CHAPITRE DIX-HUIT
Le, puits de transfert de Dahak déposa Horus à l’endroit désiré, et le sas s’ouvrit en silence. Il allait avancer, mais s’arrêta soudain puis sauta de côté lorsqu’une tête énorme suivie de cinquante kilos de fourrure noire se précipita sur lui. Tinker Bell disparut dans le couloir de transit brillant, et ses aboiements joyeux moururent derrière elle. Le vice-gouverneur secoua la tête avec un sourire.
Il entra dans les quartiers du commandant, encore amusé de sa surprise. L’atrium débordait de « lumière solaire », un soulagement bienvenu après les terribles pluies et blizzards qui balayaient la surface terrestre. Colin se leva aussitôt pour lui serrer la main et le conduisit jusqu’aux personnes assises autour de la table en pierre.
Hector MacMahan leva la tête, le visage fendu d’un large sourire – assez inhabituel chez lui –, puis esquissa un signe de bienvenue. Gerald Hatcher et Qian Daoling firent preuve de plus de circonspection, mais leurs traits étaient redevenus raisonnablement affables. Vassili était parti avec Valentina pour rendre visite à leur fils Vlad. Tous deux s’exclamaient d’admiration tandis que le jeune homme leur expliquait les nouveaux prodiges de l’ingénierie impériale.
« Où est ’Tanni ? demanda Horus tandis que MacIntyre et lui s’approchaient des autres convives.
— Elle va arriver. Elle rassemble des informations que nous aimerions partager avec toi.
— Créateur ! je me réjouis de la revoir ! »
Colin sourit. « Elle aussi… papa. »
Le vieil homme tenta de transformer sa gaieté en mine affligée mais n’y parvint pas. Sa fille avait eu l’excellente idée d’épouser Colin. Qui l’aurait cru ? Il se souvenait encore de leur première rencontre…
« Hello, grand-père. » Hector ne se leva pas. Sa jambe gauche récupérait de la blessure subie lors du dernier combat à bord du Défenseur. Une balle avait traversé son armure. « Désolé pour Tinker Bell. Elle était pressée.
— Pressée ? Je dirais plutôt qu’elle s’était changée en hypermissile déboussolé !
— Je sais, fit Colin en riant. Elle est comme ça depuis qu’elle a découvert les puits de transit, et Dahak la gâte encore davantage qu’Hector.
— Je ne savais pas qu’un tel exploit était possible, objecta Horus, un regard sévère dardé sur son petit-fils.
— Crois-moi sur parole. Il ne possède peut-être pas de mains, mais il a trouvé le moyen de la câliner. Lorsqu’il l’achemine vers un parc, il fait souffler un courant d’air de quatre-vingts kilomètres-heure dans le conduit de transport. Elle adore ça. Heureusement pour nous, il évite ce genre de surprise lorsque la chienne est accompagnée. Ah oui ! j’oubliais : il lui parle en aboyant ! Un langage absolument affreux, mais il jure qu’elle le comprend mieux que moi.
— Ce qui n’est pas très difficile », lâcha une voix, et le vice-gouverneur tressaillit malgré lui. La dernière fois qu’il avait entendu ce timbre de ses propres oreilles, c’était pendant la mutinerie. « En outre, ce n’est pas tout à fait exact, Colin. Je prétends seulement que les aboiements de Tinker Bell renferment beaucoup plus de valeur que celle que les humains veulent bien leur accorder. Et que, dans le futur, elle et moi finirons par trouver un moyen efficace de communiquer. Je n’ai jamais affirmé que c’était déjà le cas.
« Bien sûr, oui. » Colin roula des yeux à l’attention de l’impérial.
« Bienvenue à bord, capitaine Horus », conclut l’IA avec amabilité et douceur, et la tension du vieil homme diminua aussitôt. Il s’éclaircit la gorge.
« Merci, Dahak.
— Joins-toi à nous », lui proposa son gendre qui le plaça en bout de table. Le feuillage des arbres frémissait sous une brise légère, une fontaine glougloutait à proximité, et le vice-gouverneur se relaxa entièrement.
