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Comme ses lointains ancêtres sauvages, le chat est un animal territorial. Qu’est-ce à dire ? Simplement qu’il a appris à ne jamais abandonner le lieu où se déroule son existence, l’espace qu’il connaît, où il trouve la nourriture et le refuge indispensables à sa survie. Nul sentiment, nul attachement là-dedans. Simplement un besoin : celui de définir une zone de protection et de la défendre contre ceux de ses congénères qui voudraient s’y immiscer. Par conséquent, s’extasier avec complaisance sur les liens affectifs qui l’attachent à la maison où il vit, davantage encore qu’aux personnes qui y habitent, est une sottise et une erreur. Il n’y a pas de sentiments dans cette territorialité du chat. Juste une nécessité. Un souci atavique de la survie. Que le chat, par ailleurs, soit un vagabond, un traîne-savates, un curieux impénitent, je le veux bien. Rien ne l’empêchera pourtant de revenir à l’endroit où il vit… sauf si des accidents indépendants de sa volonté l’en empêchent, cela va de soi.
Pour un chat des villes, un chat d’appartement, ce territoire se confondra avec la maison ou le logement qu’il partage avec les hommes qu’il a adoptés. C’est dire s’il sera malheureux ou dépaysé en cas de déménagement ou le temps des vacances. Qui parmi nous n’a entendu parler de matous qui auraient parcouru des dizaines ou des centaines de kilomètres, traversé villes et campagnes inconnues, pour retrouver leurs anciens logis… et leurs anciens maîtres ? À l’aide de quels instincts prodigieux, de quel odorat, de quel sens de l’orientation, de quel magnétisme ont-ils pu se repérer, traverser des zones inhospitalières, pour retrouver leur chemin et leur but ? Mystère.
(Cela étant dit, je dois à la vérité d’observer que nos propres chats se sont toujours assez bien habitués aux lieux de vacances, en France ou en Italie, où ils consentaient à nous suivre, Nicole et moi. Ils faisaient le tour de la maison. La reniflaient. Se l’appropriaient peu à peu. Nos chats, il est vrai, ont toujours été des « européens », comme on le dit pudiquement des matous aux ascendances incertaines. Autrement dit d’infâmes colonisateurs, comme le souligneront aussitôt les belles âmes progressistes. Nos chats, en somme, n’avaient aucune mauvaise conscience à planter leur tente dans des villas de Lombardie, des fermes de Toscane, des maisons d’Ombrie, des appartements ou des hôtels de Venise où ils n’étaient pourtant que des hôtes de passage. Des invités. Des étrangers. Ils ne le savaient pas. Ils annexaient les lieux. Aucun scrupule ne les inquiétait. Ils ne songeaient pas à raser les murs.)
Les éthologues spécialistes du comportement des chats comme des félins en général établissent une distinction entre l’aire d’habitation (le home range, en anglais), qu’ils fréquentent mais peuvent partager avec d’autres représentants de leur espèce, et le « territoire » plus restreint qu’ils considèrent comme leur propriété personnelle, où ils se font menaçants, agressifs si d’autres chats viennent s’y risquer. Dans la nature, ce territoire représente ce qui leur permet de survivre, avec ses prises, ses possibilités de chasse. Plus le territoire est riche, plus il peut être restreint. Plus il est pauvre en nourriture, plus il devra être étendu – et plus il sera aussi difficile à défendre. Terrible dilemme !
Comment marquer son territoire ? Par l’odeur bien sûr. Par des sécrétions glandulaires ou des petits jets d’urine. Certains éthologues pensent même que le fait, pour un chat, de se frotter à l’être humain qui partage sa vie est une manière de le « marquer », de l’imprégner de son odeur, en bref de se le garder pour lui seul. Malheureux celui qui croit posséder un chat ! Le contraire s’impose et se prouve. Le chat s’approprie l’homme. Il lui flanque son odeur comme une étiquette. Cet individu m’appartient ! Chat étranger, prenez garde !
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On ne s’étendra pas ici outre mesure sur la façon dont les chats, à la campagne, se partagent un territoire donné ; se regroupent aux abords de la ferme à l’heure des repas avant de se disperser, les chats du groupe qui se connaissent du moins, et se révèlent fort agressifs envers les étrangers de passage. De telles études ont été menées mais elles ne sont pas d’un puissant intérêt pour le non-spécialiste que je suis.
