CHAPITRE TROIS

 

 

Gerald Hatcher et ses collègues se levèrent en signe de courtoisie lorsque le maréchal Qian entra dans la salle de conférence, les épaules droites et le visage imperturbable. Il était gigantesque pour un Chinois, songea Hatcher, plus grand encore que Vassili et deux fois plus large que lui-même.

« Maréchal », le salua-t-il en lui indiquant un siège. Qian hésita une seconde puis empoigna le dossier avec fermeté. « Merci de votre présence. Prenez place, je vous prie. »

Le maréchal attendit que ses « hôtes » s’assoient, puis il les imita et posa son porte-documents avec soin sur la table. Hatcher savait que Frederick et Vassili avaient eu raison d’insister pour qu’il joue le rôle de président – en tant que seul membre statutaire des nouveaux chefs d’état-major de la Terre sans lien antérieur avec les impériaux, il était tout désigné –, mais il aurait aimé pouvoir s’opposer à cette décision. L’homme aux traits sévères qui l’observait en silence était le plus puissant commandant militaire en service actif de la planète et détenait une position clé pour la réussite de leur entreprise. Il n’avait vraiment pas l’air commode.

« Maréchal, commença Hatcher, nous vous avons demandé de nous rencontrer dans le cadre de ce comité restreint pour éviter toute pression civile – qu’elle soit asiatique ou américaine. Nous ne vous demanderons pas de conclure un “accord” dans le dos de vos responsables, mais il faut tenir compte de certaines réalités pragmatiques. Nous comprenons la difficulté de votre position et espérons (il affronta le regard sombre et impénétrable avec sérénité) que vous nous rendez la pareille.

— Je comprends surtout que mon gouvernement et les nations qu’il s’est engagé à protéger ont reçu un ultimatum. »

Hatcher contint une grimace. L’anglais du maréchal, précis et dénué d’accent, rendait ses propos froids encore moins prometteurs, ce qui inspira au général américain une approche possible. Il se lança avant que la prudence ne le fasse changer d’avis.

« Très bien, maréchal Qian, j’accepte votre terminologie. En fait, je suis d’accord avec votre interprétation. » Il crut déceler une trace de surprise dans l’expression du Chinois et poursuivit d’un ton calme : « Mais en tant que militaires nous savons ce qui peut se produire si l’ultimatum est rejeté. J’espère que nous sommes tous assez réalistes pour accepter la vérité, aussi amère soit-elle, et faire de notre mieux pour nous en accommoder.

— Si je puis me permettre, général Hatcher, la vérité de vos pays semble moins amère à avaler que celle que vous offrez à mon peuple et à nos alliés. À nos alliés asiatiques. Je vois autour de cette table un Américain, un Paneuropéen et un Russe, mais pas de Chinois, de Coréen, d’Indien, de Thaïlandais, de Cambodgien ni de Malais. Ni même l’un de vos Japonais. » Il haussa les épaules de façon éloquente.

« Non, effectivement, pas encore », dit Hatcher à voix basse. Le regard de Qian se fit plus perçant. « Le général Tama, chef de l’état-major japonais impérial, se joindra à nous dès qu’il aura pu déléguer ses tâches urgentes. Ainsi que le vice-amiral Hawter, de la marine australienne. Nous espérons que vous ferez de même et que vous nommerez trois membres supplémentaires qui viendront grossir nos rangs.

— Trois ? » Qian fronça à peine les sourcils. Il n’en espérait pas autant. Quatre membres de l’Alliance contre seulement cinq des puissances occidentales ! Mais était-ce suffisant ? Il frotta la surface de la table d’un air pensif. « Voilà une distribution peu équitable compte tenu des populations concernées, mais… »

Il s’interrompit, et Hatcher profita de l’ouverture potentielle.

« Considérez un instant les nations représentées par les officiers que je viens de mentionner : vous serez forcé d’avouer que ce partage n’a rien d’inéquitable au vu de l’équilibre actuel des forces armées. » Il dévisagea à nouveau Qian dans l’espoir que celui-ci perçoive sa sincérité. Le maréchal n’acquiesça ni ne désapprouva. Hatcher exploita ce silence.

