CHAPITRE DEUX

 

 

Le vice-gouverneur Horus, ancien commandant du bâtiment de guerre subluminique Nergal saisi par les mutins et actuel vice-roi de la Terre, lâcha un juron bien senti et suça son pouce blessé.

Il laissa retomber sa main et observa les débris d’un air revêche. Le vieil homme avait travaillé avec du matériel terrien pendant des siècles et il en connaissait la fragilité. Mais la technologie impériale revenait au goût du jour, et il avait oublié que l’intercom de son poste était de facture locale.

La porte de son bureau s’ouvrit et le général Gerald Hatcher, président des chefs d’état-major de la planète Terre – s’ils parvenaient jamais à mettre sur pied une telle organisation –, passa la tête à l’intérieur et détailla le panneau brisé en mille morceaux.

« Si vous voulez attirer mon attention, gouverneur, il est plus facile de m’appeler que d’utiliser les sirènes.

— Les sirènes ?

— C’est ce que j’ai cru entendre lorsque mon intercom s’est mis à hurler. Ce matériel a-t-il été méchant avec vous ou étiez-vous simplement en colère ?

— Les humains de la Terre ont la langue toujours aussi bien pendue, à ce que je vois, déclara Horus d’une voix chaleureuse.

— C’est une de nos caractéristiques les plus attachantes. » Hatcher fit un sourire au père de Jiltanith et s’assit. « J’imagine que vous désiriez me voir.

— Oui. » Horus brandit une pile de documents imprimés et les agita devant le général. « Avez-vous pris connaissance de ces données ?

— Que… ? » Le vieil homme interrompit son geste.

Hatcher tendit le cou pour lire l’en-tête. « Oui. Et alors ?

— Selon ce rapport, l’intégration militaire accuse un mois de retard, commença Horus, puis il fit une pause pour examiner la mine de Hatcher. Pourquoi ne prenez-vous pas l’air surpris ou gêné, ou une autre expression du genre, général ?

— Parce que nous sommes en avance par rapport à mes prévisions. »

Horus perçut l’éclair de malice dans le regard de son subalterne. Il se laissa choir en arrière avec un soupir de résignation. Gerald Hatcher, songeait-il parfois, s’était parfaitement adapté à la présence d’extraterrestres sur son monde.

— J’aurais sans doute dû préciser que nous avions délibérément fixé un délai intenable, continua le général sans se laisser décontenancer. Cela nous fournit une excuse pour crier sur le personnel, aussi bonnes que soient ses performances. » Il haussa les épaules. « Ce n’est pas très sympa, mais lorsqu’un supérieur décoré de quatre ou cinq étoiles vous gueule dessus, vous trouvez au fond de vous-même des ressources insoupçonnées. Les hurlements font des miracles.

— Je vois. Effectivement, vous auriez dû me prévenir. À moins que vous n’ayez l’intention de tester votre voix tonitruante sur ma personne.

— Loin de moi cette idée.

— Vous m’en voyez soulagé, fit le gouverneur avec une pointe d’ironie. Dois-je donc considérer que vous êtes satisfait des résultats obtenus à ce jour ?

— Si l’on tient compte du fait que nous nous efforçons de fusionner des structures de commandement militaire qui, malgré de fortes analogies, ne sont pas du tout conçues pour un tel processus, je dirais que oui : Frederick, Vassili et moi-même apprécions la rapidité avec laquelle le projet avance, mais le temps nous est compté. »

Le vieil impérial acquiesça d’un signe de tête. Sir Frederick Amesbury, Vassili Tchernikov et Hatcher formaient la « troïka militaire d’Horus », comme Vassili se plaisait à l’appeler, et ils travaillaient d’arrache-pied à leur tâche impossible : selon les prévisions, il leur restait à peine deux ans avant l’arrivée des premiers éclaireurs achuultani.

« Qui pose le plus de problèmes ?