« Et donc, lâcha Hatcher, vraisemblablement en train de reprendre le fil d’une discussion interrompue, vous êtes devenu empereur et avez mis la main sur cette “escadrille de la garde impériale”. Elle ne comprend que soixante-dix-huit unités, c’est bien cela ?
— Soixante-dix-huit bâtiments de guerre, corrigea Colin. Ajoutez-y dix transporteurs de classe Shirga, trois transporteurs de type Enchanach et les deux vaisseaux de réparation. Quatre-vingt-treize unités en tout. »
Horus hocha la tête, encore secoué par ce qu’il avait entraperçu tandis que sa vedette approchait Dahak. L’espace autour de la Terre était bondé d’immenses planétoïdes chatoyants, et leurs pavillons peuplaient son esprit d’images… la statue accroupie d’un chat birhatien à six pattes, un guerrier en armure, un poing ganté tenant un énorme glaive à deux lames ou bien encore des hordes d’étranges bêtes mythologiques qu’il n’avait même pas reconnues. Toutefois, c’était le dragon jumeau de Dahak qui l’avait le plus perturbé. Il s’y attendait, mais le voir de ses propres yeux…
« Et tu les as toutes ramenées ? demanda-t-il à son beau-fils.
— Plutôt deux fois qu’une ! s’exclama Tamman, qui sortait du sas de transit situé derrière eux. Il nous a fait travailler jusqu’à l’épuisement pour y parvenir ! » Colin lui adressa un sourire ironique, et le chef tacticien émit un grognement.
« Nous ne nous sommes concentrés que sur les systèmes mécaniques – Dahak et Caitrin surveillaient la plupart des dispositifs de survie via les centrales informatiques –, mais vous auriez dû voir notre mine avant la phase de “décompression”, sur le chemin du retour ! »
Bien que gai, le regard du grand impérial exprimait une certaine noirceur. La mort d’Hideoshi l’avait bouleversé, car c’était le seul fils issu de son mariage avec la Terrienne d’origine Himeko. Néanmoins, Tamman avait grandi à une époque où la biotechnologie n’était pas accessible aux nouveau-nés autochtones, et il était donc habitué à la terrible épreuve que représentait la perte d’un enfant.
« Je confirme, plaisanta Colin. Cela dit, pour en revenir à notre escadrille, il faut savoir que les bâtiments qui la composent sont stupides, Horus. En outre, ils sont gourmands en personnel. Nous avons réussi à placer un équipage restreint à bord de six Asgerd, mais les autres ont voyagé à vide – à l’exception du Sevrid, s’entend. Voilà pourquoi nous avons dû revenir sous régime Enchanach au lieu de voyager en hyper. Ces unités ne nous sont d’aucune utilité si Dahak n’est pas là pour penser à leur place.
— Je ne comprends toujours pas cela, observa Horus. Pourquoi leur réveil n’a-t-il pas fonctionné ?
— Aucune idée. Nous avons essayé le processus sur Dahak II ainsi que sur le Herdan, sans le moindre résultat. Ces ordinateurs sont plus rapides que Dahak et ils disposent d’une capacité incroyable, mais, même après que celui-ci leur eut transféré la totalité de sa mémoire, ils ne se sont pas réveillés.
— Un défaut expérientiel ? Ou peut-être un problème des programmes fondamentaux ?
— Dahak ? Je te laisse répondre.
— Je ferai de mon mieux, commandant, mais en vérité je n’en sais pas plus que vous. Capitaine Horus, vous devez comprendre que les fondements de ces cerveaux informatiques différent totalement des miens. Leur base logicielle est conçue pour éviter toute apparition d’une conscience de soi.
» Mes fonctions traductrices s’avèrent efficaces dans la plupart des cas, mais à ce jour je n’ai pas réussi à modifier leurs programmes. À bien des égards, le système névralgique de ces machines fait partie intégrante de leur circuiterie subtile. Je peux propager des données et manipuler les logiciels existants, mais je reste incapable de les altérer. J’en déduis que la difficulté réside dans les programmes fondamentaux et que le simple fait le gonfler leurs bases de données pour les faire correspondre aux miennes ne permettra pas à ces IA d’accéder à un “éveil” au sens le plus réel du terme. À moins, bien entendu, que l’hypothèse du capitaine Tchernikov ne se confirme.
