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Le plus souvent, les animaux vont par paire, pour mieux se ressembler, s’opposer, se compléter. La Fontaine en savait quelque chose. La cigale et la fourmi, le lièvre et la tortue, le corbeau et le renard, le rat et l’éléphant, n’est-ce pas ? Plus généralement, le loup fait face à l’agneau, comme le faucon à la colombe, pour distinguer le prédateur et le pacifiste, le fauteur de guerre et l’amoureux de la paix. Les Évangiles ont immortalisé, dans la crèche, le couple de l’âne et du bœuf. Le mariage de la carpe et du lapin désigne ce qui demeure inconciliable. On multiplierait à l’envi de tels exemples.
Et le chat ?
Bien entendu, il s’associe au chien, l’autre compagnon domestique ; il s’y oppose aussi. Se regarder comme chien et chat, et tout est dit.
Le chat se lie plus étroitement encore à la souris ou au rat, ses proies immémoriales. Telle est du reste la base du contrat qu’il n’a cessé de passer avec l’homme, depuis les temps les plus reculés. Il contribue à le débarrasser de ces funestes rongeurs en échange de la protection, de la chaleur du foyer, voire de l’affection que celui-ci lui accorde. Le chat et la souris, on ne compte plus les dictons et proverbes (voir cette entrée) sur ce couple-là.
Reste un autre couple, plus ancien peut-être encore dans notre imaginaire que celui du chat et de la souris : c’est celui du chat et de l’oiseau. C’est que, pour tuer les rongeurs, les hommes se firent longtemps assister d’autres petits mammifères carnivores comme les belettes. En revanche, associer le chat à l’oiseau dont il raffole tant, qu’il tue sans état d’âme, a toujours été une habitude culturelle, un réflexe, un lieu commun même chez l’homme, depuis des millénaires.
Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux premières représentations artistiques connues du chat. Aux reliefs moulés crétois des années 1800-1700 avant J.-C. Ou bien aux fresques découvertes à Cnossos, datant de cette même époque, et qui nous montrent par exemple un chat attaquant un canard… quand il ne s’approche pas d’un faisan.
En Égypte, ce thème est fréquent dans les représentations picturales. L’une des plus belles, des plus saisissantes que nous connaissons remonte au temps du Nouvel Empire et de la XVIIIe dynastie, vers 1350 avant J.-C. Il s’agit de la peinture du tombeau de Nebamon, qui est conservée aujourd’hui au British Museum. Qu’y voit-on ? Une scène de chasse dans les marais du Nil, à l’élégance suggestive admirable. Des chasseurs debout sur une barque se frayent un passage à travers des roseaux. Un chat, un bon gros chat roux tigré, les accompagne ou, mieux, les assiste. Il s’est précipité sur un oiseau, ses mâchoires viennent de se refermer sur son aile gauche. Ses pattes de devant tiennent au collet un autre volatile. Comment ne pas le saluer avec une affection respectueuse et lointaine, ce chat superbe qui ressemble si fort à notre compagnon de tous les jours, alors que nos ancêtres européens, hébétés et sauvages, en étaient encore à frotter des silex pour faire jaillir une étincelle ?
Quelques centaines d’années plus tard à peine, un papyrus de la XXe dynastie illustre une scène comique, où toutes les valeurs et les comportements s’inversent. Le chat, du coup, dressé comme un paisible berger, debout sur ses deux pattes de derrière, semble mener à la baguette un troupeau… de canards qui lui obéissent docilement.
On l’a compris, dès les origines, cette opposition du chat et du volatile est bien celle qui s’impose. Celle que les hommes évoquent d’abord et qu’ils cherchent à représenter. Qui a eu la chance de visiter le Musée archéologique national de Naples n’oubliera pas cette sublime mosaïque de la Maison du Faune de Pompéi, qui y a été rapportée et conservée. Elle doit remonter au IIe siècle avant J.-C. Un robuste chat tigré aux gros yeux écarquillés, à la queue hérissée, qui affiche une expression féroce et enfantine, curieuse, touchante, innocente et impitoyable à la fois, se penche avec une curiosité gourmande sur une malheureuse perdrix dont il va sans nul doute faire bientôt son régal. Ce n’est là qu’un exemple, parmi les plus admirables et expressifs de l’époque romaine. Ailleurs, dans d’autres mosaïques, on retrouvera ce thème récurrent du chat non pas comme un chasseur de souris mais bien comme un prédateur d’oiseaux.