— L’Alliance asiatique, bien sûr, répondit Hatcher avec une grimace. La date butoir est presque atteinte et ils n’ont toujours pas décidé s’ils préféraient nous combattre ou rallier nos forces. C’est très irritant mais sans surprise. Je ne crois pas que le maréchal Qian ait décidé de s’opposer à nous activement, mais il traîne les pieds, or, tant qu’il ne se sera pas engagé, aucune des autres puissances militaires de l’Alliance ne lèvera le petit doigt.

— Et pourquoi ne pas exiger de cette dernière qu’elle renvoie le maréchal ? » Le ton d’Horus était plus affirmatif qu’interrogatif.

« Impossible. Il n’est pas seulement leur chef mais aussi le meilleur leader dont ils disposent, et ils en sont parfaitement conscients. Une bonne partie de leurs dirigeants politiques étaient sous le contrôle d’Anu – et ont péri pendant l’assaut contre l’enclave –, à tel point que Qian est le dernier homme à jouir de la confiance des armées de l’Alliance. Et quelle que soit la haine qu’il cultive à notre égard, elle est minime comparée à celle de beaucoup de ses subalternes. » Hatcher s’arrêta un instant puis haussa les épaules. « Nous lui avons proposé un entretien en face à face, et au moins il a accepté. Nous allons devoir jouer nos meilleures cartes car il est très intelligent, mais il finira par céder lorsqu’il aura digéré l’idée que l’Occident l’a en quelque sorte conquis. »

Horus acquiesça. Ses trois généraux étaient des « Occidentaux » aux yeux de Qian et de son peuple. Le fait qu’Anu et ses mutins avaient manipulé les gouvernements et les collectifs terroristes terriens de façon à opposer le tiers-monde aux pays développés commençait tout juste à être accepté en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord. En revanche, il faudrait encore un certain temps pour que le reste du monde adhère à cette réalité sur le plan émotionnel. Certains groupes, comme les fanatiques religieux qui avaient dirigé des nations telles que l’Iran et la Syrie, ne se feraient jamais à l’idée, c’est pourquoi ils avaient été tout bonnement démilitarisés… au prix regrettable de nombreuses pertes humaines.

« En outre, poursuivit Hatcher, Qian est bel et bien leur plus haut commandant, et nous en aurons besoin. Si nous voulons que notre entreprise aboutisse, nous serons de toute façon obligés de réunir nos deux peuples. Ou, pour être plus précis, il nous faudra intégrer toutes les forces armées de la Terre sous une seule et unique structure de commandement. Nous ne pouvons pas imposer des officiers non asiatiques à l’Alliance et espérer qu’elle accepte.

— D’accord. » Horus remit le dossier dans le casier réservé au courrier entrant. « Je serai disponible pour m’entretenir avec lui si vous pensez que cela peut augmenter nos chances de réussite. Sinon, je vous laisse vous débrouiller tout seul : j’ai déjà assez de migraines en perspective.

— J’en suis bien conscient. Franchement, pour rien au monde je n’échangerais ma place contre la vôtre.

— Votre altruisme me touche au plus haut point. » Un sourire fendit à nouveau le visage de Hatcher.

« Comment avancent les autres projets ?

— Aussi bien que les circonstances le permettent, répondit Horus en haussant les épaules. J’aimerais disposer de mille fois plus de matériel impérial, mais la situation s’améliore : les unités industrielles orbitales laissées par Dahak ont trouvé leur rythme de croisière. Elles utilisent encore beaucoup de leurs capacités pour se reproduire et j’ai converti une fraction du tonnage prévu pour la fabrication d’armes en appareils de construction planétaire, mais nous devrions nous en sortir. La production croît selon une progression géométrique. C’est un des avantages de ces unités automatisées dépourvues de besoins aussi insignifiants que l’alimentation ou le repos.