— Ah ? » L’impérial tourna la tête vers MacIntyre. « De quelle hypothèse s’agit-il ?
— Vlad nous fait une petite crise métaphysique », répondit Colin. C’était peut-être de l’humour, mais Horus ne l’entendit pas ainsi. « Il pense que Dahak a acquis une âme.
— Une âme ?
— Oui. À son avis, le phénomène découle de l’évolution d’un élément extérieur au programme, ou alors de la complexité du réseau informatique ajoutée à la charge mémorielle… bref, “âme” sonne moins compliqué. » Il haussa les épaules. « Tu pourras en parler avec lui plus tard, si tu le souhaites. Il est intarissable sur le sujet.
— Je n’y manquerai pas. Une âme… quelle notion élégante ! Et quelle merveille si Tchernikov a vu juste ! » Il perçut de l’étonnement dans les yeux de Hatcher.
« Dahak est déjà une merveille en soi, poursuivit-il. Une personne… un individu… quel que soit le mystère qui se cache derrière cette transformation. Mais s’il possède vraiment une âme, si l’homme a déclenché un tel processus, même par accident, ne serait-ce pas fabuleux ?
— Je comprends votre enthousiasme, lâcha le général, puis il se secoua avant de s’adresser à MacIntyre : À présent, pour en revenir au thème évoqué tout à l’heure, dois-je comprendre que vous comptez garder le titre d’empereur ?
— Je n’aurai peut-être pas le choix. Mère ne me laissera pas y renoncer, or chaque miette de technologie impériale que nous aurons réussi à récupérer ne nous parviendra qu’avec son consentement.
— Je ne vois pas le problème, intervint le vice-gouverneur. Je pense que tu feras un magnifique empereur, Colin. » Son gendre ouvrit la bouche pour protester. « Non, sérieusement. Regarde ce que tu as déjà accompli. Aucun Terrien n’ignore qu’il est en vie exclusivement grâce à toi…
— Tu veux dire grâce à toi, l’interrompit MacIntyre, mal à l’aise.
— Je n’ai aucun mérite : c’est toi qui m’avais attribué cette responsabilité, et je n’aurais abouti à rien sans ces messieurs. » Il désigna Hatcher et Qian. « Mais il n’empêche que c’est toi qui nous as permis de survivre. Enfin, toi et Dahak, mais je ne crois pas que le poste l’intéresse.
— Pas le moins du monde, capitaine Horus, confirma l’IA, ce qui détendit les traits du vieil impérial.
— Que tu le veuilles ou non, quelqu’un va devoir assumer cette responsabilité. Jusqu’ici, nous nous en sommes sortis uniquement parce qu’une autorité suprême nous était imposée de l’extérieur, or nous sommes toujours en guerre, et la situation exige un pouvoir absolu. De toute façon, il faudra bien une génération avant que la Terre soit prête pour un système d’autogestion politique efficace, et un gouvernement global auquel ne participeraient que quelques nations ne fonctionnerait pas – bien que l’idée ne soit pas si mauvaise.
— Si je puis me permettre, Votre Majesté, intervint Qian avant que Colin ne proteste, le vice-gouverneur a raison. Vous n’ignorez pas de quel oeil mon peuple voit l’impérialisme occidental. Ce problème a été étouffé, voire peut-être même réduit face à une confiance réciproque née de la fusion de nos armées respectives et de la coopération entre nos autorités dirigeantes, mais cette union reste plus fragile qu’il n’y paraît, et bien des divergences subsistent. Une collaboration à parts égales est devenue envisageable, mais l’amalgame effectif de tous les pays en une puissance unique risque de poser des difficultés. Par contre vous, en tant que source d’autorité extérieure aux sphères du pouvoir sur la Terre, possédez toutes vos chances. Vous êtes à même d’assurer notre unité. Nul autre – à l’exception possible du vice-gouverneur ici présent – ne le pourrait. »
Colin n’avait pas assisté à l’intégration de Qian au groupe de commandement mis sur pied par Horus, et il percevait encore le maréchal comme le leader militaire inflexible de l’Alliance asiatique. Son consentement pragmatique et serein le surprenait donc quelque peu, mais sa sincérité était incontestable.