« Je vous rappelle également, maréchal Qian, que vous ne verrez jamais ici de représentants des blocs islamiques radicaux, ni des mouvements extrémistes américains ou européens. Vous relevez que nous représentons des puissances occidentales, et cela n’a rien de très étonnant : nous sommes d’origine occidentale. Mais avant tout nous sommes des délégués du capitaine Horus en sa qualité de vice-gouverneur de la Terre. Des cinq hommes que j’ai cités, seuls le maréchal Tchernikov et le général Tama – tous deux entretiennent depuis longtemps des contacts personnels et familiaux avec les impériaux – étaient déjà chefs d’état-major dans leurs pays respectifs. Nous affrontons un danger totalement inédit à l’échelle de la planète, et notre seule volonté est d’y parer. Dans ce but, nous avons transgressé les structures de commandement traditionnelles au moment de faire notre sélection. Vous êtes le militaire le plus haut gradé auquel nous ayons fait appel, et j’insiste sur le fait que vous êtes invité à vous joindre à nous. S’il le faut, nous vous contraindrons à obéir – et vous savez que nous en avons les moyens –, mais nous cherchons votre alliance.

— Peut-être, lâcha Qian, absorbé dans ses pensées.

— Maréchal, le monde que nous connaissions est révolu. Nous pouvons le regretter ou nous en réjouir, mais c’est un fait. Je ne vous mentirai pas : nous avons besoin de vous, de votre peuple et de vos ressources, comme alliés et non comme vassaux, et vous êtes la seule personne susceptible d’en convaincre vos gouvernements, vos officiers et vos hommes. Nous vous proposons une association entièrement équitable : vous aurez – et c’est une garantie ! – un accès égal à la technologie impériale, militaire et civile, et une autonomie locale absolue. Privilèges qui, soit dit en passant, équivalent à ceux offerts à nos propres gouvernements par le gouverneur MacIntyre et le vice-gouverneur Horus.

— Et que faites-vous du passé, général Hatcher ? demanda Qian d’un ton neutre. Devons-nous oublier cinq siècles d’impérialisme occidental ? Devons-nous oublier la distribution abusive des richesses mondiales ? Devons-nous – comme d’autres l’ont déjà fait (son regard se tourna de façon imperceptible vers Tchernikov) – oublier notre engagement vis-à-vis de la Révolution et accepter l’autorité d’un gouvernement qui n’appartient même pas à notre monde ?

— Oui, maréchal, vous devez oublier tout cela. Nous ne prétendrons pas que ces événements n’ont jamais eu lieu, mais on dit que vous êtes féru d’histoire : vous devez savoir que la Chine a dirigé et maltraité ses voisins au cours des siècles. Il nous est impossible, tout comme à votre peuple, de modifier le passé, mais ensemble nous pouvons construire l’avenir sur un pied d’égalité, si tant est que la Terre ait bien un avenir. Et c’est là que réside le noeud de la question : si nous ne joignons pas nos forces, il n’y aura de futur pour aucun d’entre nous.

— Je comprends. Mais vous n’avez encore rien dit sur l’organisation de ce… groupe. En théorie, chacun des neuf membres jouirait du même degré d’autorité, c’est bien ça ? » Hatcher en convint d’un signe de tête, et le maréchal se frotta le menton, un geste étrangement délicat pour un homme de cette taille. « Cela me semble trop beau, camarade général. Ne seriez-vous pas en train de “faire miroiter” – c’est bien l’expression, n’est-ce pas ? – un projet de collégialité pour mieux vous emparer du pouvoir ?

— Une telle stratégie serait envisageable, mais ce n’est pas le cas. Le vice-gouverneur Horus possède une expérience militaire bien plus étendue que quiconque parmi nous et agit comme son propre ministre de la Défense. Ce groupe a pour fonction de le conseiller et de l’assister dans sa tâche. Chacun d’entre nous aura des devoirs spécifiques et des responsabilités opérationnelles – je vous assure que le travail ne manquera pas. La présidence sera assurée à tour de rôle.

— Je vois. » Qian posa les mains sur son attaché-case et examina les articulations de ses doigts avant de relever la tête.

— Quelle marge de manoeuvre aurais-je pour nommer les trois membres ?