» Nous sommes plus ou moins à jour avec l’installation de la base tech apportée sur Terre par Anu ; quant au matériel directement déchargé par Dahak, il est monté et parfaitement opérationnel. Nous butons parfois sur des obstacles, mais il faut s’attendre à ce genre de problème quand on entreprend de créer une infrastructure industrielle entièrement inédite. En fait, ce sont les centres de défense planétaire qui me tracassent le plus, mais Geb y travaille. »

Geb – autrefois ingénieur en chef du Nergal et actuellement l’un des plus hauts gradés du Conseil planétaire, organe constitué de trente membres, hommes et femmes, qui soutenaient Horus dans sa gestion de la planète – travaillait dix-neuf heures par jour en tant que responsable général des constructions sur l’ensemble du globe. Hatcher ne lui enviait pas cette tâche exténuante. Il y avait trop peu d’extraterrestres disponibles pour prendre en charge les quelques appareils de chantier impériaux déjà existants. Pour compenser, les machines de facture terrienne étaient mises à rude contribution, mais cela revenait à employer une main-d’oeuvre non qualifiée pour mener à bien une entreprise titanesque.

Geb et Horus avaient rejeté l’idée de reconfigurer les équipements impériaux – ou de construire de nouveaux appareils – pour les adapter aux « non-augmentés » natifs de la Terre. Le matériel impérial était conçu pour des opérateurs munis d’implants leur permettant d’interagir directement avec lui, et en altérer le fonctionnement aurait nui à son efficacité. En outre, le temps que les équipes d’Horus aient adapté suffisamment de machines, le processus d’augmentation des autochtones serait sans doute assez avancé pour rendre une telle entreprise inutile.

Ce qui rappela à Horus une information importante. « Nous sommes prêts à améliorer les civils.

— Ah bon ? » Le visage de Hatcher s’épanouit. « Excellente nouvelle.

— Certes, mais il y a un problème : tout individu opéré restera indisponible pour une durée minimale d’un mois – probablement deux ou trois –, le temps de s’accoutumer à ses implants. À chaque fois que nous augmenterons un haut gradé, nous serons privés de ses services pendant toute cette période.

— À qui le dites-vous ! se plaignit Hatcher d’un air aigri. Êtes-vous conscient que… Suis-je bête ! bien sûr que vous l’êtes. Mais, si je puis me permettre la remarque, c’est assez gênant pour un supérieur d’être un “petit faiblard” en comparaison de son personnel. Vous souvenez-vous de mon assistant Allen Germaine ? » Horus acquiesça. « Pas plus tard qu’hier, je suis passé au centre d’augmentation bio Walter Reed pour lui rendre visite. Il s’amusait, en guise d’entraînement, à faire des noeuds avec des tiges en acier épaisses de plus d’un demi-centimètre. Et moi, devant lui, coincé dans mon corps d’homme mûr, je me sentais incroyablement flasque. Jusque-là, je me croyais assez en forme pour mon âge ! Allen sera de retour au bureau d’ici quelques semaines, et ce sera encore plus déprimant.

— Je sais. » Horus cligna des yeux. « Mais vous allez devoir vous faire une raison. Je ne peux me passer d’aucun de mes chefs d’état-major tant que l’ensemble de nos projets ne seront pas sur les rails.

— Une bonne technique pour motiver les gens à aller plus vite !

— Ce n’est que justice, lâcha Horus avec malice. Et puisqu’on parle de projets, que pensez-vous des installations de défense que j’ai proposées ?

— Pour autant que je puisse juger des aspects technologiques concernés, l’idée m’a l’air assez bonne, mais je me sentirais davantage rassuré si nous donnions plus de profondeur à notre défense orbitale. J’ai parcouru les données opérationnelles fournies par Dahak – au risque d’insister : il me faut absolument une liaison neuronale ! – et j’ai découvert à regret que les Achuultani ont un penchant pour les armes cinétiques. Pourrions-nous stopper un astéroïde de la taille de Cérès, par exemple, si l’ennemi l’entoure de boucliers avant de l’expédier sur nous ?