Est-ce pour cela que le chat a eu tant de mal à se faire accepter sinon aimer par les humains ? C’est des plus vraisemblables. La plupart des auteurs de l’Antiquité, d’Aristote à Pétrone, de Callimaque à Sénèque, notent ce coupable penchant du chat à tuer les volatiles. Ils observent à quel point les oiseaux, et même les plus vulnérables oisillons, se méfient instinctivement de lui. Tuer un oiseau par surprise, et surtout un oiseau familier, n’est-ce pas le crime des crimes, la lâcheté des lâchetés ? L’homme doit venger de tels affronts, secourir, sinon la veuve et l’orphelin, du moins la fauvette ou le rossignol assaillis par surprise.
Au VIe siècle de notre ère, un certain Agatias le Scolastique condamnait ainsi sans pitié le meurtrier : « Le chat domestique qui a mangé ma perdrix favorite espère-t-il vivre dans ma maison ? Chère perdrix, je ne te laisserai pas morte sans honneurs ; mais, sur ton cadavre, j’immolerai celui qui t’a pris la vie. »
Bien entendu, cette conduite impardonnable du chat (« impardonnable » pour celui-là seul qui ne peut échapper à une lecture naïvement anthropomorphique de son comportement) se double d’une puissante dimension symbolique. L’oiseau, c’est la grâce, l’innocence, la beauté, la soumission ; le chat incarne, lui, la concupiscence, la violence, le rapt. Cela ne vous dit rien ? Évidemment, la connotation sexuelle s’impose. Le chat, autrement dit, c’est le corrupteur, le séducteur, l’être à la lubricité sans frein ; et l’oiseau la pureté, la fragilité ou la virginité bientôt souillées.
Cette image, ou cette représentation symbolique du chat opposé à l’oiseau, va courir tout au long des siècles. Que de représentations pastorales et explicites de jeunes paysannes, face à leurs galants, et qui laissent échapper un oiseau de la petite cage qu’elles tiennent à la main, comme pour dire que leur virginité est sur le point, elle aussi, de s’envoler ! Le chat, à leurs pieds, écarquille les yeux de convoitise, face à l’oiseau.
Pauvre chat, si malmené ainsi à nos yeux ! C’est entendu, il n’est pas toujours tendre avec les volatiles. Mais ceux-ci se sont bien vengés. Ils ont contribué en retour à lui faire beaucoup de mal, à le démolir, à ruiner sa réputation, à saper l’indice de confiance qu’il devrait inspirer.
Le chat s’en est-il jamais remis ?
Que pouvais-je dire ainsi à mon chat Papageno quand il me rapportait, tout fiérot, un moineau, ou même un pigeon, qu’il avait attrapé sur le balcon et qu’il déposait ensuite, tout ensanglanté, à mes pieds ? Merci, monsieur mon chat, d’un cadeau si précieux à tes yeux ? Ou bien : Malheureux chat, n’as-tu pas honte de te conduire ainsi, comme un sauvage, un délinquant ? Es-tu bien digne de ma tendresse ?
Je dois à l’excellent Philippe de Wailly, vétérinaire, écrivain et ami, une anecdote qui pourrait servir de conclusion à ce chapitre – une petite histoire qui, pour être rarissime sans doute, mériterait tout de même d’être exploitée par un responsable de relations publiques afin d’améliorer l’image de marque du chat.
L’une de ses vieilles clientes choyait depuis longtemps un oiseau apprivoisé, chez elle, dans sa cage. Un chat errant vint trouver refuge à son domicile. Elle l’accueillit volontiers. À une condition, lui dit-elle en substance : celle de ne jamais toucher à l’oiseau, fût-ce à une plume de cet oiseau. Le chat sembla comprendre l’injonction. Il ne contempla jamais la bestiole derrière sa cage avec la moindre convoitise. Il restait sagement assis sur son coussin, à quelques mètres.
Hélas, il advint que l’oiseau mourut. De mort naturelle, je m’empresse de le préciser. Sa maîtresse dont le chagrin était bien visible retira le petit corps inanimé de sa cage et le montra à son chat, comme si elle lui disait encore : tu vois, mon vieux chat, tu as perdu ton petit compagnon ! Le chat contempla avec fixité l’oiseau mort et se détourna.
