CHAPITRE NEUF

 

 

Pour la énième fois, Colin MacIntyre se trouvait assis dans conférence un. Il en était arrivé à détester la salle de réunion, songea-t-il, le regard rivé sur la longue table qui s’étendait devant lui. À vraiment la détester.

Le silence tomba lorsque le dernier membre de l’assistance prit place. Le commandant leva les yeux.

« Mesdames et messieurs, au cours du dernier mois, je n’ai cessé d’argumenter en défaveur de notre départ de Keerah. La raison ? Je crois que cette planète offre un modèle réduit du désastre qui s’est abattu sur l’ensemble de l’Empirium. À présent, j’estime que nous avons fait le tour de la question. Toutefois (l’orateur marqua une pause qu’il s’appliqua à faire durer), il nous reste à déterminer notre prochain mouvement. Mais avant de nous pencher sur ce problème, faisons le point sur les découvertes de chaque département, en commençant par les machines. »

Il se laissa aller contre son dossier et fit un signe de tête à l’adresse de Tchernikov, qui s’éclaircit la voix discrètement, comme pour organiser ses pensées.

« Nous avons examiné bon nombre d’artefacts collectés sur Oméga trois. À ce jour, nos découvertes me permettent de tirer quelques conclusions à propos du niveau technologique de l’Empirium… ou devrais-je plutôt dire l’Empire.

» Conformément à nos suppositions, la science avait effectué des progrès considérables, mais pas autant que nous l’avions imaginé. Notez bien que je fais exclusivement référence aux technologies non biologiques ; ni Cohanna ni moi-même ne sommes en position de déterminer les accomplissements des impériaux dans le domaine des sciences de la vie. L’arme qui les a détruits démontre une très grande maîtrise de la bio-ingénierie.

» À cette restriction près, nos estimations selon lesquelles leur technologie constituait pour l’essentiel une version très raffinée de la nôtre semblent se confirmer. À l’exception du transmat – dont nous ignorons encore tout, malheureusement –, rien de ce que nous avons déniché ne dépasse l’entendement de notre département des machines ni celui de Dahak. Ils avaient certes atteint un degré d’avancement bien supérieur au nôtre, mais les principes sous-jacents de leurs progrès nous sont familiers. Dans les faits, les impériaux avaient acquis leur pleine maturité scientifique et peinaient à dépasser ce plafond. Il est très probable qu’ils se soient trouvés au seuil de découvertes fondamentales, dans un cadre de recherche totalement révolutionnaire, mais le pas n’avait pas encore été franchi.

» De manière générale, on remarque un développement des techniques de miniaturisation associé à l’utilisation de sources d’énergie beaucoup plus performantes. Un bâtiment de guerre de la masse de Dahak, par exemple, construit selon les principes techniques relevés jusqu’ici – qui, ne l’oubliez pas, ont avant tout été appliqués par des civils en vue de créer des unités militaires –, aurait possédé une capacité de combat environ vingt fois supérieure à celle de notre vaisseau. »

Il se tut pour accentuer le sens de ses paroles. La crainte se lut sur plus d’un visage.

« Toutefois, nous avons remarqué que certaines de leurs habitudes de fabrication et de leurs façons de concevoir l’ingénierie – surtout dans les domaines de l’informatique et de la cybernétique – atténuaient leur suprématie sur nous. À savoir : si le hardware de leurs systèmes informatiques était très avancé par rapport au nôtre, leurs configurations logicielles ne l’étaient pas. À supposer qu’Oméga trois fournisse un échantillon représentatif de leur savoir-faire, leurs ordinateurs atteignaient un niveau de conscience de soi inférieur à celui de Dahak avant la mutinerie. La capacité de stockage du cerveau central d’Oméga trois, dont la masse représente environ trente pour cent de celle de Dahak, dépassait de cinquante fois celle de notre vaisseau, tous systèmes subordonnés inclus. L’intelligence de la station orbitale, en revanche, et cela malgré une rapidité de calcul maintes fois supérieure à celle de notre IA, n’approchait même pas ses aptitudes avant le soulèvement d’Anu.

» Ces observations indiquent clairement une dégradation délibérée des performances pour répondre à certaines exigences philosophiques. Je suppose – et je ne fais que supposer – que cette tendance résulte de la période de guerre civile qui a apparemment transformé l’Empirium en Empire. Des ordinateurs impériaux auraient rechigné à ouvrir le feu sur d’autres unités de la Spatiale. Ce problème aurait pu être réglé en altérant leurs programmes fondamentaux de priorité alpha, mais les combattants ont peut-être bien refusé l’idée que des systèmes informatiques semi-conscients développent un tel pouvoir de décision. Il ne s’agit que d’une hypothèse, mais à mon avis elle est solide.