Plus délicat, plus ennuyeux pour ceux qui vivent avec un chat en ville est le fait, pour celui-ci, de marquer son territoire par des jets d’urine, comme s’il paraphait là le contrat d’achat du logement. À quoi bon le gronder, lui tirer les oreilles ? Ce comportement est pour lui naturel, primordial même. Par conséquent, il ne faut JAMAIS le gronder à cette occasion. Tous les vétérinaires vous le diront. Cette fâcherie risquerait de l’inquiéter. Se sentant moins sûr de lui, plus menacé sans raison, le chat pourrait alors avoir tendance à signer une nouvelle fois son contrat de location ou d’achat, afin de se rassurer. Au contraire, dès qu’il se sent adopté, apaisé, chez lui, sans rivaux à dissuader, il n’a plus aucune raison de s’en faire. Et donc de « marquer » quoi que ce soit.
Notons en passant que le chat, qui est plus chasseur, plus combatif que la femelle, marque son territoire davantage. S’il habite une maison avec jardin, c’est dans le jardin qu’il « signera » sa présence, là où d’autres matous de passage pourraient débarquer et lui disputer son home range, et non dans la maison elle-même, son dernier refuge. Après la puberté, un chat castré cessera d’empester avec son urine aussi bien qu’il cessera de « signer » un peu partout. Comme s’il était anatomiquement rassuré et assagi enfin. Tranquille quant à la possession de son territoire.
Reste une question décisive qui divise les scientifiques. L’odeur laissée par un chat pour marquer son territoire a-t-elle vraiment un effet dissuasif ? Certains pensent que non et observent qu’un chat qui renifle une telle odeur s’en moque comme de sa première souris, ne cherche pas à recouvrir l’odeur de son congénère par la sienne et poursuit superbement son chemin. D’autres affirment le contraire et soutiennent qu’un chat qui rencontre une telle trace d’urine fait immédiatement demi-tour pour éviter cette zone potentiellement dangereuse. Qui croire ? Peut-être pourrait-on timidement faire observer qu’il existe des chats intrépides et des chats pusillanimes, des conquérants et des défaitistes, et, par conséquent, qu’aucun chercheur n’a ni forcément tort ni systématiquement raison.
Une dernière précision, guère poétique, à propos du territoire des chats et de leurs « marquages » : les félins en liberté, dans leur milieu naturel, enterrent-ils toujours leurs excréments ? Ceux-ci sont-ils aussi des « marqueurs » ?
La réponse est complexe. Au centre de leurs territoires, les félins et donc les chats enfouissent le plus souvent leurs excréments. Une question d’hygiène, là où ils vivent, mangent, aiment et dorment. En lisière de leurs zones, en revanche, ils les laissent à l’air libre. Comme autant de bornes frontières.
Pour les chats domestiques, Dieu merci, la question ne se pose pas. Naturellement, ils enterrent leurs déjections, ils grattent la sciure de leurs pattes, ils les recouvrent plus ou moins, ils agissent par réflexe. (Nessie et Papageno se plantaient parfois devant Nicole et moi et mimaient le geste d’enfouir, pour nous faire comprendre qu’ils étaient victimes d’un urgent besoin et que leur plat, un peu plus loin, n’était pas assez propre à leur gré ; ils avaient de ces exigences !) S’agit-il d’un simple réflexe, d’une question d’habitude ? D’une exigence de propreté à l’intérieur de leur territoire ? Ou bien d’une conséquence de la sélection des chats, qui ont biologiquement appris à être propres dans leur complicité archiséculaire avec l’homme ? Tous ces facteurs doivent très certainement jouer un rôle non négligeable.
Encore une fois, il est heureux que les chats nous acceptent dans leur territoire. À condition bien entendu que nous ne le marquions pas à notre tour, que nous soyons d’une hygiène irréprochable. Et que nous acceptions, en revanche, d’être marqués, par eux. Ce que nous acceptons sans trop de mauvaise grâce.