Quelques jours plus tard, après une escapade dans le quartier comme il en avait l’habitude, il regagna son logis. Dans sa gueule, un oiseau. Malheureux ! s’écria sa maîtresse. Le chat était campé devant la cage vide. La femme s’aperçut alors que l’oiseau que le chat retenait entre ses mâchoires était bien vivant. Elle le délivra de la prison de ses dents et le mit dans la cage. Le chat ronronna d’aise et revint ensuite s’alanguir sur son coussin préféré.
« Le plus étrange, m’avait précisé Philippe de Wailly, c’est que l’oiseau était de la même race que celui qui venait de mourir. »
J’eus du mal à le croire. On ne trouve pas comme ça, à tous les coins de rue, des serins, des canaris ou des perruches en liberté.
« De la même race, vraiment ? »
Philippe de Wailly se mit à sourire.
« Enfin, peut-être pas tout à fait, concéda-t-il. Il pouvait en vérité s’agir d’un moineau. La ressemblance, tout de même, était frappante. »
Soit !
C’était une vieille tradition de la poésie galante. Elle consistait à chanter la femme aimée en pièces détachées, si j’ose dire. Ou en blasons, comme on disait alors. Et de vanter tour à tour la beauté de sa bouche, le mystère de ses yeux, la blancheur de sa gorge…
On pourrait bien entendu faire de même avec un chat. Et porter successivement au pinacle ses moustaches, sa queue, ses prunelles ou sa fourrure. Certes, il y a quelque chose d’un peu vain dans une telle entreprise, je le mesure. La beauté n’est-elle pas une affaire d’harmonie ? Il n’empêche qu’on ne célébrera jamais assez le regard des chats, la souplesse et l’élégance de leur démarche, la noblesse de leur attitude…
Et les oreilles des chats ? Ah, les oreilles des chats. Elles mériteraient peut-être un volume à elles toutes seules. Elles sont si souples, si expressives, si magiques ! Elles savent se replier vers l’arrière, se coller presque contre le crâne quand le chat est aux aguets, en colère. Elles sont si sensibles. Elles entendent ce que nous n’entendons pas. Elles ne sont pas bêtement solidaires l’une de l’autre. Chacune a sa vie propre. Sa mobilité propre.
Un peu d’anatomie ?
Pourquoi pas ?
Savez-vous que soixante-deux muscles, pas un de moins, permettent à chaque oreille de chat de pivoter, de s’orienter, de se pencher, de capter le son qui l’intrigue, dans les meilleures conditions. Soixante-deux muscles, qui dit mieux ? Certainement pas nous, misérables humains ! On ne dresse pas nos oreilles, on ne les pointe, on ne les retourne pas, on ne peut diriger notre corps dans une direction et orienter nos oreilles dans une autre. Pauvres scottish folds qui, de toutes les races de chats, se distinguent par leurs malheureuses oreilles tombantes et flasques, comme de vulgaires chiens ! Ils forment une exception. Oublions-les avec miséricorde !
Et chantons sans mesure les oreilles des chats, des autres, de tous les autres, qui pivotent comme des radars, se dressent avec fierté, se rabattent avec menace (j’insiste : il y a bien tout un langage des oreilles des chats !) et entendent ce que nous ne soupçonnerons même jamais !
Les chats sont-ils musiciens ?
Leurs miaulements ont-ils quelque chose à voir ou à entendre avec des harmonies célestes ?
Chacun en jugera.
Les Égyptiens associaient Bastet, la déesse chat, avec le sistre, son instrument de musique de prédilection. Dans son anthologique Histoire des chats de 1727, François-Augustin Paradis de Moncrif n’hésitait pas à écrire : « Les chats sont très avantageusement organisés pour la musique ; ils sont capables de donner diverses modulations à leurs voix, et, dans les expressions des différentes passions qui les occupent, ils se servent de divers tons. »
Bien entendu, il est permis de se demander si Moncrif était vraiment sérieux ou s’il se fichait royalement du monde. S’il attribuait sincèrement aux chats la plupart des vertus et, dans ce cas, celle de la pure expressivité mélodique, ou bien s’il pratiquait une ironie de bon aloi qui aurait été tout à fait dans l’esprit de son siècle… Car les miaulements des chats, entre nous, sont plus souvent associés aux couacs, aux fausses notes, à tout ce qui blesse l’oreille (pour ne rien dire des chats dans la gorge) qu’à de suaves cantilènes mozartiennes ou de mélancoliques Lieder de Schubert.