» Nous avons confirmé un autre point important. S’il est vrai que le réseau informatique d’Oméga trois utilisait une technique de stockage immatériel, il opérait aussi des sauvegardes sur disque dur, ce qui reflète une pratique militaire conforme aux standards impériaux. Un ordinateur de la Flotte désactivé n’aurait pas perdu toutes ses données – comme c’est arrivé aux unités civiles trouvées à Defram. Dans le cas d’une remise en service, c’est-à-dire d’une restauration de la circuiterie subtile, n’importe quelle machine devrait redevenir pleinement fonctionnelle.

» En outre, même les installations civiles gardaient tout leur potentiel opérationnel à condition d’avoir été alimentées sans interruption. Les capacités de la plateforme qui nous occupe, par exemple, ont été diminuées non parce qu’elle dépendait de composants énergétiques, mais parce qu’elle a été laissée à l’abandon pendant si longtemps que les composants solides se sont détériorés. Si la base avait bénéficié de facultés autoréparatrices et disposé des pièces de rechange adéquates, elle serait en parfait état de marche aujourd’hui. »

Il marqua un temps d’arrêt, comme pour vérifier le fil de son discours, puis posa son regard sur Colin.

« Je conclurai là mon rapport, commandant. Si quelqu’un veut approfondir le sujet, des informations détaillées sont disponibles dans la banque de données.

— Merci. » MacIntyre pinça les lèvres pendant un instant, attendant des questions qui ne vinrent pas. Ses officiers se préparaient pour une deuxième salve de mauvaises nouvelles, songea-t-il avec sévérité.

« Lieutenant Cohanna ?

— Nous ne savons toujours pas comment ils s’y sont pris, mais nous sommes certains de ce qu’ils ont accompli. Je ne suis pas encore prête à accepter l’explication de Dahak, mais elle s’accorde avec les faits observés, à condition que les scientifiques de l’Empirium aient eu les moyens de mettre leur théorie en application.

» Pratiquement, on peut considérer cette arme comme une maladie mortelle pour tout organisme vivant. De façon évidente, il s’agissait d’un monstre au sens le plus propre du terme. Nous n’apprendrons peut-être jamais comment ce monstre est né, mais nous connaissons les conséquences de son action : la destruction inévitable de toute forme de vie croisant son chemin. Chacune des planètes contaminées a péri, mesdames et messieurs.

» Cependant (à l’instar de Colin, elle fit durer le silence pour appuyer ses propos), nous avons déterminé que le fléau avait une espérance de vie limitée. Et quelle qu’ait été son étendue, elle était inférieure au temps qui s’est écoulé depuis l’événement funeste. En guise de test, nous avons créé des habitats avec des plantes et du bétail tirés de nos propres secteurs hydroponiques et récréatifs. L’eau et la terre ont été prélevées partout sur la surface de Keerah par nos appareils téléguidés. Grâce aux enregistrements du gouverneur Yirthana, nous savons que l’incubation chez les mammifères a duré près de trente mois terrestres. Nous avons donc employé les techniques de guérison accélérée pour appliquer à nos biotopes un cycle de quarante-cinq mois, sans aucune manifestation du germe pathogène. Je n’ai aucune intention de réintégrer les organismes en question dans les systèmes de survie de Dahak, bien entendu, mais je crois que l’expérience a été concluante : l’arme bio en elle-même a disparu. Du moins sur Keerah et, par extension, sur chacune des planètes infectées plus ou moins à la même époque.

» Voilà, commandant.

— Merci. » Colin redressa les épaules. Toute l’ampleur de ses responsabilités s’abattit soudain sur lui, et il parla à voix très basse. « Sur la base de ces rapports, je prends la décision de mettre immédiatement le cap sur Birhat et les quartiers généraux de la Spatiale. »

Quelqu’un inspira de façon très bruyante, et le visage de MacIntyre se tendit.

« Les découvertes effectuées ici rendent la survie de Birhat très peu probable, ce qui, malheureusement, ne change rien à la situation.