Les théâtres offrent de nombreux points communs avec les navires des anciens temps de la marine à voile. On y hisse les focs comme les toiles peintes des décors. Il y a des capitaines et des metteurs en scène, des mousses et des machinos. D’étranges superstitions règnent à bord. On ne doit pour rien au monde y parler de ficelles ou de cordes. Les chats y sont toujours les bienvenus. Pour débarrasser des rats la cale et les coulisses ? Bien entendu. Mais aussi parce que les chats portent bonheur. De nombreux marins et de nombreux comédiens en étaient du moins persuadés. Et on aurait fort mauvaise grâce à les en blâmer.
Cette tradition des matous attachés aux principales scènes dramatiques est-elle plus typiquement anglo-saxonne, voire américaine, que française ? Peut-être bien. Je n’ai jamais rencontré de chats, pour ma part, à la Comédie-Française. Et je le déplore. Un article signé d’Andrew Parsons dans le Times du 30 décembre 2000 est, à cet égard, fort instructif.
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Il nous raconte la vie de Misty, un gris tacheté, qui passe la moitié de son temps à dormir sur une panière remplie de rideaux, sous la scène du Strand Theatre de Londres. Les poulies qui actionnent les décors et qui grincent, le plateau au-dessus de sa tête qui résonne du tonnerre des pas et des voix, tout cela ne l’incommode que modérément… Et l’auteur de l’article donc de nous préciser qu’il fut un temps où chaque théâtre qui se respectait avait un Misty dans sa troupe, qui faisait partie de la vie de bohème des artistes et suscitait un nombre incroyable de situations des plus cocasses quand il pénétrait sur la scène, au beau milieu d’un acte, devant toute l’assistance.
On prétend que la présence nonchalante des chats permettait aux comédiens de se détendre, d’évacuer un peu le trac qui les oppressait avant d’entrer en scène. Je le crois volontiers… Mais j’ai parlé de superstition. On a longtemps cru surtout que les félins y attiraient la chance. Mais je préfère citer l’article du Times :
« Richard Hugget, dans The Curse of Macbeth [La Malédiction de Macbeth], suggère l’idée qu’un chat qui fait ses besoins dans la garde-robe représente le meilleur présage que l’on puisse espérer, et nous rappelle que c’est justement ce qui est arrivé à Noël Coward le soir de la première de sa pièce Le Vortex, qui devint un immense succès. »
Hélas ! Dans la plupart des théâtres, les chats ont depuis peu disparu, victimes des restrictions de budget, des rigueurs administratives, des mesures de sécurité, des alarmes trop sensibles aux moindres mouvements intempestifs et des règles d’hygiène poussées à l’absurde. Des procédés plus modernes de dératisation des locaux ont été mis au point. À quoi bon des chats en train de faire la sieste dans les décors ou de surgir sur scène au moment le moins souhaité ?
L’acteur Jon Holliday se souvient ainsi d’une représentation d’une pièce intitulée White Cargo, au Palace Theatre de Redditch, en 1951. L’acteur principal s’appelait Geoffrey…
« Le décor était constitué d’une simple case au cœur de l’Afrique et la pièce racontait les mésaventures d’un Blanc, ou comment la chaleur et la soif finissaient par avoir raison de tous les principes moraux d’un homme. Je me trouvais sur le plateau avec Geoffrey le soir de la première lorsque notre mascotte a fait irruption. Nous ignorant totalement, elle est venue s’installer au beau milieu de la scène et, le regard survolant la rampe, a contemplé le public. “Vire-moi ce tigre de là”, a hurlé Geoffrey. »
Pour nous rassurer un peu, tout de même, l’auteur de l’article nous assure que plusieurs chats prospèrent encore dans le West End, mais confinés le plus souvent au hall d’entrée des théâtres.
À l’Albery tout de même, niché au fond d’une ruelle bourrée de restaurants, qui donne sur St. Martin’s Lane, les chats continuèrent encore récemment de prospérer. Ses deux pensionnaires attitrés (au sens où l’on parle des pensionnaires de la Comédie-Française, bien entendu !) s’appelaient Boy Cat et Girl Cat. De sacrés duettistes ! On avait eu besoin d’eux, au début, parce que l’endroit était infesté de souris…
Au tout début de sa carrière, Boy Cat s’était illustré en dévorant, un soir de gala, le bouquet destiné à la princesse Margaret. Au cours d’une représentation de Pygmalion, il a également traversé la scène, sauté dans le public et pris place sur un siège inoccupé, juste au premier rang, où son voisin le combla de caresses jusqu’au baisser de rideau.