Cette idée saugrenue, par conséquent, d’un « orgue à chats », j’avais cru longtemps qu’elle était restée de l’ordre de l’idée – la trouvaille d’un dessinateur facétieux et rien de plus. Une chronique du XVIe siècle nous apprend au contraire qu’elle fut vraiment mise en pratique en 1547, à Bruxelles, à l’occasion d’une procession en l’honneur de Charles Quint.
Pitoyables Bruxellois ! C’est bien la plus détestable « histoire belge » qui est venue à ma connaissance.
Donc, il s’est trouvé alors quelques malheureux citoyens de cette ville, dotés d’un humour robuste, d’un sens musical fragile et d’une tendresse compassionnelle à l’égard des matous totalement inexistante, pour avoir l’idée d’enfermer plusieurs chats, chacun à l’intérieur d’une caisse dont on imagine qu’il s’agissait d’une caisse de résonance. Seules leurs queues sortaient. Lorsqu’on tirait dessus, les bêtes miaulaient avec le timbre, pour ne pas dire la note, qui leur était propre, et l’interprète tireur de queue s’imaginait produire ainsi une musique susceptible de divertir gaillardement son auditoire sans doute aussi raffiné que lui.
Cet orgue à chats avait été monté sur un char lors de cette mémorable procession. On ignore si Charles Quint s’enchanta de cette trouvaille musicale. Comme rien ne filtra de sa réaction, on veut croire qu’il la négligea avec miséricorde. Ou plutôt qu’il s’en offusqua sans rien dire, aussi subtil diplomate que grand amoureux des chats qu’il était.
Charles Quint était un grand empereur.
P.S. : Dans son Histoire des chats, Moncrif évoque un précédent à cet orgue à chats. Selon une chronique du temps de Louis XI, et afin de divertir le souverain au cours d’une fête, un orgue à pourceaux avait été conçu. Les animaux avaient été rassemblés et alignés sous une tente ou sous des marches. Chaque fois que l’on appuyait sur ces marches, des petits aiguillons touchaient les animaux qui se mettaient à crier « en tel ordre et consonance, que le roi et ceux qui étaient avec lui y prirent plaisir ». Comme quoi il ne sert à rien d’ironiser sur l’humour ou la musicalité des Belges. Les Français en l’affaire pouvaient se révéler d’affligeants précurseurs… et persécuteurs.
Notre chat domestique est proche cousin du chat sauvage, du Felis silvestris d’Europe, du Felis libyca d’Afrique et du Felis ornata des Indes… Mais, tous les naturalistes vous le diront, et Buffon déjà le constatait, les différences anatomiques sont sensibles entre eux, et il est impossible de les croiser. Alors ?
Eh bien, il me plaît assez que notre chat familier, notre Felis silvestris catus, soit resté si longtemps nimbé de mystère, qu’on n’ait rien su de sa généalogie ni de ses origines géographiques, qu’il ait préservé ses secrets, qu’il se soit refusé à tout classement simple et qu’il ait dérouté les hommes de science. Aujourd’hui, les choses sont un peu plus précises, comme on l’a raconté à l’entrée « Il était une fois », mais remontons beaucoup plus en arrière…
Par exemple, à cinquante millions d’années, rien de moins. Là, au début de l’ère tertiaire, on repérera la présence des miacidés, ces lointains ancêtres des chats, des chiens, des léopards et l’on en passe. Quelque dix millions d’années plus tard (une bagatelle !) apparaît le proælurus, qui relèverait à la fois du chat et de la civette. Au néocène, il y a quinze millions d’années cette fois, s’épanouit le pseudælurus, dont la denture est comparable à celle du chat, qui a déjà des canines développées et tranchantes, tout comme il est digitigrade, c’est-à-dire qu’il marche sur les doigts.
Accélérons cette fastidieuse généalogie !
Le pseudælurus, qui émigre de l’Asie vers l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Nord, engendre plusieurs familles, comme celles des smilodons qui, eux-mêmes, donnent les félidés que nous connaissons, comme le chat sauvage, le manu en Asie. C’était il y a douze millions d’années seulement. Assez vite, disons sept millions d’années encore plus tard, ces félidés se sont divisés en deux familles, les félinés (les petits félins dont le chat) et les panthérinés (les gros félins), alors que le guépard qui ne pouvait rien faire comme tout le monde se rattachait, lui, à l’ordre des acinonichidés.