» Je ne sais pas ce qui nous attend là-bas, mais nous avons trois certitudes. Tout d’abord, si nous rentrons sur Terre sans renforts, la bataille est perdue d’avance. En deuxième lieu, les meilleures ressources militaires de l’Empirium – ou de l’Empire si vous préférez – se trouvent au commandement central de la Flotte. Enfin, la logique laisse supposer que le virus y sera aussi mort qu’ici. Eu égard à ces constatations, c’est à Birhat que nous aurons le plus de chances de trouver du matériel utilisable. Du matériel qui, selon toute probabilité, pourra être réactivé sans le moindre risque. Au pire, ce déplacement nous aura offert la meilleure opportunité de saisir l’ampleur réelle de la catastrophe.

» Nous quitterons Keerah dans douze heures. Entre-temps, je vous prie de poursuivre vos tâches respectives. Je serai dans mes quartiers en cas de besoin. »

Il se leva et perçut de la surprise sur bien des visages. Son auditoire venait de comprendre qu’il n’avait pas l’intention de débattre la question.

« Garde-à-vous ! » lança la voix posée de Dahak, et les officiers se levèrent.

Le commandant sortit en silence, se demandant si celles et ceux qui affichaient un air si étonné avaient saisi le pourquoi de son choix irrévocable.

La réponse était aussi simple qu’amère. En dernière instance, c’était à lui de décider, mais, s’il ouvrait la porte aux pourparlers, il leur faudrait porter à tous – ne serait-ce qu’indirectement – une part du fardeau. Et il ne le permettrait pas.

Il ignorait si la présence de Dahak serait nécessaire pour repousser l’assaut des éclaireurs achuultani, mais il espérait le contraire de tout son coeur. Car lui, Colin MacIntyre, avait choisi de poursuivre un vain espoir plutôt que de défendre son monde d’origine. Qu’il ait vu faux quant à l’évolution des travaux menés par Horus, et la Terre serait condamnée – indépendamment des découvertes faites à Birhat. Cette Terre qui, cela devenait de plus en plus évident, était peut-être la dernière planète de l’humanité à abriter la vie.

Et le fait que la pure logique l’avait fait opter pour Birhat pesait bien peu en regard de ce qu’il éprouvait à présent : la peur de s’être trompé dans ses estimations (où en était Horus de ses préparatifs ?) ; l’angoisse à l’idée que, si le commandement central de la Spatiale existait encore, il était peut-être dans le même état qu’Oméga trois, sénile et détérioré par le cours des siècles ; la terreur paralysante de porter la responsabilité de l’extinction de son espèce.

Il ne partagerait cette charge écrasante avec personne. Comment le pourrait-il ? Sur ce terrain, il était seul, et, tandis qu’il pénétrait dans le sas de transit, le commandant Colin MacIntyre, capitaine de la Flotte de guerre impériale, perçut enfin le terrible fardeau de son pouvoir.

 

La mousse souple et un rien humide caressa sa peau lorsqu’il s’allongea sur le dos pour scruter le ciel projeté. Il commençait à comprendre pourquoi l’Empirium avait mis à la disposition de ses capitaines de vaisseau tant de verdure et de fraîcheur. Il aurait pu profiter des espaces beaucoup plus vastes offerts par l’un des nombreux parcs, où des vents délicats balayaient les terrains « ouverts » sur plusieurs kilomètres carrés. Mais ce jardin était à lui. Ce petit coin privé, ce fragment de création, lui appartenait. Il lui dédiait sa vitalité apaisante et le doux chant des oiseaux quand la lourdeur qui accablait ses épaules se faisait trop pressante.

Il ferma les yeux, respira profondément, déploya ses sens augmentés. L’eau des fontaines l’éclaboussait et une brise légère l’effleurait, mais ces sensations ne faisaient que calmer sa peine, elles ne l’effaçaient pas.

Colin n’avait pas relevé l’heure de son arrivée. Combien de temps s’était-il écoulé ? Ses neurocapteurs vibrèrent.

Quelqu’un se trouvait derrière la porte. Il fut tenté de refuser l’accès, car la conscience de son acte était trop fraîche et douloureuse. Cette pensée l’effraya aussitôt. Il serait si facile de se retrancher dans une existence torturée, une vie digne d’un ermite… et ils n’arriveraient à Birhat que dans plus de six mois largement le temps de devenir fou pour un homme seul.

Il ouvrit le sas et la jeune femme entra dans son jardin secret. Elle contourna l’extrémité d’un fourré d’azalées et de lauriers, puis il ouvrit lentement les paupières.

« Ton coeur est troublé, mon Colin », dit-elle avec tendresse.

Il entreprit de lui expliquer mais perçut bien vite l’étincelle dans son regard. Elle savait. Un de ses officiers, au moins, comprenait exactement pourquoi il avait refusé qu’on discute sa décision.