On pourrait, avec l’auteur de l’article précité, multiplier les anecdotes ou incidents de ce type. J’ai dit, à propos de Rossini (voir cette entrée), comment un chat avait perturbé la première représentation de son Barbiere di Siviglia à Rome, en 1816… Pendant les représentations de La Cantatrice chauve au théâtre de la Huchette, dans les années 1950, un chat noir avait pris l’habitude de traverser la minuscule scène sans s’arrêter. Ionesco en était enchanté. Comme si le matou s’intégrait de plein droit à son univers absurde.
Mais peut-être, en règle générale, que la présence insaisissable, incontrôlable et imprévisible d’un chat sur scène était, pour un comédien, le meilleur des révélateurs de son art. Il devait alors improviser. Garder son aplomb. Son sérieux. Quelle leçon ! À la façon de cet acteur admirable, on l’a vu, qui hurlait, prétendant toujours être en Afrique : « Vire-moi ce tigre de là ! »
Les chats et les aventuriers ne font pas toujours bon ménage. C’est que les chats, eux, aiment rester en ménage. Ils s’attachent à leur territoire. Ils sont casaniers et non pas globe-trotters. S’il fallait compter sur eux pour assurer les ventes des Guides du routard, la faillite de l’entreprise ne ferait pas un pli ! Ils préfèrent leurs fauteuils, leurs coussins. Ou, mieux encore, les nôtres ! Ils ne cherchent pas à visiter les literies de l’autre bout du monde.
Autrement dit, je n’avais jamais associé tout d’abord les chats – ou la présence des chats – à Ella Maillart, qui fut l’une des plus formidables et intrépides voyageuses du XXe siècle, qui traversa plus ou moins clandestinement la Russie stalinienne jusqu’au Turkestan et au Caucase après avoir séjourné à Moscou au début des années 1930, qui parcourut peu après la Chine ravagée par les seigneurs de la guerre, à pied, en bateau, à cheval ou en voiture, de Pékin jusqu’au Tibet, Ella Maillart pour qui conduire aussi une automobile, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, entre Genève et Kaboul, représentait une partie de plaisir… et l’on en passe ! Autant d’expéditions qui firent ensuite la matière de livres mémorables. Eh bien, j’avais tort. Les chats et Ella Maillart firent toujours bon ménage !
Aussi insaisissable qu’elle fût, il lui arriva d’être adoptée par un chat. Celui-ci parvint-il du même coup à l’immobiliser ? Bien sûr que non. C’est ce chat qui devint un pèlerin avec elle, aux Indes, alors que la dernière guerre ravageait une bonne partie du globe.
Le nom de cet invraisemblable voyageur : Ti-Puss.
Pourquoi ce nom peu vraisemblable aussi ?
Parce qu’il n’était encore qu’un chaton malingre, obstiné, remarquablement laid et promis à la vie brève d’un paria, d’un mendiant pathétique, aux Indes, quand Ella Maillart l’appela : « Brave petit Pussy ! » La contraction s’imposa. L’animal fut ainsi baptisé. Et adopté. Ti-Puss ! Il allait passer à la postérité…
Chère Ella Maillart !
J’aurais dû pourtant m’en douter tout de suite, qu’elle aimait les chats. Le jour de sa première visite chez nous, au tout début des années 1980, Nessie, notre belle tigrée, lui fit le meilleur accueil et vint se frotter contre ses jambes car elle avait senti en elle une amie. Cette fois-là, quand Nicole et moi l’accueillîmes quai d’Anjou, nous ne savions encore rien d’elle. Quelque temps plus tôt, après la parution de mon livre Yedda jusqu’à la fin, où j’évoquais la vie de notre passionnante et vieille amie qui avait fini ses jours à l’étage au-dessus de chez nous et avait séjourné longtemps, en compagnie de son mari, l’archéologue et orientaliste André Godard, en Afghanistan puis en Iran, cette femme, cette inconnue pour moi, Ella Maillart, m’avait écrit. C’est que mon livre l’avait émue, m’expliquait-elle. Elle avait bien connu Yedda Godard autrefois, à Kaboul ou à Téhéran, et serait heureuse de me rencontrer et d’évoquer son souvenir.