— Nous vous laissons entière liberté. » Hatcher prit soin de masquer toute trace d’espoir dans sa voix. « Le vice-gouverneur sera le seul à juger de la pertinence de votre choix. Si l’un de vos candidats est rejeté, vous en proposerez un nouveau, et ainsi de suite jusqu’à obtenir une équipe qui satisfasse aussi bien l’Alliance asiatique qu’Horus. Si j’ai bien compris, son unique critère de sélection sera la volonté, chez les officiers postulants, de travailler au sein de son groupe de commandement. En guise d’évaluation, ils devront faire voeu de loyauté sous le contrôle d’un détecteur de mensonge impérial. » Il perçut une lueur de colère dans les yeux de Qian mais poursuivit sans se presser. « J’ajoute que chacun de nous devra se plier à la même procédure, et cela en présence de tous nos homologues, y compris vous-même et vos candidats. »

La fureur disparut du regard de Qian, qui hocha la tête en signe d’assentiment.

« Très bien, général Hatcher. On m’a conféré le pouvoir d’accepter votre proposition, et c’est ce que je compte faire. Soyez toutefois averti que je ne souscris pas sans réserves à votre offre et qu’il sera difficile de convaincre une bonne partie de mes propres officiers de saluer cette décision. Il est contre nature de céder tout ce pour quoi nous avons combattu, que ce soit aux Occidentaux ou à des puissances extraterrestres, mais vous avez raison sur un point : le monde tel que nous le connaissions est révolu. Nous mettrons les mains à la pâte pour sauver cette planète et en construire une nouvelle. Cela ne se fera pas sans doutes ni méfiance – il faudrait que vous soyez fous pour croire le contraire –, mais cela se fera. Par nécessité. Cependant, rappelez-vous un détail, messieurs : plus de la moitié de la population mondiale est asiatique.

— Nous comprenons, maréchal, dit Hatcher d’une voix calme.

— Je n’en doute pas une seconde, camarade général, répondit Qian avec l’ombre d’un sourire. Je n’en doute pas une seconde. »

 

Geb, conseiller impérial à la Vie, chassa la poussière de rocher de ses épais cheveux blancs tandis qu’une nouvelle charge explosive éclatait derrière lui. Un geste futile. L’air était pur et léger, mais la maudite poussière lui donnait une apparence beaucoup plus dense, et son cuir chevelu était déjà couvert de sable lorsqu’il baissa la main.

Il regarda un des parasites subluminiques laissés par Dahak pour la défense de la Terre – le destroyer Ardat – planer au-dessus des particules virevoltantes. Sa coque de huit mille tonnes faisait figure de nain comparée au trou béant qui, une fois terminé, contiendrait des structures de contrôle, des magasins, des générateurs de bouclier et bien d’autres systèmes de survie complexes. Ses tracteurs arrachèrent des plaques de plusieurs tonnes de la montagne, puis le vaisseau s’éloigna en direction de l’ouest, chargé d’un nouveau lot de détritus destinés à disparaître dans les eaux du Pacifique. Avant que la silhouette de l’Ardat ne s’estompe au loin, les équipes de travail de Terriens natifs accouraient déjà en masse vers la concavité tout juste creusée dans le massif. Les foreuses se mirent à crisser tandis que les hommes, munis de masques respiratoires, préparaient une nouvelle série de charges.

Geb considérait ces activités à la fois avec fierté et dégoût. Il n’y avait pas si longtemps, cette surface de pierre brute – désormais plate comme une limande – constituait encore la cime du Chimborazo, le sommet équatorien. Puis celui-ci avait rencontré son destin lorsqu’on l’avait choisi pour abriter le centre de défense planétaire Escorpion. Deux jours plus tard, les vaisseaux subluminiques Escal et Shirhan étaient arrivés sur les lieux, et, pendant que le premier appareil survolait le pic, le deuxième avait activé ses batteries d’énergie principales et décapité les trois cents mètres supérieurs de terre et de roche. Pendant que le Shirhan continuait son oeuvre, l’Escal tractait la montagne de débris et les stockait dans ses compresseurs en vue de les jeter dans l’océan. Il n’avait fallu aux deux appareils que vingt-trois minutes pour produire une montagne culminant à un peu moins de six mille mètres. Ensuite, ils étaient partis mutiler la montagne suivante sur leur liste.