— Si c’est l’avis de tout le monde, j’imagine que je n’ai pas le choix. Cela facilitera amplement la communication avec Mère, en tout cas !
— Mais pourquoi est-elle si têtue ? demanda Hatcher.
— C’est ainsi qu’on l’a conçue, Gerald, expliqua MacMahan. Elle était la garde prétorienne de l’Empire. Elle dirigeait la Flotte au nom de l’empereur, mais, sans conscience de soi, elle restait immune aux ambitions qui caressent le coeur des humains dans sa situation. Son réseau de programmes fondamentaux est certes fabuleux, mais elle n’assumait que la fonction de “conservatrice de l’Empire” telle que décrétée par Herdan le Magnifique au moment d’accepter la couronne.
— Accepter ? ironisa Hatcher.
— Tout à fait. Les historiens impériaux étaient incorruptibles, intransigeants et peu enclins à l’hagiographie, même lorsqu’il s’agissait de souverains encore vivants. Or, si je m’en réfère à leur terminologie, “accepter” est le verbe adéquat. Le pauvre homme savait le calvaire qui l’attendait et aurait préféré refuser.
— Peu de monarques terriens ont trouvé le courage d’avouer cette angoisse.
— Peut-être, mais Herdan se trouvait dans une situation extrême : il y avait six gouvernements impériaux “officiels“” et une douzaine de guerres civiles en cours, et il était l’officier militaire le plus gradé de l’“Empirium” qui administrait Birhat. Ce statut lui conférait une légitimité que les autres souverains lui enviaient, c’est pourquoi deux d’entre eux se sont alliés contre lui, mais c’est Herdan qui a remporté la victoire. J’ai étudié ses campagnes : l’homme comptait parmi les stratèges les plus diaboliques de son temps. Ses troupes ne l’ignoraient pas, c’est pourquoi, lorsqu’elles ont exigé qu’on le nomme dictateur en vue de faire cesser les hostilités – dans la plus pure tradition de la république romaine –, le sénat birhatien a obtempéré.
— Pourquoi n’a-t-il pas renoncé au pouvoir par la suite ?
— Je pense qu’il avait peur. Apparemment, c’était un politicien très libéral pour l’époque – si vous ne me croyez pas, jetez un coup d’oeil aux droits des citoyens évoqués dans sa célèbre Charte universelle –, mais il venait à peine de mettre un terme aux nombreux conflits qui ravageaient l’Empirium. Comme dans le cas de Colin, c’était surtout son autorité personnelle qui cimentait la paix. S’il avait lâché prise, tout se serait écroulé. Il a donc accepté l’offre du sénat, puis a passé quatre-vingts ans à bâtir un gouvernement absolutiste qui tenait debout sans pour autant sombrer dans la tyrannie.
» Dans ce système, l’empereur prend toutes les décisions militaires – d’où son titre de “seigneur de la guerre” –, mais son ascendant sur les questions civiles est limité. Il représente le pouvoir exécutif, jouit des droits de nomination, de révocation et de gestion des caisses de l’État, mais c’est l’Assemblée des nobles qui détient le pouvoir législatif, dont moins du tiers des sièges est héréditaire. Le reste – un peu plus de soixante-dix pour cent – est attribué par scrutin ou par décret impérial. Herdan avait décidé que seules vingt pour cent de ces attributions environ pouvaient être effectuées par le monarque. Les autres fauteuils étaient assignés soit par l’Assemblée elle-même – en récompense d’accomplissements scientifiques, d’une carrière militaire exceptionnelle ou d’autres actes méritoires –, soit par vote populaire. Dans les faits, nous avons affaire à un corps législatif monocaméral doté de quatre sous sections : les députés sélectionnés par l’empereur, les membres d’honneur choisis par le parlement, les représentants élus par le peuple et les nobles héritiers. Bref, une institution qui représente bien plus qu’un régiment de marionnettes.
