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K
Kipling, le grand Rudyard Kipling (1865-1936), l’immense écrivain qu’il est et que trop de lecteurs ou d’intellectuels s’obstinent à négliger, ne voyant en lui qu’un auteur pour enfants ou, ce qui est une sottise plus impardonnable encore, que le chantre de l’impérialisme et du colonialisme britanniques de l’ère victorienne et postvictorienne, Kipling donc a peu parlé des chats. Son bestiaire est pourtant considérable. Dans ses deux Livres de la jungle se bousculent les singes, les panthères, les tigres, les loups et l’on en passe. Les chiens sont partout présents dans son œuvre. Tout comme les éléphants, les chevaux, les dromadaires et les poissons de l’Atlantique nord… Il les a tous observés, là où il a vécu, en Asie, en Afrique, en Amérique, sur les océans.
Mais les chats ?
Dans l’une de ses nouvelles, un animal porte le nom de « Chat » – mais il s’agit d’un cheval de polo ! Dans un recueil de ses premières nouvelles qu’il avait du reste négligées par la suite et ne voulait pas voir réunies en volume, Histoires des mers violettes, on trouve encore un chat un peu pelé et très digne nommé Erastasius, qui assiste le capitaine d’un vieux rafiot, le Whanghoà. C’est lui qui, un jour, sauva l’équipage et la cargaison en miaulant de terreur dans la cabine du capitaine, en pleine nuit, donnant ainsi l’alerte. Les Chinois embarqués dans l’entrepont s’apprêtaient à tuer l’équipage et à s’emparer du fret, alors qu’une jonque de pirates, leurs alliés, croisait au large…
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Mais tout cela, encore une fois, est de peu d’importance et Kipling aurait été absent de ce dictionnaire s’il n’avait écrit ce conte assez bref, ce conte prodigieux intitulé « Le Chat qui s’en va tout seul », publié en 1902 dans son recueil Histoires comme ça (en v. o. : Just So Stories : for Little Children).
En quelques pages, il nous y raconte une belle histoire, poétique, imagée, merveilleuse – et l’on aimerait redevenir enfant pour se l’entendre lire avant de s’endormir –, mais surtout il y fait preuve d’une remarquable intuition quant à la connaissance des chats, leur singularité, leur indépendance comme leur goût du confort.
Peut-être même que, s’il fallait faire comprendre un jour à un étranger, un extraterrestre, ce qu’est vraiment cet animal que l’on nomme le chat, de quel caractère il fait preuve, quel tempérament il manifeste, eh bien conviendrait-il d’abord de lui tendre la dizaine de pages de Kipling…
Relisons-les.
Au début, le monde était sauvage, les bêtes étaient sauvages, l’Homme était sauvage aussi. Survint la Femme. L’Homme « ne commença à s’apprivoiser que du jour où il rencontra la Femme, et qu’elle lui dit qu’elle n’aimait pas la sauvagerie de ses manières ». Elle s’installa dans une caverne bien propre, elle exigea de son compagnon qu’il s’essuie les pieds avant de rentrer.
Restait à apprivoiser les animaux.
Ce ne fut pas trop difficile pour elle.
Le premier, Chien Sauvage, vint. La Femme lui jeta un os de mouton. Il se régala. Elle lui dit : « Sauvage enfant du Bois Sauvage, aide mon Homme à chasser le jour et garde ce logis la nuit, et je te donnerai tous les os que tu voudras. »
Bien entendu, le chien obéit et se domestiqua. Le Chat aux écoutes ricana. « Voilà bien un sot Chien ! » s’écria-t-il.
Ainsi fit la femme ensuite avec Poulain Sauvage, grâce à de la bonne herbe qu’elle avait fait sécher devant le feu. Elle le plia à sa volonté.
« Je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous les lieux se valent pour moi », répéta pour sa part le chat qui jugea la Femme très maligne, mais pas aussi maligne que lui.
Après le Poulain, Vache Sauvage se laissa capturer ou captiver par la Femme. Le Chat était désolé. Il revint pourtant un jour vers la caverne.
Il vit la Femme qui trayait la Vache et il vit la clarté du feu dans la caverne, et il sentit l’odeur du lait tiède et blanc.