— Geb dit que c’est possible, mais il nous faudrait une grande quantité d’ogives nucléaires. D’où notre énorme besoin en plateformes de lancement.

— O. K., mais s’ils ont planifié une offensive méthodique, ils s’attaqueront d’abord à notre arsenal périphérique. C’est une stratégie de siège classique – peu importe l’armement employé – et c’est précisément la raison pour laquelle je préconise un renforcement des forteresses orbitales : plus longtemps elles tiendront, meilleure sera notre marge de réaction.

— C’est exact. Il n’empêche que nous devons finir d’installer la défense interne en premier lieu, c’est pourquoi je suis en train de suer pour accélérer la construction des centres de défense planétaire. Ce sont eux qui produiront le bouclier planétaire, et leurs batteries de missiles nous seront tout aussi indispensables. Même les armes à énergie impériales ne peuvent traverser l’atmosphère de manière efficace, et, quand elles y parviennent, elles fichent en l’air les courants-jets et la couche d’ozone – pour ne citer que quelques “petites catastrophes“” possibles. Voilà entre autres pourquoi il est plus facile de défendre les lunes et les astéroïdes, qui présentent l’avantage d’être dépourvus d’air.

— Je comprends. » Hatcher tira sur sa lèvre inférieure. « J’étais tellement plongé dans mes mouvements de troupes et mes structures de commandement que j’ai à peine bûché sur la question de l’armement – Vassili est notre tuteur en la matière –, mais j’imagine que votre problème se situe au niveau des hyper lanceurs.

— Tout juste. Vu que les rayons d’énergie sont exclus, nous avons besoin de missiles, mais ceux-ci présentent aussi des inconvénients. Comme Colin se plaît toujours à le relever, leur utilisation implique un prix.

» Les fusées subluminiques peuvent être lancées de n’importe où, mais on les intercepte facilement, surtout à une échelle interplanétaire. Les hyper missiles, eux, sont indétectables, mais impossibles à déclencher depuis l’atmosphère. Même l’air possède une masse, or la masse exacte emportée par un de ces engins dans l’hyperespace s’avère critique quand il réintègre l’espace normal. C’est la raison qui pousse les bâtiments de guerre à positionner les hyper fusées juste derrière le bouclier avant emploi. »

Hatcher se pencha en avant, attentif. Avant la mutinerie, Horus était un spécialiste en missiles, et le général tenait à entendre tout ce que son supérieur aurait à dire sur le sujet.

« Une telle manoeuvre est impensable à partir d’une planète. Ou plutôt, ce serait possible, mais il faut prendre en compte que les boucliers planétaires ne fonctionnent pas comme ceux d’un vaisseau – pas sur des mondes habités, en tout cas. La densité d’un champ répulsif dépend de la surface couverte par celui-ci : passé un certain seuil, on ne peut plus l’épaissir, indépendamment de la quantité d’énergie déployée. En vue de maintenir une densité suffisante pour neutraliser des armes cinétiques de très grande envergure, notre bouclier devra se replier jusqu’au niveau de la mésosphère. Nous pouvons arrêter la plupart des projectiles de taille réduite à partir de l’exosphère, mais pas les plus gros, or nous risquons de subir d’importants assauts cinétiques. En fait, c’est exactement le cas de figure auquel nous serons confrontés si nous comptons lancer des missiles depuis des bases planétaires.

— Et si le bouclier se contracte, songea Hatcher à voix haute, les missiles se retrouveront à l’extérieur de la zone protégée, où les Achuultani pourront les détruire.