Nous la vîmes donc arriver peu après dans le petit appartement entresolé que nous occupions alors, au-dessus de celui de mes parents. Tout juste si sa tête ne heurtait pas le plafond. Elle me parut à la fois géante et douce. Des pieds immenses qui fascinèrent Nicole. Un sourire très bienveillant. Un visage viril, allongé, taillé à grosses facettes. Et un regard d’un bleu clair, profond, indulgent. Aucune forfanterie chez elle. Elle n’évoqua son passé qu’incidemment, cette fois-là. Elle était bien installée dans le présent, comme notre chatte Nessie qui se retrouva très vite sur ses genoux.
Nous parlâmes un peu de mon livre. Et surtout de Yedda Godard. Tout de même, elle nous intriguait, notre visiteuse née à Genève en 1903 mais qui s’était trouvé un repère à Chandolin, l’un des villages les plus hauts du Valais, un refuge dans des altitudes fort peu accessibles (que nous visitâmes par la suite).
Nous prîmes bientôt l’habitude de nous revoir. De déjeuner et de dîner ensemble, chaque fois qu’elle venait à Paris. De nous écrire. Nous apprîmes peu à peu qu’Ella avait représenté la Suisse dans l’équipe de voile, aux jeux Olympiques de 1924, qu’elle avait par la suite entraîné les skieurs de son pays pour les compétitions suivantes, qu’elle avait été une proche amie d’Alain Gerbault, le mythique et solitaire navigateur au destin si tragique, et que ses propres livres de voyage avaient connu, dans les années 1930 et 1940, un vif succès avant de sombrer dans l’oubli. En bref, une solide, confiante et réconfortante amitié (comme se doivent de l’être toutes les vraies amitiés qui sont si rares hélas !) se forgea entre nous, si bien qu’elle me demanda peu après de préfacer l’un de ses livres que les éditions Payot entendaient rééditer : La Voie cruelle.
Aucun de ses ouvrages d’autrefois n’était à ce moment-là disponible. Personne ne savait plus, a fortiori, qui avait été Ella Maillart. La Voie cruelle relatait son épopée de juin 1939 vers l’Afghanistan, au volant d’une Ford moteur V8 de 18 CV, en compagnie de l’insupportable, maladive, dépressive, torturée et droguée Annemarie Schwarzenbach (qui, par la suite, a connu elle aussi une sorte de retour en grâce, a inspiré une forme de fascination chez beaucoup de jeunes gens qui admirèrent ses engagements politiques et sa liberté sexuelle). Autrement dit, il était indispensable de présenter Ella Maillart à de nouvelles générations de lecteurs.
J’eus beau lui faire observer que je n’étais pas le préfacier idéal ou complice pour un tel livre, que je me considérais comme un sédentaire résolu, fidèle comme un chat à mon territoire et peu désireux d’en changer, me méfiant sans cesse de ceux qui font le tour du monde mais sans y entrer (comme le disait Stendhal), que je quittais en somme peu volontiers l’île Saint-Louis au profit du continent et jugeais la place de la Bastille comme une contrée déjà inquiétante et hyperboréenne, rien à faire, elle n’en démordit pas, je devais écrire cette préface. Sa volonté était aussi implacable que sa douceur. Je me mis donc au travail.
Le livre sortit au début de l’année 1989. Ella fut peu après l’invitée de Bernard Pivot pour son émission « Apostrophes ». Nous l’accompagnâmes dans le studio d’enregistrement, Nicole et moi. Ce soir-là, elle creva l’écran. Vola la vedette à Bernard Pivot et aux autres invités. Non parce qu’elle fit son numéro mais au contraire parce qu’elle se montra prodigieusement détachée, naturelle, amusée d’être là, sans songer à se mettre en avant et à vanter sa marchandise, sans jouer les baroudeurs, les explorateurs ou les vieilles dames indignes. Autant dire qu’elle conquit son public. Son livre fut dès le lendemain un grand, très grand succès de librairie. Elle se découvrit alors, tout soudain, de nouveaux admirateurs, pour ne pas dire de nouveaux disciples, et fut entourée désormais et jusqu’à sa mort d’une petite cour – qu’elle accueillit avec une bienveillance amusée et indulgente – qui désormais la célébrait et prétendait, ce qui était un peu plus fort de café, l’avoir toujours connue et suivie !