« Oserois-je m’assire en ta compagnie ? » demanda-t-elle de son ton le plus doux, et Colin acquiesça du menton.

Elle enjamba le tapis de mousse avec la grâce féline et posée qui lui était si propre, droite et élancée dans son uniforme bleu nuit, grande pour une impériale, mais gracieuse. Ses cheveux noirs étincelants étaient attachés en arrière par la barrette ornée de pierres précieuses qu’elle portait le jour de leur première rencontre. Ce jour où il avait vu la haine dans ses prunelles. La haine pour ce qu’il avait fait, pour cette maladresse pleine d’assurance qui avait causé la mort de ses petites-nièces et de son petit-neveu adorés. Mais à l’époque elle abhorrait avant tout ce qu’il était. Cette menace de punition qu’il faisait peser sur son mutin de père, la perfection de sa bioaugmentation alors qu’elle devait se contenter de quelques misérables améliorations… Elle l’exécrait enfin parce que c’était lui – qui avait toujours ignoré l’existence de Dahak, qui n’avait jamais soupçonné le combat solitaire et désespéré que son peuple à elle menait contre Anu qui avait reçu le commandement du vaisseau dont elle avait été exilée en raison d’un crime que d’autres avaient commis.

Il y avait un tueur en Jiltanith. Il s’en était tout de suite aperçu. Le soulèvement d’Anu avait coûté à la jeune fille la mort de sa mère et la liberté des étoiles. Et les ruses interminables de cette guerre, le travail pénible que les siens avaient dû faire dans l’ombre, sur cette Terre, constituaient autant d’éclats de verre coincés dans sa gorge. Car c’était une combattante, une guerrière qui croyait à la lutte ouverte. Ces longues années d’agonie avaient laissé d’obscurs vestiges au plus profond d’elle-même. Au-delà de tout ce qu’il pourrait jamais espérer devenir, elle était à même d’apporter la mort et la destruction, incapable de crier grâce comme d’envisager la clémence.

Mais à présent ses yeux étaient dépourvus de haine. Ils brillaient d’une lumière affable et sereine sous le soleil de l’atrium, leur immensité abyssale reflétait une quiétude minérale. Colin s’était habitué à l’apparence des impériaux, mais en ce moment l’étrangeté subtile de sa beauté le frappait de plein fouet. Elle était née avant que le premier de ses ancêtres terriens eût foulé le sol d’une grotte pour échapper aux intempéries. Pourtant, la jeunesse coulait dans ses veines. Elle était deux fois plus âgée que lui, voire davantage, mais tous deux n’étaient que des enfants à l’horloge de leurs organismes augmentés. Elle savourait le printemps de sa vie, un printemps que ses nombreuses années rendaient d’autant plus précieux et parfait. Et les pupilles de Colin brûlaient de mille feux.

Voilà l’enjeu de notre bataille, songea-t-il. Cette femme enfant qui avait vécu et souffert bien plus que lui conférait tout son sens à leur combat. Elle était le symbole de l’humanité, l’avatar de toutes ses faiblesses et le noyau dur de toute sa force. Il désirait tendre la main pour la frôler, mais elle incarnait le mythe de la vierge guerrière, son emblème, et le poids de sa décision reposait sur lui seul. Il était impur.

« Oh, mon Colin, murmura-t-elle, plongée dans son regard las et torturé, tu as certes endossé bien lourd fardeau. »

Il pressa les mains de part et d’autre de son corps, empoignant au passage des touffes d’herbe moite sans répondre. Puis un sanglot lui noua la gorge.

Elle s’approcha, lentement, avec prudence, comme un chasseur devant une bête sauvage prise au piège, puis tomba à genoux à ses côtés. Une main délicate, mince et finement ciselée, fragile seulement en apparence, toucha son épaule.

« Jadis, en une existence que mon souvenir retrace avec peine, j’enviai ta personne. Ouy-da, l’enviai et la détestai, car destin t’avait octroyé un trésor sans que rien ne demandas, trésor que moy-mesme convoitais plus que toust au monde. T’eusse occis pour m’assurer ton privilège. Savais-tu donc cela ? »

Il hocha la tête par saccades, et elle sourit.

« Nonobstant ce savoir, me nommas à la succession de ton commandement, car ton oeil voyait plus clair que le mien. Ce fut une heureuse fortune, peut-être, qui t’amena sur le pont du bon Dahak, toutesfois t’es désormais prouvé digne de fouler ses ponts. Et en ce jour dasvantage que jamais. »

Elle lui caressa les épaules puis descendit jusqu’à sa poitrine. Sa paume couvrait les battements à la fois paresseux et puissants de son coeur bioamélioré, et il trembla comme un garçonnet apeuré. Mais ces doigts apaisaient son étrange épouvante.