— Exactement. Nous devrons donc déclencher les fusées du sol, ce qui signifie que nous aurons besoin de plateformes de lancement assez vastes pour contenir l’ensemble du champ hyper propulsif – à peu près trois fois la taille des missiles –, sinon les moteurs emporteront avec eux des morceaux entiers du centre de défense. » Horus haussa les épaules. « Si l’on considère qu’un hyper missile lourd mesure à peu près quarante mètres et que le lanceur doit être hermétique en prévision de l’évacuation ultrarapide de l’atmosphère, je vous laisse deviner les prouesses techniques que devront accomplir les ingénieurs responsables de la construction de ces satanées machines.

— Je vois. » Hatcher fronça les sourcils, songeur. « Combien de retard accusez-vous, Horus ? Quoi qu’il advienne, il nous faudra de telles batteries pour protéger nos défenses orbitales.

— Oh ! rien de bien grave pour l’instant. Geb avait prévu une marge de piétinement dans ses plans originaux, et il pense pouvoir se mettre à jour lès qu’il aura davantage de matériel impérial à disposition. On devrait avoir rattrapé le retard d’ici environ six mois. Selon les pires estimations de Dahak, nous disposons de deux ans avant l’arrivée des Achuultani, et la première vague d’assaut devrait se limiter à un millier d’éclaireurs. Si nous leur infligeons assez de dégâts, nous bénéficierons d’une année de répit pour élargir nos défenses en attendant la flotte principale. Avec un peu de chance, nous posséderons plus de vaisseaux d’ici là.

— Avec un peu de chance », répéta Hatcher. Il tenta de montrer de l’assurance, mais ni lui ni Horus n’étaient dupes. Ils avaient une bonne chance de vaincre les éclaireurs des Achuultani, mais, à moins que Colin ne trouve de l’aide, la Terre succomberait à la seconde incursion.

 

Un vent d’hiver glacial s’abattait sur le tarmac de Taiyuan. Le ciel était sombre et nuageux. Ce temps reflète à merveille mon humeur, songea le maréchal Qian Daoling, massif et impassible dans son par dessus d’uniforme. Il dirigeait les forces armées de l’Alliance asiatique depuis douze années tumultueuses. Sa fermeté et son dévouement lui avaient valu ce poste. De façon plus pragmatique, il était compétent. Son autorité demeurait quasiment absolue, phénomène rare pour une telle époque. Mais aujourd’hui cette même autorité le maintenait pieds et poings liés, elle l’entraînait de façon irréversible vers une décision qu’il ne voulait pas prendre.

En moins de cinquante ans, sa nation avait unifié tous les pays importants de l’Asie – en dehors du Japon et des Philippines, qui comptaient encore à peine comme des États asiatiques. La tâche s’était avérée difficile et le prix à payer élevé : le sang avait coulé à flots. Mais l’Alliance était parvenue à construire une machine militaire qui forçait jusqu’au respect de l’Occident. Une grande partie de cette réussite était due au travail du maréchal, fruit de son serment solennel de défendre son peuple, le Parti et l’État. Or la décision qu’il était sur le point de prendre risquait de rendre tous ces efforts, tous ces sacrifices inutiles.

Oh oui ! pensa-t-il en allongeant le pas. Le ciel est assorti à mon humeur.

Le général Quang pressait le pas derrière son supérieur. Sa voix haut perchée livrait une bataille perdue d’avance contre le vent. Qian était originaire de la province du Yunnan. Un homme immense qui mesurait près de deux mètres. Quang était minuscule et vietnamien, et, malgré tous les discours sur la solidarité asiatique, l’amour entre les Chinois du Sud et leurs « frères » se mesurait au compte-gouttes. On ne pouvait pas effacer des milliers d’années d’hostilité mutuelle en un clin d’oeil, ni l’Empire du Milieu pardonner tout à fait au Vietnam d’avoir servi de pays mandataire à l’URSS pendant de nombreuses années. Et que Quang fût un pleurnichard à peine compétent jouissant de relations importantes au sein du Parti n’arrangeait pas les choses.

