crâne et y ficha une balle sans hésiter. L’instant d’après, une rafale d’arme automatique lui fracassait les deux jambes.
Litanil changea une nouvelle fois le cap de la foreuse et comprit que les siens étaient en train de remporter la victoire.
Les assaillants avaient réussi leur effet de surprise, mais ils ne s’attendaient pas à un adversaire si redoutable. Sur le chantier, la plupart des ouvriers étaient des Terriens natifs non augmentés, mais une partie considérable des effectifs ne tombait pas dans cette catégorie. Les quelques privilégiés étaient munis d’un équipement complet de la Flotte auquel Colin MacIntyre avait ordonné d’inclure des communicateurs à distorsion spatiale. Ces soldats improvisés étaient peut-être désarmés, mais également vigoureux, robustes, rapides et en liaison permanente.
Et, comme Litanil venait d’en faire la preuve, un site de construction regorgeait d’armes potentielles pour peu qu’on ait le sens de l’improvisation.
Qian Daoling n’était plus maréchal, il endossait le rôle du guerrier solitaire et trahi. Quang traînait encore dans les parages et devait mourir coûte que coûte.
Il jeta son arme – dont le chargeur était vide – puis, l’esprit froid et clair, se hissa sur les mains et les orteils comme un sprinter soudé à ses starting-blocks.
Le général Quang cligna des paupières lorsque Qian jaillit de la salle de contrôle. Il n’aurait jamais cru ce colosse capable d’une telle rapidité ! Mais qu’espérait-il ? Il ne pouvait pas faire concurrence aux balles !
Puis il le vit plonger à terre et ramasser l’arme de Germaine tout en roulant vers l’échafaudage. Non !
Les fusils retentirent, mais les hommes qui les maniaient affichaient une mine aussi surprise que celle de Quang. Ils tentèrent de compenser leur retard en suivant la trajectoire de leur cible, qu’ils atteindraient au moment où elle sauterait de la plateforme pour se mettre à couvert.
Qian projeta une jambe en avant et grogna quand sa rotule se brisa sur le béton, mais son geste avait eu l’effet désiré. Il s’immobilisa et empoigna le pistolet d’Allen. Les balles le ratèrent de peu. Il dressa la gueule du canon, attentif à ne pas se relever d’un millimètre.
Quang hurla de frustration quand Qian ouvrit le feu. Trois de ses hommes furent abattus. Puis quatre. Puis cinq ! Il brandit son arme et tira sur le maréchal, mais la furie dévia son coup.
La balle déchira tout de même le biceps droit de Qian, qui gronda de douleur. Un deuxième projectile lui fracassa l’épaule, mais il maintint la gâchette de son arme appuyée, et les rafales balayèrent la rampe.
Le dernier larbin de Quang tomba. Une vague de terreur envahit soudain le général, qui lâcha sa carabine et entreprit de dévaler la pente. Mais il était trop tard ; son dernier souvenir de la Terre fut la haine glaciale et amère qui inondait le regard sans pitié de Qian Daoling.
Gerald Hatcher geignit puis se mordit la lèvre pour contenir un cri lorsque quelqu’un déplaça sa jambe gauche. Il frissonna et parvint à ouvrir les paupières. L’espace d’un instant, il se demanda pourquoi il se sentait si faible, pourquoi il souffrait tant.
Daoling se pencha au-dessus de lui et fixa un garrot sur sa jambe droite. Le général réprima tant bien que mal un hurlement. Pris de vertiges, il reconnut l’objet qui comprimait sa chair… puis il se rappela.
Ses traits exprimèrent plus que de la douleur lorsqu’il identifia le visage sans vie d’Allen Germaine qui gisait auprès de lui. Son esprit fonctionnait à nouveau : les idées affluaient à grand-peine et de nombreuses zones d’ombre subsistaient dans ses pensées embrumées – pour sa plus grande frustration –, mais la machine tournait. Apparemment, les tirs avaient cessé, et Daoling s’occupait de lui… Ils devaient donc avoir remporté la victoire. Sa capacité à tirer de telles conclusions l’emplit de satisfaction.
Qian rampa sur le côté. Un bandage artisanal imbibé de sang gonflait une de ses épaules. Sa jambe gauche traînait, inerte, et sa main encore valide agrippait le pistolet à gravitons d’Allen. Il s’aplatit sur le sol, entre Hatcher et la porte de la salle de contrôle, et poussa un gémissement.
— Dao… Daoling ? parvint à prononcer le général.
— Tu es réveillé ? » La voix du maréchal était enrouée. Ses blessures l’élançaient. « Tu es fort comme un boeuf, Gerald.
— Mer… merci. Quelle… quelle est notre situation ?
— Je crois que nous avons repoussé l’assaut. Je ne sais pas comment. Tu es gravement blessé, mon ami.
— Je survivrai…
— Oui, c’est aussi mon avis », répondit Qian d’un ton si solennel que Hatcher lâcha un sourire crispé malgré la douleur atroce.
Son cerveau battait de l’aile, et il serait soulagé de lâcher prise, mais d’abord il avait une remarque à faire. Ah !
— Daoling…
— Ne parle pas, Gerald, dit le maréchal d’une voix austère. Tu es blessé.
— Ce n’est pas… ton cas ? Alors… je crois bien que… je serai le premier… à recevoir mes implants.
— Vous autres Américains ! Il faut toujours que vous soyez les premiers !
— Dis… dis à Horus que j’aimerais que… tu prennes le relais…
— Moi ? » Qian le dévisagea, la mine aussi déformée par la honte que par la douleur. « Mon peuple est responsable de ce massacre !
— Ne… dis pas de conneries ! Mais c’est… justement pourquoi… il est important… que tu me remplaces, toi. Dis-le à Horus ! » Hatcher étreignit l’avant-bras de son ami avec le peu de force qui lui restait. C’était l’avant-bras droit de Qian, mais le visage de l’homme resta impassible.
— Dis-le-lui ! » Les nerfs en feu, le général luttait pour rester conscient.
— Très bien, Gerald. Je n’y manquerai pas.
— Merci », chuchota le blessé avant de s’évanouir enfin.