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Quand la Femme l’aperçut, elle voulut le chasser. « Tu es le Chat qui s’en va tout seul, et tous les lieux se valent pour toi. Tu n’es ni ami ni serviteur. Tu l’as dit toi-même. Va-t’en donc, puisque tous lieux se valent, te promener à ton gré. »
Le Chat insista. La Femme, imprudemment, lui fit une promesse. Si elle laissait échapper un seul mot à sa louange, il pourrait entrer dans la grotte, un autre mot et il serait admis par elle à s’asseoir près du feu, un troisième mot et il laperait le lait tiède et blanc trois fois par jour, mais elle était bien sûre que cela n’arriverait jamais.
Le soir venu, quand l’Homme, le Cheval et le Chien revinrent de la chasse, elle ne dit mot du marché qu’elle avait conclu avec le Chat, de peur que cela leur déplût.
Des mois plus tard, Chauve-Souris dit un matin au Chat : « Il y a un Bébé dans la Grotte. Il est tout neuf, rose, gras et petit, et la femme en fait grand cas. »
Alors mon temps est venu, pensa le Chat.
Le Bébé pleurait dans la grotte alors que la Femme faisait la cuisine, quand le Chat pointa son museau. Il avança sa petite patte, toucha la joue du Bébé, et le Bébé se mit à rire.
La Femme, informée par la Chauve-Souris qu’un enfant des Bois Sauvages jouait avec lui, le remercia, « quelque nom qu’on lui donne ».
« C’est moi, lui dit le Chat qui apparut soudain devant elle, je peux donc entrer dans la grotte. »
La Femme était en colère mais s’inclina.
Plus tard, l’enfant pleura quand le Chat s’éloigna. Alors le Chat revint pour l’amuser, il joua avec une pelote de fil. Le Bébé se laissa distraire puis s’endormit au doux ronronnement de l’animal.
La Femme lui montra sa reconnaissance. Le Chat s’installa près du feu.
Il fallut ensuite une souris qui terrorisait la Femme pour que le Chat s’en emparât, la dévorât, s’attirât la troisième marque de gratitude… et le voici à laper le lait.
Fin de l’histoire ?
Pas tout à fait.
La Femme prévint le Chat que ce marché n’avait pas été conclu avec l’Homme ni le Chien. Que feraient-ils en rentrant ?
L’Homme et le Chien se montrèrent prêts, en vérité, à conclure le même marché, à ne pas lui jeter ses bottes et sa hachette de pierre à la figure (pour l’Homme), à ne pas lui courir après et à le mordre (pour le Chien) pourvu que le Chat attrapât toutes les souris et fût gentil avec le Bébé… Mais la forfanterie du Chat les irrita, ou son indépendance, le fait qu’il ne cessât de répéter à l’un et l’autre : « Je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous les lieux se valent pour moi. »
Alors le Chien lui dit qu’il continuerait de le poursuivre et de le faire monter aux arbres, l’Homme de lui jeter ses bottes à la figure, etc.
La fin du récit de Kipling est superbe et complexe, pour nous parler de cette double nature du chat, qui est son essence même : ce goût pour la chaleur, la nourriture, tout ce qui est douillet, tendre, domestique, et son goût aussi pour la solitude, l’indépendance, le refus de toute sujétion, tout comme la double nature des hommes (et des chiens) qui veulent bien se servir du chat mais savent se montrer aussi impitoyables et cruels avec lui.
« Trois Hommes sur cinq, conclut ainsi Kipling, ne manqueront jamais de jeter des choses à un Chat quand ils le rencontrent, et tous les Chiens courront après et le feront grimper aux arbres. Mais le Chat s’en tient au marché de son côté pareillement. Il tuera les souris, il sera gentil pour les Bébés tant qu’il est dans la maison et qu’ils ne lui tirent pas la queue trop fort. Mais quand il a fait cela, entre-temps, et quand la lune se lève et que la nuit vient, il est le Chat qui s’en va tout seul et tous les lieux se valent pour lui. Alors il s’en va par les Chemins Mouillés du Bois Sauvage, sous les Arbres ou sur les Toits, remuant la queue et tout seul. »
Avez-vous déjà surpris votre chat en train de marcher sans vergogne sur le clavier de votre machine à écrire ou, aujourd’hui, de votre ordinateur, sans se soucier le moins du monde des tracas qu’il vous cause et des travaux que vous êtes en train d’accomplir et qu’il vous sabote joyeusement ? Je me souviens qu’une fois ma chatte Nessie avait bondi sur mon premier Macintosh (c’était aux temps héroïques des années 1980) et, par ses manœuvres intempestives, était parvenue à verrouiller totalement l’ordinateur et à engloutir sans recours le document sur lequel je travaillais. Un informaticien appelé à la rescousse n’était pas parvenu à comprendre par quel prodige, par quelle stupéfiante habileté programmatrice, j’étais parvenu à ce résultat qu’il n’aurait jamais imaginé. Nessie dont les pattes avaient ainsi frappé les touches regardait le bonhomme avec gravité et bien entendu n’expliquait rien.