Le général se tut. Il respirait avec peine, et le maréchal sourit intérieurement. Il savait que le petit homme se sentait ridicule – et il l’était ! – lorsqu’il tentait de régler son pas sur le sien. C’est pourquoi, chaque fois qu’ils se rencontraient, Qian s’efforçait d’exagérer ses longues enjambées. Mais ce qui le dérangeait le plus en ce moment, admit-il, c’était d’entendre un imbécile débiter tant d’idées qu’il avait déjà examinées lui-même.

Et qu’en est-il de moi ? Les pensées de Qian le firent froncer les sourcils. Je suis un serviteur du Parti, j’ai juré de protéger l’État, mais que suis-je censé faire alors que la moitié du comité central a disparu ? Se peut-il qu’il ait abrité autant de traîtres en son sein – des traîtres non seulement à la patrie, mais à l’humanité dans son ensemble ? Probablement car, sinon, où se trouveraient-ils à présent ? Et comment faire un choix quand on sait que sa décision revêt une importance si terrible ?

Il leva la tête vers le véhicule lisse et brillant qui attendait sur le tarmac. L’alliage de la coque émettait de légers reflets de bronze dans l’après-midi nuageux. Une jeune femme à la peau brun olivâtre se tenait à côté du sas ouvert de l’appareil. Ses traits n’étaient pas tout à fait orientaux. À sa vue, le maréchal éprouva de l’incertitude – sentiment plutôt rare chez lui –, ce qui lui rappela les mots de Quang. Il soupira, s’arrêta et garda le visage impassible, avec l’aisance de celui qui jouit d’une longue pratique.

« Général, vous ne m’apprenez rien. Le sujet a été étudié aussi bien par votre gouvernement que par le mien (du moins ce qu’il en reste, espèce d’idiot ! songea-t-il), et une décision a été prise. A moins que les termes du contrat soient absolument inacceptables, nous accéderons aux exigences de ce gouverneur planétaire. » Pour l’instant, du moins.

« Le Parti a été malavisé, marmonna Quang. C’est un piège.

— Un piège, camarade général ? » Le sourire délicat de Qian était glacial comme le vent. « Vous avez sans doute remarqué que, la nuit tombée, la lune n’apparaît plus dans le ciel. Vous a-t-il traversé l’esprit que quiconque possède un vaisseau de cette taille et de cette puissance n’a nul besoin de tendre des pièges ? Dans la négative, prenez le temps d’y réfléchir. » Il fit un signe de tête en direction de la vedette impériale. « Le véhicule que vous voyez pourrait réduire cette base en poussière, et nous ne serions même pas capables de le détecter, encore moins de le repousser. Pensez-vous vraiment que l’Occident, doté désormais de centaines d’armes bien plus puissantes que celle-ci, serait incapable de nous démilitariser par la force ? Comme ils ont démilitarisé ces cinglés d’Asie du Sud-Ouest ?

— Épargnez-moi vos commentaires, camarade général », l’interrompit Qian d’une voix lourde. D’autant plus qu’ils me renvoient à mes propres doutes. J’ai un travail à accomplir et tu ne me facilites pas la tâche. « Il existe deux options : nous soumettre à leur autorité ou renoncer au piètre arsenal dont nous disposons encore. Il est possible qu’ils soient honnêtes, que le danger évoqué soit bel et bien réel. Si c’est le cas, toute résistance de notre part entraînerait des conséquences bien plus terribles que le désarmement et l’occupation. S’ils mentent, nous aurons au moins l’opportunité – avec un peu de chance – d’étudier leur technologie de près, peut-être même d’y avoir accès.

— Mais…

— je ne le répéterai pas, camarade, » La voix de Qian se fit plus douce et Quang blêmit. « J’accepte mal qu’un officier subalterne conteste mes ordres ; je ne le tolérerai pas de la part d’un officier général. Ai-je été assez clair ?

— Je… Parfaitement », parvint à articuler Quang, et Qian haussa les sourcils par-dessus un regard polaire. Le subordonné avala sa salive puis s’empressa d’ajouter : « …camarade maréchal.