Bien !
Et les voilà, nos félinés, mammifères carnivores comme leurs ancêtres, dont une sous-famille sera le felis dont seront issus – sous quelle forme et à quel moment ? – le chat sauvage puis le chat dit improprement domestique, il y a dix mille ans de cela.
Nous sommes bien avancés ?
Peut-être.
En tout cas, cela devrait nous conduire à traiter avec un respect accru nos chats, qui ont une si longue histoire derrière eux, qui avaient déjà atteint cette forme de perfection anatomique, de souplesse, d’élégance, d’énergie, de distinction et de sagesse même, alors que nos ancêtres frottaient désespérément leurs cailloux de silex, se terraient dans des grottes, échangeaient des borborygmes et ne connaissaient même pas le rasoir mécanique.
Est-ce le chat qui a contribué à éduquer l’homme, à le civiliser un tant soit peu, à lui inculquer le sens de la beauté ?
On a retrouvé dans un site habité près de Jéricho des ossements de chats enterrés auprès d’ossements humains, et qui remonteraient à neuf mille ans environ. La coexistence du chat et de l’homme est donc une vieille histoire, chacun ayant besoin de l’autre et chacun tenant à sa farouche indépendance, quitte à être réunis ensuite fraternellement dans la même tombe. Une vieille histoire et mieux encore : une belle histoire…
Résumons-nous.
Le chat est là, devant nous. Immuable, semble-t-il. Ses origines remontent à la nuit des temps. J’aime beaucoup cette expression : la nuit des temps. Le chat, animal nocturne, y est à l’aise. Il s’y tapit. Il s’y retranche des indélicatesses propres aux savants, aux fouineurs, aux profanateurs de sépultures. Et le voilà qui sort enfin de cette nuit, comme par enchantement, pour nous faire don de sa présence. Peut-être qu’il n’a rien à voir avec le Felis silvestris libyca qui serait son ancêtre, comme le pensent les savants d’aujourd’hui, ni même avec le pseudælurus au nom impossible. Peut-être a-t-il été inventé un beau jour par un magicien ou par un dieu à son image, pour nous rendre la vie un peu moins laide et médiocre.
Rêvons !
L’article est paru dans Le Figaro du samedi 28 juillet 2007. Son titre : « Oscar, le petit chat qui pressent la mort ». L’hebdomadaire Le Point en a fait à son tour un sujet de deux pages, « Les prophéties d’Oscar », dans son numéro du 9 août. Les deux papiers s’inspirent, en fait, d’une histoire vraie publiée par la prestigieuse revue médicale américaine The New England Journal of Medicine de juillet 2007.
De quoi s’agit-il ?
D’un petit chat de deux ans et demi, Oscar donc, tigré et blanc, adorable, concentré et joufflu (Le Point a eu la bonne idée de publier sa photo !), adopté par le personnel de l’unité de soins spécialisés dans la maladie d’Alzheimer, au troisième étage d’un hôpital de la ville de Providence (ça ne s’invente pas !), dans le Rhode Island, aux États-Unis.
Ce chat présente une particularité étonnante. Dans le service où il séjourne, où le personnel l’a adopté, il pressent sans jamais se tromper la mort qui est sur le point de frapper tel ou tel patient. Il fait ses rondes régulières. Quand il repère un mourant, il se glisse dans la chambre, se blottit contre lui pour un dernier câlin, reste en sa compagnie, l’accompagne et le réconforte en somme jusqu’au seuil de son dernier voyage. Lorsque le malade a rendu son dernier souffle, Oscar s’éloigne avec discrétion.