Le personnel de construction n’avait pas tardé à envahir le site et, depuis lors, les travaux battaient leur plein. La technologie impériale avait limité les effets écologiques au maximum, tour de force impensable pour des ressources purement terrestres, mais Geb avait vu le Chimborazo avant l’arrivée de ses hommes. Si la profanation esthétique provoquée par ce chantier le révoltait, les résultats obtenus l’emplissaient de fierté.

Le centre de défense planétaire Escorpion figurait au nombre des quarante-six CDP en cours d’édification aux quatre coins de la planète, autant de projets gargantuesques dignes d’intimider les pharaons. Le délai de mise sur pied avait été fixé à dix-huit mois jour pour jour. Un objectif inatteignable… mais chacun y travaillait d’arrache-pied.

Geb s’écarta à l’approche d’un bruit strident de moteur gravitonique. Installée aux commandes de la foreuse, une impériale trapue au teint brun olivâtre le salua d’un signe de tête. Malgré son rang, il ne représentait qu’un badaud de plus sur le chemin de ce pilote. Il s’éloigna un peu plus tandis qu’elle positionnait son énorme machine. Elle compara les coordonnées de ses systèmes de guidage inertiel avec le plan de la base tracé par l’ingénieur. Une lueur éblouissante inonda le ciel lorsqu’elle mit sous tension la tête déchiqueteuse et que celle-ci se mit à tourner.

L’engin flottait à cinquante centimètres du sol, immobile comme un roc, et les implants de Geb frissonnèrent sous le torrent d’énergie concentrée. Un vent chaud se dégagea du puits de forage – qui grandissait à vue d’oeil – et souffla un nuage compact de pierre pulvérisée qui vint épaissir le voile étouffant tendu sur le site. Geb s’écarta davantage. Une nouvelle explosion le fit vibrer et il secoua la tête, stupéfait par l’énergie démoniaque qui s’acharnait sur cette malheureuse montagne. Chaque article des prescriptions de sécurité – aussi bien impériales que terriennes – avait été assoupli jusqu’aux limites les plus folles, et le labeur frénétique se poursuivait jour et nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En dehors d’un ouragan, rien n’interférerait avec les travaux.

La tâche était déjà difficile pour ses impériaux – songea-t-il en regardant la jeune femme couverte de poussière qui se concentrait sur l’opération en cours – munis de biotechs pour les assister. Les Terriens d’origine ne possédaient pas cette chance et leur équipement primitif requérait beaucoup plus de force musculaire pure. Mais Horus comptait sur moins de cinq mille impériaux dont à peine trois mille pouvaient être assignés aux projets de construction, et les CDP ne constituaient qu’un parmi les nombreux besoins de Geb et de ses assistants. Avec si peu de personnel augmenté et de machinerie performante, il était forcé de faire appel aux substituts rudimentaires disponibles sur Terre. Au moins les tracteurs lui permettaient-ils de déplacer l’outillage, les matériaux et le carburant.

Un scooter à gravitons monoplace atterrit à côté de lui. Tegran, le responsable impérial d’Escorpion, sauta du véhicule et, au milieu des rafales pulvérulentes, se dirigea vers Geb. Il releva ses lunettes pour observer la progression de la foreuse. Tegran était beaucoup moins vieux que lui – biologiquement du moins –, mais son visage était maigre et il avait perdu du poids depuis l’interruption de son animation suspendue. Geb ne s’en étonnait guère : le jeune homme n’avait jamais commis de crime contre le peuple de la Terre mais, comme la plupart des impériaux libérés des installations de stase d’Anu, il se tuait à la tâche pour effacer les stigmates de son passé.

La tête déchiqueteuse se figea et l’opératrice éloigna l’engin du puits vertical. Une équipe d’évaluation – des autochtones munis d’ustensiles impériaux – se précipita vers le gouffre, analysa le résultat du fonçage et effectua des mesures, puis le chef du groupe leva son pouce en signe d’assentiment. La conductrice de la foreuse répondit par le même geste et se retira en direction du site suivant. Geb se tourna vers Tegran.