— Voilà qui me rassure », conclut son supérieur d’un ton adouci, puis il reprit sa marche en direction de la vedette. Le petit homme lui emboîta le pas en silence, mais le maréchal percevait du ressentiment et de la résistance. Les individus de son espèce, surtout ceux qui avaient un pied dans le Parti, représentaient un vrai danger. Ils étaient capables des pires imbécillités, et Qian se fit la note mentale de faire assigner Quang à une tâche moins capitale. Pourquoi pas « commandant des patrouilles de l’air et des bases de missiles sol-air pour la mer du japon » ? Ce poste autrefois prestigieux était devenu insignifiant, mais Quang mettrait sans doute quelques mois à s’en rendre compte.

Pendant ce temps, Daoling pourrait continuer à travailler sur les questions essentielles. Il ne connaissait pas l’Américain Hatcher, le porte-parole des… créatures qui avaient pris le contrôle de la Terre, mais il avait rencontré Tchernikov. Par définition, il fallait se méfier des Russes, mais le professionnalisme de celui-ci avait impressionné Qian, or l’homme semblait respecter ses deux homologues : Amesbury – un Anglais – et… Hatcher. Peut-être l’Américain était-il de bonne foi. Peut-être son offre de coopération – à savoir une participation collégiale à cette nouvelle organisation militaire d’ampleur planétaire – était-elle sincère. Après tout, les maîtres politiques de ce « Conseil planétaire » avaient formulé moins d’exigences scandaleuses que ce à quoi il s’était attendu. Était-ce un bon signe ?

Il fallait que ce soit un bon signe. Il n’avait pas menti à Quang : leur position militaire rendait toute résistance inutile. En revanche, de telles situations s’étaient déjà présentées dans l’histoire de l’Asie, et si les Occidentaux comptaient tirer parti de l’innombrable main-d’oeuvre orientale, une fraction de leurs nouvelles technologies de guerre tomberait à coup sûr aux mains des Asiatiques.

Il avait utilisé cet argument pour convaincre des dizaines de subalternes craintifs et en colère, mais il n’était pas certain d’y croire lui-même. Qian ignorait si ses doutes étaient d’ordre rationnel ou émotionnel et cela l’irritait. Après tant d’années d’inimitié, il était difficile de considérer avec logique et distance toute proposition émanant de l’Occident, mais son coeur lui soufflait que, cette fois, l’adversaire de toujours jouait franc jeu. Il ne pouvait en être autrement : un immense avantage stratégique lui était déjà acquis, et il se montrait trop anxieux, trop inquiet face à l’approche de ces « Achuultani » pour que la menace ne soit qu’une invention.

La pilote le salua et le laissa entrer le premier dans la navette, puis elle s’installa derrière les commandes. Sans un bruit, le petit véhicule décolla à la verticale et ajusta son cap. L’instant d’après, ils fonçaient dans le ciel à huit fois la vitesse du son. Malgré l’absence de sensation d’accélération, Qian eut l’impression qu’un poids – celui de l’inévitabilité – comprimait son âme. Un vent de changement soufflait sur le monde comme un typhon, et toute tentative de lutte équivaudrait à lui opposer un mur de paille. Quelles que soient les craintes de Quang et des siens, quoi que lui-même puisse en penser, ils devraient suivre le courant ou périr.

Au moins, la Chine possédait une culture ancienne et une population de deux milliards d’individus. Si les promesses de ce Conseil planétaire étaient tenues, s’il était vrai que tous les citoyens jouiraient des mêmes richesses et des mêmes opportunités, cela suffirait pour conférer à son peuple une énorme influence.

Il sourit intérieurement. Peut-être ces Occidentaux si loquaces avaient-ils oublié que la Chine savait comment conquérir les envahisseurs qu’elle ne pouvait pas vaincre.