« Personne ne meurt au troisième étage, témoigne le docteur David Rosa, gériatre de l’établissement, sans avoir reçu la visite d’Oscar. Sa seule présence au chevet d’un patient est perçue par les médecins et les soignants comme un indicateur quasi certain d’un décès imminent. »
Et Le Figaro de reprendre ce témoignage particulier recueilli par la revue américaine : « Oscar arrive devant la chambre 313. La porte est ouverte, il entre. Mme K. est allongée paisiblement sur son lit et respire doucement. Autour d’elle, les photos de ses petits-enfants et une de son mariage. Malgré ces souvenirs, elle est seule. Oscar saute sur le lit, renifle l’air et marque une pause, histoire de considérer la situation. Sans plus hésiter, il fait alors deux tours sur lui-même pour se lover contre Mme K. Une heure passe. Une infirmière entre, vérifie l’état de la malade et note la présence d’Oscar. Préoccupée, elle sort et commence à passer des coups de téléphone. La famille arrive, le prêtre est appelé pour les derniers sacrements. Le matou ne bouge toujours pas. Le petit-fils de Mme K. demande alors : “Mais que fait le chat ici ?” Sa mère, maîtrisant ses larmes, lui répond : “Il est là pour aider grand-mère à arriver au paradis…” Trente minutes plus tard, Mme K. pousse son dernier soupir. Oscar se lève, sort à pas de velours, sans que personne le remarque. »
Bien entendu, l’histoire est bouleversante. Bien entendu, nous aimerions tous avoir un Oscar près de nous, contre nous, avec ses ronronnements en guise de dernière prière, à l’heure de passer de vie à trépas. Bien entendu, on ne soulignera jamais assez le rôle des animaux de compagnie et donc des chats auprès des gens âgés, dans les maisons de retraite où ils sont si souvent et déplorablement interdits. Bien entendu encore, les animaux, les chats, peuvent jouer un rôle de réconfort encore plus particulier dans le cas des malades atteints d’Alzheimer, que leur condition éloigne du monde rationnel. Mais il y a plus…
Il y a non seulement cette secrète intimité avec la vie, avec la mort, propre à beaucoup d’animaux et aux chats tout particulièrement. Ils sentent la mort. La leur. Celle des autres. Ils savent qu’elles approchent. Mais, dans le cas d’Oscar, il y a de surcroît cette proximité exceptionnelle et recherchée par lui avec les mourants, pour les accompagner. « Jusqu’ici, affirme encore le docteur Rosa, il a supervisé la mort de plus de vingt-cinq pensionnaires de l’établissement, sans jamais se tromper. »
D’où vient ce savoir ? D’un don olfactif, comme le pensent les scientifiques ? « On sait qu’un certain nombre d’animaux sont capables de détecter à l’odeur des maladies comme les cancers de la vessie ou de la prostate avant même qu’ils ne se déclarent », déclare Roland Salesse, qui dirige le laboratoire de neurobiologie de l’olfaction à l’Institut national de recherche en agronomie, à Jouy-en-Josas. D’autres chercheurs, à l’étranger, ont fait le même constat. En Californie, une fondation de recherche sur le cancer fait travailler des chiens renifleurs pour repérer les patients atteints d’un cancer du poumon ou du sein avec, sur douze mille tests, un taux de reconnaissance de 88 %. Oscar aurait donc cette aptitude olfactive-là ? L’odeur de la mort qui approche, en quelque sorte, et qui, chez lui, serait liée à un souvenir gratifiant. « On peut penser que la première fois qu’il s’est approché d’un mourant il a été traité avec bienveillance par la famille ou les infirmières. Il a donc réitéré. »
Cela est fort possible en effet. De telles explications me semblent tout de même un peu trop prosaïques. Comme s’il s’agissait de tout rabattre, de tout réduire, dans le comportement d’Oscar, à un quelconque intérêt, à un vulgaire réflexe olfactif ! Comme si nous avions peur de l’inconnu, du mystère !
Pour ma part, je préfère considérer Oscar comme un prêtre – ou comme un dieu. Les Égyptiens ne se trompaient décidément pas à l’égard du chat. Oscar escorte et veille. Il sait. Il est le passeur entre la vie et la mort. Entre ce monde et l’au-delà. Oscar nous bouleverse. Oscar nous intimide. Face à lui, qui sommes-nous ? Des malheureux qui ne savons rien, ne sentons rien, bavardons sans cesse en nous gargarisant de nos ignorances, de nos hypothèses hasardeuses, de nos statistiques vacillantes ou de nos vaines certitudes.
Le personnel hospitalier a fait graver ces quelques mots sur le mur du service : « Cette plaque récompense Oscar le chat pour ses soins dignement compassionnels. » On l’en remercie avec chaleur. On pourrait faire mieux encore : dresser une statue à la gloire d’Oscar. En bref, le vénérer, ce chat providentiel. La providence de Providence en quelque sorte.