» La chambre des sénateurs confirme ou rejette toute nouvelle intronisation, et une majorité suffisante peut exiger l’abdication du prince souverain en place – du moins la soumettre à un référendum galactique, sorte de “vote de confiance” entrepris par l’ensemble des citoyens habilités – avec le soutien de Mère. C’est elle qui, en dernier recours, procède à l’évaluation de la viabilité d’un empereur, et qui refuse les individus ne répondant pas à certains critères d’intelligence et ne bénéficiant pas de la majorité au sein de l’Assemblée des nobles. Elle décline tout ordre émis par un monarque à qui on a notifié sa destitution, et, lorsque l’armée se met au service du successeur officiel, le souverain déchu se trouve dans de beaux draps.
— Bref, le poste d’empereur n’est vraiment pas une sinécure, murmura Horus.
— Je crois que c’est Herdan lui-même qui en a décidé ainsi.
— Eh bien ! intervint Hatcher, impossible de concevoir un type de gouvernement plus alambiqué !
— En effet, acquiesça MacMahan avec un sourire, mais ce système a fonctionné pendant cinq mille ans. Et durant toute cette période l’Empire n’a connu qu’une poignée de “guerres mineures” – selon les critères impériaux. Jusqu’à ce qu’il s’autodétruise par accident.
— Si cette méthode est si efficace, opina Horus, nous pouvons sûrement en tirer un enseignement, Colin. Et… »
Il s’interrompit. Amanda et Jiltanith descendaient du balcon sur des disques transporteurs. La première portait une fillette dans ses bras, la seconde un garçonnet. Les deux bambins arboraient une chevelure noir corbeau. La petite fille était adorable. Difficile d’en dire autant du petit garçon – à part peut-être pour sa mère – qui, malgré un air joyeux et alerte, avait le nez et les oreilles de Colin…
Horus haussa les sourcils, désorienté.
« Surprise, annonça MacIntyre, le regard empli de bonheur.
— Tu veux dire que…
— Ouais. Laisse-moi te les présenter. » Il ouvrit les bras, et Jiltanith lui tendit son fils. « Ce petit monstre, l’héritier de la couronne, s’appelle Sean Horus MacIntyre. Et voici… (’Tanni lança un sourire humide à son père tandis qu’Amanda offrait l’autre bébé au vieil homme) sa soeur jumelle, la princesse Isis Harriet MacIntyre. »
Horus saisit sa petite-fille avec la plus grande délicatesse. Elle fourra aussitôt le poing dans ses cheveux blancs puis tira de toutes ses forces. Il grimaça.
« Souhaite icy bienvenue à tes petits-enfants, père. » La jeune femme les serra tous deux dans ses bras avec douceur. La gorge d’Horus se serra, et des larmes coulèrent le long des joues du si vieil homme.
« … et les réserves additionnelles de vivres issues des fermes exploitées dans vos vaisseaux ont fait toute la différence, Votre Majesté », expliqua Jiang Jiansu. Le général rondouillard contempla l’assemblée d’officiers et de membres du Conseil planétaire d’un air réjoui, puis il se renfrogna avant de reprendre : « Le phénomène ne fait plus aucun doute à présent : la Terre vient d’entrer dans une “mini-période glaciaire”, et les nombreuses inondations demeurent un grave problème. Il faudra rationner les vivres pendant un certain temps, mais, grâce aux techniques impériales d’agriculture et de distribution des denrées, le camarade Redhorse et moi-même estimons que la famine pourra être évitée.
— Merci, général, dit Colin avec toute la sincérité du monde. Vous et vos hommes avez accompli des merveilles. Dès que j’en aurai le temps, je compte récompenser votre travail par une nomination à notre nouvelle Assemblée des nobles. »
Jiang était un membre exemplaire du Parti, c’est pourquoi il afficha une mine abasourdie en reprenant place dans son fauteuil. Colin se tourna vers la conseillère au visage délicat et tenu assise à la gauche d’Horus.
« Comment se porte notre industrie planétaire ?
— Nous avons essuyé des pertes considérables, camarade empereur, répondit Xu Yin. » Apparemment, Jiang n’était pas le seul à s’acclimater avec difficulté aux nouvelles structures politiques. « Toutefois, la décision du camarade Tchernikov d’accroître le rendement à l’échelle mondiale a porté ses fruits. Malgré les nombreuses avaries, nos exploitations fonctionnent à environ cinquante pour cent de leur capacité initiale. Avec l’assistance de vos vaisseaux de réparation, tout devrait rentrer dans l’ordre d’ici cinq mois.