« C’est bien. Si mes calculs sont corrects, cela nous fait un peu moins de vingt minutes pour forer un puits de cent cinquante mètres. Pas mal du tout.

— Hum. » Tegran s’avança jusqu’au bord du fossé – un trou de cinquante mètres de large qui abriterait un jour une batterie d’hyper missiles – et scruta ses parois vitreuses. « Il y a du progrès, mais je peux accroître le rendement des mèches de quatre ou cinq pour cent en apportant quelques nouvelles modifications au logiciel.

— Attends une minute : tu as déjà poussé les marges au maximum !

— Tu te fais trop de souci, Geb. » Le jeune impérial eut un sourire crispé. « Les composants présentent un facteur de sécurité plus que performant. Si je diminue la durée de vie prévue des machines à… disons trois ans au lieu de vingt, je peux booster l’équipement sans mettre en danger le personnel. Et, de toute façon, nous n’avons que deux ans devant nous. » Il haussa les épaules.

« O. K., lâcha Geb après un instant de réflexion, mais fais-moi part de tes calculs avant d’opérer toute nouvelle modification. Et je veux une copie du programme : si tu arrives à l’améliorer, je tiens à ce que tous les sites l’emploient également.

— Pas de problème. » Tegran repartit en direction de son véhicule, suivi de son supérieur. Le jeune homme hésita au moment d’enfourcher son scooter. « J’ai entendu dire que l’état-major avait l’intention d’augmenter les civils », lança-t-il d’un ton délibérément désinvolte.

Geb le dévisagea, l’air pensif. Le responsable de chantier n’était pas le seul impérial à voir cette décision d’un mauvais oeil. À l’échelle terrienne, le Quatrième Empirium était une civilisation très ancienne, et comme tel il avait des coutumes bien ancrées. Malgré les voyages supraluminiques, la surpopulation des planètes centrales avait abouti à une politique limitant le processus complet d’amélioration – et la longévité pluriséculaire qu’il offrait – aux militaires et aux colons. Voilà entre autres pourquoi la Spatiale n’éprouvait jamais de difficulté à trouver des recrues malgré un service minimum d’un siècle et demi. C’était aussi la raison pour laquelle la volonté d’Horus d’offrir une augmentation intégrale à chaque Terrien adulte – ou presque – heurtait la sensibilité de ses impériaux les plus puristes.

Mais Geb ne s’attendait pas à ce que Tegran en fasse partie. Car le chef de projet connaissait mieux la situation que la plupart de ses confrères : même si l’on parvenait à augmenter l’ensemble de la population terrestre – et le temps faisait défaut –, le nombre d’individus disponibles serait encore trop réduit pour faire obstacle à l’incursion des Achuultani. Et de loin.

« Nous avons commencé cette semaine. Pourquoi ?

— Eh bien… » Tegran se retourna et observa la foreuse qui s’éloignait. D’un geste éloquent, il désigna le site autour d’eux. « J’avais l’intention de faire une demande pour que mes gars passent en premier. Nous avons du travail par-dessus la tête, et…

— Ne t’en fais pas, le coupa le vieil officier en masquant son soulagement. Nous avons besoin d’individus augmentés sur tous les chantiers, mais les CDP ont la priorité. Je ne tiens pas à voir des ouvriers dotés d’implants se tourner les pouces, mais j’essaierai d’adapter l’effectif de tes opérateurs à la quantité de machines dont tu disposes.

— Parfait ! » Le jeune impérial réajusta ses lunettes, fit décoller le scooter et le maintint à un mètre du soi. Puis il gratifia son supérieur d’un large sourire. « Ces Terriens sont incroyables, Geb. Ils travaillent jusqu’à l’épuisement, puis ils se relèvent et se remettent en selle. Augmentes-en un nombre suffisant et je te construis un nouveau Dahak !

Il salua Geb avant de disparaître dans le maelstrom des travaux, et le conseiller à la Vie lui rendit son sourire.

 

Je deviens trop vieux pour ça, songea Horus pour la millionième fois. Il bâilla, s’étira, se leva de son bureau puis empoigna le verre de thé froid posé sur la desserte. La dépendance à la caféine n’était pas un vice très répandu dans l’Empirium, mais le vice-gouverneur avait tout juste soixante ans lorsqu’il était arrivé sur Terre. Une vie entière passée sur la planète d’accueil avait laissé des traces.