« N’es pourtant poinct trempé d’acier de combat, mon doux Colin, mais bien de chair et de sang malgré ces moult implants, quelles que soient les exigences de ton devoir. »

Elle se coucha sans hâte et posa la tête sur sa propre paume. La chevelure satinée taquina la joue de Colin, et ce contact mit ses sens augmentés à l’agonie. Des larmes apparurent au coin de ses yeux. Une partie de lui-même maudissait sa faiblesse tandis qu’une autre bénissait Jiltanith pour la lui avoir révélée. Le sanglot contenu éclata enfin, et la jeune femme émit un son berceur et réconfortant.

« Ouy-da, tu es fait de chair et de sang, bien que nostre commandant à tous. Ne l’oublie pas, car tu n’es poinct Dahak : ton humanité s’avère ton fléau, l’épée qui puet te blesser. » Elle se redressa. Il perçut ses larmes et effleura sa crinière de jais de ses doigts tachés de vert.

« Néanmoins toute blessure trouve guérison, dit-elle en souriant, et, toust comme toy, ne suis qu’humaine. » Elle se pencha sur lui. Sa bouche avait le goût salé de leurs pleurs mêlés. Il l’attira plus près de lui et prit appui sur un coude tandis que le superbe visage se fendait d’un nouveau sourire.

« Te rencontrer feut mon salut, lâcha-t-elle à son amant, les doigts perdus dans ses cheveux roux pâle en bataille. À présent laisse-moi estre tienne, puisque certes le suis comme tu es mien. Jamais ne l’oublie, mon tendre amour, car il en sera toujours ainsy. »

Puis elle l’amena vers elle pour un nouveau baiser.

 

L’ordinateur nommé Dahak débrancha les capteurs des quartiers du commandant avec une profonde gratitude teintée de mélancolie. Il avait beaucoup progressé dans l’art de comprendre les lointains descendants de ses créateurs. Ces héritiers à l’existence si brève, au manque de logique exaspérant, ces individus parfois ineptes, mais toujours inventifs et intrépides. Plus qu’aucun de ses semblables électroniques, il avait appris à concevoir les émotions humaines, car il en était venu à éprouver bon nombre d’entre elles. Le respect. L’amitié. L’espoir. Même l’amour, à sa façon. Il savait que sa présence mettrait Colin et Jiltanith mal à l’aise – si d’aventure il leur prenait l’envie de vérifier. Il ne saisissait pas tout à fait les raisons de cette pudeur mais, par amitié, il les laissait seuls.

Il poussa l’équivalent informatique d’un soupir à l’idée qu’il n’appréhenderait jamais le subtil mystère dans lequel cet homme et cette femme venaient de s’envelopper. Ce qui ne l’empêchait pas de percevoir son importance ni d’éprouver une immense reconnaissance envers sa nouvelle amie ’Tanni qui faisait preuve de compassion et d’amour à l’égard de son premier ami Colin.

Maintenant qu’ils étaient occupés, songea le cerveau artificiel, il pouvait tourner une partie de son attention – cette parcelle de conscience consacrée en permanence aux besoins et aux désirs de son capitaine – vers un autre problème. Les dépêches encodées du vaisseau coursier Cordan l’intriguaient encore.

Son dernier algorithme avait lamentablement échoué, bien qu’il eût finalement réussi à fractionner l’amas d’informations en réduisant les messages à des séries de symboles. Malheureusement, ceux-ci étaient dépourvus de sens. Sans doute valait-il la peine de mettre au point un nouveau sous-programme de substitution de valeurs. Mais pourquoi l’analyse structurelle démontrait-elle que le système de permutation était pratiquement aléatoire ? Intéressant. Peut-être la quantité de signes était-elle immense. Le cas échéant, ces derniers n’étaient arbitraires qu’en apparence, et il devait donc exister une méthode pour les décrypter…

L’IA se plongea avec délice dans la résolution de ce problème palpitant, monopolisant pour ce faire une simple fraction de ses capacités. Pendant ce temps, chaque recoin de son gigantesque organisme de vaisseau interstellaire vibrait et frémissait au rythme de sa conscience.

Enfin, presque chaque recoin. Quelque part, deux êtres humains très spéciaux savouraient une totale intimité, d’autant plus précieuse qu’ils ignoraient qu’elle leur avait été accordée de bon coeur.