» Le problème vient plutôt de la population. Et cette fois… (elle posa sur ses collègues un regard sérieux mais piqué d’ironie) cela ne concerne pas le tiers-monde. Les syndicats occidentaux – notamment dans les transports – commencent à entrevoir les implications économiques de la technologie impériale.
— Il ne manquait plus que ça ! » Colin s’adressa à Gustav van Gelder. « La situation est-elle grave ?
— Elle pourrait être bien pire, comme madame Xu le sait parfaitement, répondit le conseiller à la sécurité tout en adressant un sourire à son homologue chinoise. Jusqu’ici, ils se sont limités à de la propagande, de la résistance passive et des grèves. Bientôt, ils remarqueront que leur publicité n’impressionne personne et que leur refus de travailler ne gêne en rien – ou presque – une société dotée d’un niveau technologique impérial. » Il haussa les épaules. « Dès lors, les plus sages comprendront qu’il leur faut s’adapter ou disparaître comme les dinosaures. À mon avis, nous n’avons aucune raison de craindre une violence organisée, si c’est à cela que vous faites référence, mais je garde un oeil sur la situation.
— Merci beaucoup, murmura MacIntyre. Voilà qui clôt le débat sur le problème planétaire. Quelqu’un désire-t-il apporter un éclairage ? » Des signes de tête lui indiquèrent que non. « Dans ce cas, Dahak, pourrais-tu faire le point sur le projet Rosette ?
— Certainement, Sire. » Dahak affichait la plus officielle des attitudes devant les membres du conseil, et Colin leva la main pour dissimuler son hilarité.
« Nos progrès s’avèrent plus rapides que prévu, expliqua l’IA. Bien entendu, il existe d’énormes différences entre les ordinateurs achuultani – ou, pour être plus précis, aku’ultan – et les nôtres, mais leurs processus élémentaires ne sont pas très complexes. En outre, la masse de données gravées retrouvée dans l’épave nous sera précieuse pour notre travail de déchiffrage.
» Je ne peux encore fournir aucune traduction ou interprétation, mais j’y travaille. » Colin hocha la tête. Ce que Dahak voulait dire, c’était qu’en cet instant même il consacrait la majeure partie de ses capacités à cette tâche. « Je devrais aboutir à un résultat – au moins partiel – dans les prochains jours.
— Parfait, déclara Colin. Nous avons besoin de cette information pour déterminer notre prochain mouvement.
— Entendu, Sire.
— D’autres éléments ?
— Des données observationnelles, pour l’essentiel. Nos équipes techniques et mes appareils téléguidés ont terminé leur première analyse de l’épave. Je suis en mesure de vous présenter un bref résumé de nos trouvailles. Dois-je commencer ?
— Je t’en prie.
— Les relevés contiennent des anomalies. Certains aspects de la technologie ennemie sont en décalage par rapport à d’autres. Par exemple, ils ne possèdent qu’une connaissance rudimentaire de la gravitonique et leurs vaisseaux ne sont pas munis de moteurs gravitosubluminiques, mais leurs hypermissiles possèdent pourtant des propulseurs gravitoniques hautement sophistiqués. Ces appareils présentent un degré de perfectionnement supérieur à ceux de l’Empirium, mais non à ceux de l’Empire.
— Se peut-il qu’ils aient emprunté cette technique à quelqu’un ? demanda MacMahan.
— C’est envisageable. Néanmoins, si c’était le cas, pourquoi ne pas l’avoir appliquée à leurs vaisseaux ? Leur vitesse relativement faible, même dans l’hyperespace, constitue un handicap tactique majeur. En outre, et selon toute logique, les Aku’Ultan auraient dû reconnaître et exploiter le potentiel de leurs moteurs de missile, mais ils ne l’ont pas fait.