Mais venons-en à notre sujet.
L’Américain Zeg Onfrey (1895-1971) composa en 1921 un morceau de piano absolument irrésistible, dans l’esprit du ragtime, avec ses rythmes syncopés, ses transitions ludiques, ses changements savoureux de tonalité. Il l’intitula Kitten on the Keys, c’est-à-dire, approximativement, Chaton sur le clavier. L’inspiration lui vint, raconta-t-il, en observant le chat de sa grand-mère, qui avait l’habitude (le chat, pas la grand-mère !) de se balader sur le piano du salon en lui arrachant des notes à l’enchaînement fort surprenant et aux rythmes peu usuels.
Un chat ou un chaton musiciens de la sorte, bien sûr, j’applaudis ! Rien à voir avec la malheureuse Nessie et mon clavier d’ordinateur ! Ah, si celle-ci m’avait tapé à l’écran l’équivalent d’un poème de Rimbaud (quitte à ce que je corrige les fautes d’orthographe), cela aurait été tout autre chose !
C’était un drôle de type ou un drôle de zig, si j’ose dire, ce Zeg Onfrey, un peu oublié de nos jours. Il bénéficia d’une solide formation classique, s’imprégna de Debussy et de Ravel. Le bonheur – ou le malheur – voulut qu’il gagnât très vite et très bien sa vie comme arrangeur pour des orchestres de variétés ou compositeur à succès de nombreuses pièces de jazz. Lui-même dirigea un temps son petit orchestre. En bref, il fut une star à l’époque des Roaring Twenties.
Aujourd’hui, qui connaît son nom ? Tout de même, Kitten on the Keys reste, à sa façon, un classique. Le chat de sa grand-mère, en quelque sorte, lui a permis de passer à la postérité.
Voleur, le chat ? Cambrioleur comme un gentleman à la manière d’Arsène Lupin, ou bien kleptomane (j’aime assez ce mot de kleptomane, qui définit certes une maladie clinique, une pulsion irrépressible de voler pour voler, sans autre profit que l’acte lui-même, mais qui garde aussi quelque chose de désinvolte, d’impertinent, d’élégant, de démodé) ? C’est une absurdité. C’est une infamie. Et, pire que tout, c’est une sottise. C’est attribuer au chat une volonté de transgresser des codes moraux dont il ignore miséricordieusement l’existence. Ou encore le considérer comme un malade psychique. En un mot, c’est inqualifiable.
Un chat kleptomane, ce serait d’abord un chat pourvu d’un sens aigu de la propriété. Un petit-bourgeois qui thésaurise. Susceptible de me dire par exemple : ces délicieuses sardines à l’huile dans cette assiette, sur la table de la cuisine, je sais fort bien qu’elles ne m’appartiennent pas, que tu les destines à ton propre déjeuner, mais je m’en fiche, c’est à moi qu’elles font plaisir et je ne vais pas me gêner.
C’est entendu, un chat ne se gêne jamais, mais pas dans le sens où nous l’entendons. Ces délicieuses sardines à l’huile, elles sont là, offertes à ma gourmandise, se dit-il. Pourquoi chercher plus loin ? Le monde est pour lui comme un vertigineux self-service. Par malheur, tout n’est pas toujours en rayon. Ou les dernières marchandises convoitées ne sont pas toujours d’un accès très facile. Le reste ne compte pas. Ces sardines en tête de gondole ? Elles appartiennent à ceux qui les désirent. À moi. Le chat ne cherche pas plus loin.
À la rigueur, sa conduite aurait quelque chose de stalinien. Au sens où Staline définissait ainsi sa diplomatie : « Tout ce qui est à moi est à moi ; tout ce qui est à toi est négociable. »