Il se dirigea vers la baie vitrée de son bureau situé au sommet de White Tower et observa l’activité nocturne du Shepherd Center. L’époque de l’exploration spatiale terrienne – avec ses fusées et ses panaches de fumée – était révolue, mais l’immense terrain devenait presque trop petit pour accueillir les appareils auxiliaires et les engins subluminiques de taille plus conséquente – destroyers, croiseurs, vaisseaux de combat et transporteurs – qui occupaient actuellement la place. Et ce centre d’opérations – le plus vaste de tous, il fallait l’admettre – ne constituait qu’une seule des bases principales.

Le premier lot de Terriens d’origine augmentés s’entraînait dans les simulateurs. D’ici un mois, Horus disposerait d’équipes réduites pour assurer le bon fonctionnement de la plupart des grosses unités laissées par Dahak. Six mois de plus, et il aurait assez d’hommes pour manoeuvrer les vaisseaux plus petits et de pilotes pour les chasseurs. Ce serait du personnel inexpérimenté, mais du personnel tout de même. Et le métier rentrerait vite.

Peut-être même assez vite.

Il soupira et se mit au travail. L’anxiété était acceptable ; pas la dépression. Pourtant, il lui était difficile de l’éviter lorsqu’il se rappelait l’insouciance et la fougue qui, dans ses années de jeunesse, l’avaient poussé à se rebeller contre les autorités impériales.

Le Quatrième Empirium avait vu le jour sur l’unique planète du Troisième à avoir échappé aux Achuultani. Les survivants s’étaient consacrés à l’organisation de leur défense contre la prochaine incursion. Ils avaient développé une force militaire qui dépassait l’entendement de la Terre, mais ces événements s’étaient produits sept mille ans avant la naissance d’Horus, et l’ennemi n’avait jamais pointé le bout de son nez. Peut-être n’y avait-il pas du tout d’Achuultani. Hérésie. Impossible d’exprimer une telle idée à voix haute. Mais le doute s’était frayé un chemin dans les esprits, qui s’étaient mis à déplorer les exigences et les réglementations des interminables préparatifs militaires. Ce qui expliquait – à défaut d’excuser – que certains contestataires avaient prêté main-forte à la mutinerie qui avait mené l’équipage de Dahak sur Terre.

Et voilà où ils en étaient, songea Horus en sirotant son thé glacé, le regard perdu dans le ciel sans lune de ce monde devenu le sien. Confrontés à un croque-mitaine dont ils avaient cru qu’il n’existait pas. Munis uniquement des ressources de cette planète primitive et du matériel impérial qu’ils pourraient construire et improviser dans le temps qu’il leur restait.

Six milliards d’individus. C’était énorme, tout comme la masse de vaisseaux entassés sur le tarmac, sous sa fenêtre. Mais cette armée ne soutenait pas la comparaison avec l’immense flotte de guerre de l’ennemi, qui parcourait l’espace au-delà des étoiles visibles mais s’approchait inexorablement de la Terre.

Il raidit ses épaules et observa les points lumineux, clairs dans le firmament. Qu’il en soit ainsi ! Jadis, il avait l’uniforme de la Flotte, mais à présent il affrontait enfin le vieil ennemi de son espèce. Il était mal préparé et peu équipé, mais l’humanité avait survécu aux deux précédentes incursions.

Il s’en était fallu de peu, certes, mais par la grâce du Créateur elle avait survécu. Aucun de ses ancêtres préhistoriques ne pouvait en dire autant.

Horus inspira profondément, et ses pensées traversèrent les années-lumière pour atteindre sa fille et Colin MacIntyre. Ils comptaient sur lui pour défendre leur monde pendant qu’ils allaient chercher l’aide dont la Terre avait besoin. À leur retour – car ils reviendraient ! – la planète serait là pour les accueillir. Il adressa aux étoiles indifférentes ce voeu solennel avant de leur tourner le dos. Puis il s’installa dans son fauteuil et se pencha à nouveau sur la tonne de rapports qui encombraient le bureau.