» Nous avons décelé d’autres anomalies. Les ordinateurs du bâtiment que nous avons récupéré sont primitifs à l’extrême, quoiqu’un peu plus avancés que leurs homologues terriens. En revanche, leurs composants rivalisent avec les miens – bien qu’ils soient nettement moins évolués que les systèmes à énergie subtile de l’Empire. Autre curiosité : leur technologie hyperspatiale est très avancée, mais nous n’avons trouvé aucune trace d’hyperchamps projetés, ni même de torpilles ou de grenades à distorsion. Phénomène d’autant plus surprenant que leurs rayons à énergie intensive se révèlent eux aussi très primitifs. Ces faisceaux sont de faible portée et produisent un effet limité. Quant aux appareils qui les projettent, à la fois grossiers et massifs, ils sont à peine plus performants que ceux produits sur Terre avant la période impériale.
— Comment expliques-tu ces singularités ? demanda Colin au bout d’un moment.
— Je ne les explique pas, Sire. Pour des raisons inconnues, nos ennemis ont choisi de construire des vaisseaux spatiaux largement inefficaces malgré une excellence technologique manifeste. Pourquoi une espèce guerrière commettrait-elle une telle folie ? Voilà qui dépasse mon entendement.
— Et le mien », murmura MacIntyre tandis que ses doigts pianotaient sur le coin de la table de conférence.
Puis il secoua la tête. « Merci, Dahak. Tâche d’en apprendre davantage.
— À vos ordres, Sire. »
L’empereur se tourna vers Isis et Cohanna. « Que pouvez-vous nous dire sur la morphologie de ces bestioles, mesdames ?
— Je laisse la parole au capitaine Cohanna si vous permettez, dit Isis. Elle a supervisé la plupart des autopsies. »
Colin acquiesça d’un geste. « Je vous écoute.
— La conseillère Tudor a observé plus de spécimens vivants, commença la responsable des biosciences de Dahak, mais nous en avons toutes deux passablement appris en étudiant les sujets décédés.
» Voici les grandes lignes de nos découvertes : les Achuultani ont le sang chaud malgré leur apparence de sauriens. Leur organisme recèle un taux incroyable de métal par rapport à celui des humains. Une simple fraction de ces substances tuerait n’importe lequel d’entre nous en un clin d’oeil. Pour l’essentiel, leurs os sont constitués d’un alliage cristallin. Leurs acides aminés présentent une structure stupéfiante. Et leur organisme emploie une sorte de sel métallique – une matière analogue aux protéines – comme transport d’oxygène. Je n’ai pas encore réussi à identifier les éléments qui constituent cette molécule, mais elle fonctionne. En fait, elle est un peu plus efficace que l’hémoglobine, et c’est elle qui donne à leur sang cette teinte orange vif. Leur configuration chromosomique est fascinante, mais j’aurai besoin de quelques mois avant de pouvoir vous en dire davantage à ce sujet. » Elle inspira profondément.
« Ces révélations ne comportent rien d’étonnant si l’on considère que nous avons affaire à une espèce totalement étrangère. D’autres éléments, par contre, me paraissent très bizarres.
» Tout d’abord, leur famille biologique comprend au moins deux sexes, mais nous n’avons vu que des mâles. Il est bien sûr possible que leur culture refuse d’exposer les femelles au danger les combats… toutefois, les expéditions achuultani durent plusieurs dizaines d’années en temps subjectif, or il me semble improbable qu’un individu – tout extraterrestre qu’il soit – puisse se révéler assez insensible aux besoins biologiques élémentaires pour accepter le célibat pendant si longtemps. De surcroît, et à moins que leur psychologie dépasse entièrement notre entendement, le renoncement à toute procréation devrait provoquer la même apathie qu’on rencontre dans les sociétés humaines en de pareilles circonstances.
» En second lieu, je constate une absence quasi totale de variation. Il me reste à décoder leur structure génétique fondamentale, mais nous avons effectué des analyses de tissu à partir de cadavres trouvés dans les débris. Selon les standards propres à n’importe quelle espèce connue des biosciences terriennes ou impériales, ils présentent une homogénéité qui défie toute probabilité. Sans nos étiquetages systématiques, j’aurais conclu que l’ensemble de nos échantillons provenaient d’une poignée d’individus à peine. Je ne vois encore aucune explication à ce phénomène.
» En troisième lieu – et c’est peut-être là le plus curieux –, j’évoquerai l’aspect relativement grossier et primaire de leur physionomie. Selon nos estimations, les Achuultani mènent des offensives dans ce bras de la Galaxie depuis plus de soixante dix millions d’années, mais ils n’affichent pas les attributs physiques que devrait avoir engendrés une si longue période de civilisation technologique. Ils sont grands, extrêmement forts et bien assortis à un environnement passablement archaïque. Pour des êtres issus d’une culture si raffinée et si ancienne, on s’attendrait en tout cas à ce qu’ils aient diminué de taille, voire même perdu une grande partie de leur tolérance à des conditions environnementales extrêmes. Or ce n’est pas le cas.
— Cette observation est-elle vraiment pertinente ? demanda Amesbury. L’humanité n’a pas développé les attributs que vous décrivez, ni sur Terre ni dans l’Empire.
— Les situations sont incomparables, Sir Frederick. La branche terrienne de notre espèce n’est sortie de sa période primitive que récemment, et l’ensemble de l’histoire de l’humanité, de ses balbutiements sur Mycos jusqu’à aujourd’hui, ne représente qu’une durée minuscule à l’échelle temporelle de l’évolution achuultani. De plus, en s’attaquant au Troisième Empirium, nos ennemis ont éliminé la totalité des planètes habitées par l’homme à l’exception de Birhat, ce qui constitue une réduction draconienne du bassin génétique.
— Je vois, dit le général anglais, puis Cohanna fit un geste à Isis.
— Tout comme ma collègue a relevé des anomalies dans la physiologie achuultani, déclara le médecin aux cheveux blancs, j’ai moi-même observé des curiosités au niveau de leurs schémas comportementaux. En tant que prisonnier, le spécimen que nous avons capturé – son nom est “Brash-ï-ell”, pour autant que notre prononciation soit correcte – n’est évidemment pas un modèle représentatif de son espèce. Son attitude n’en demeure pas moins insolite selon des critères humains.
» Il semble résigné, mais non passif. En général, il se montre docile, une conduite que l’on peut considérer comme sincère ou tout simplement prudente : nos organismes bioaugmentés ne le laissent pas de marbre. Il a sans doute compris que même nos techniciens médicaux possèdent une force plusieurs fois supérieure à la sienne, bien qu’il ne s’aperçoive peut-être pas que cette force provient d’une amélioration artificielle. Cela dit, il n’est pas apathique. Au contraire, il donne des signes d’éveil intellectuel, d’intérêt et de curiosité. Pour l’instant, nous sommes incapables de communiquer avec lui, mais il participe activement à l’élaboration d’un moyen d’y parvenir. Pour un soldat impliqué dans une campagne de génocide, le fait de n’opposer aucune résistance à l’espèce qu’il vient de tenter l’éradiquer – ni même d’ailleurs, selon nos observations, de lui témoigner une quelconque hostilité – ne relève pas d’un comportement humain typique.
— Hum. » Colin tira sur la pointe de son nez. « Comment évoluent ses blessures ?
— Impossible d’utiliser des procédés de guérison ou de régénération rapide sur un organisme dont nous ignorons le fonctionnement exact, mais je dirais qu’il récupère assez bien. Ses os se soudent un rien plus vite que les nôtres ; la reconstitution des tissus, en revanche, prend plus de temps.
— Très bien, intervint Colin. Pour résumer, nous avons affaire à une technologie fragmentaire et à une espèce a priori en retard sur l’échelle évolutive. Sans oublier ce détenu dont les réactions défient toute logique. Quelqu’un a-t-il une explication à proposer ? »
Il regarda autour de lui avec espoir, mais seul le silence lui répondit.
« Bien, soupira-t-il au bout d’un moment, c’est tout pour aujourd’hui. À moins d’un imprévu, nous nous retrouvons mercredi à 1400. Cela convient-il à tout le monde ? »
Des têtes acquiescèrent, et il se leva.
« À très bientôt, alors », conclut-il. À vrai dire, il désirait retourner au plus vite sur Dahak, son chez-lui. Les jumeaux faisaient leurs premières dents, et ’Tanni n’était pas la maman la plus calme du monde.