Bien entendu, l’éditeur Payot, ravi de l’aubaine, republia ses autres titres.
Parmi ceux-ci : Ti-Puss ou l’Inde avec ma chatte, qu’elle avait d’abord écrit en langue anglaise et qui était paru chez l’éditeur Heinemann en 1951. Elle ne manqua pas de nous l’offrir et de nous le dédicacer, comme tous les autres. C’est que nous ne cessions de nous voir – et de correspondre. Jusqu’à sa mort à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, à Chandolin, en 1997…
Je me garderai bien ici d’une analyse détaillée et d’un résumé des mille anecdotes, circonstances et descriptions de ce livre. Mieux vaut le lire. De ces pages se dégage une forme de mélancolique enchantement. Il suffira de savoir que Ti-Puss, qui ne payait pas de mine avec son museau un peu trop allongé, ses oreilles qui n’en finissaient pas, sa fourrure grise et tachetée, avait tout de même une sacrée personnalité. Difficile d’en douter. Il ne fallait pas être médiocre pour vivre avec Ella. Ou, mieux, pour oser lui emboîter le pas, parcourir l’Inde, se blesser à la patte, guérir, se baigner dans le Gange, tutoyer les mendiants et les gourous, les Occidentaux et les sages hindous, les intouchables et les lamas tibétains… et en même temps rester totalement chatte, donner naissance à des petits et assister Ella dans la rédaction de La Voie cruelle précisément.
Un point mérite toutefois d’être souligné. Ti-Puss accompagna Ella dans ses errances géographiques, de la province méridionale du Kerala aux ashrams du nord de l’Inde, et de Bombay à Calcutta. Mais Ella fit mieux. Elle accompagna Ti-Puss dans ses voyages intérieurs. Les vieux maîtres assis en tailleur et plongés dans leurs pensées, les prophètes laconiques dont les silences tentent de vous inculquer le chemin de la Sagesse, les fakirs sur leur lit de clous ou de méditation, c’était bien joli. Mieux valait tout de même un chat pour saisir la plénitude de la vie. Voilà ce qu’Ella Maillart comprit avec Ti-Puss.
Alors que le monde se déchirait, que l’impensable et l’innommable se déployaient derrière les barbelés des camps de concentration et d’extermination nazis, que des villes entières disparaissaient sous les bombes et les flammes, que des civils autant que des militaires partaient en fumée et que les Américains s’apprêtaient à lancer leurs bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, Ella Maillart, en Inde, avait Ti-Puss pour tenir bon face à ces nouvelles d’épouvante, pour à la fois l’ancrer dans une existence concrète, réelle, et non dans la nébuleuse abstraction du non-être, et lui donner quelques indispensables leçons spirituelles.
Les chats sont les meilleurs gourous. En avait-on jamais douté ?
Ti-Puss joua ce rôle pour Ella. Comme pour l’encourager à franchir les treize paradis – ou états de conscience – qui conduisent à la Perfection, selon une vieille croyance indienne qu’il serait inutile de contester ici.
Avez-vous bien observé un chat à sa toilette ? Il est admirable de concentration, de vigilance, de méticulosité et aussi de rigueur méthodique dans cette besogne. Une patte et l’autre, et puis le dos, et puis son derrière qu’il lèche avec application. Rien ne saurait le distraire. C’est peut-être cela qui frappe dans le comportement du chat, en règle générale : cette intense concentration qu’il met à ce qu’il fait. Il n’a pas cette aptitude de l’homme qui agit machinalement et pense à tout autre chose, qui se rase le matin par exemple et se demande comment il deviendra président de la République. Quand le chat se rase ou, du moins, quand il se lisse les moustaches et se lèche la patte pour la frotter ensuite contre les oreilles, il ne pense qu’à ça et non à la façon dont il corrigera le matou de la voisine qui empiète un peu trop sur son territoire, ou dont il attrapera le moineau qui sautille avec trop d’impudence sur le balcon, en face de lui.
Les esprits malveillants en concluront que le chat est d’un intellect limité puisqu’il n’est pas fichu de faire une chose et de penser à une autre en même temps. Je crois que les esprits malveillants auront tort. La concentration du chat est digne au contraire de tous les éloges. Elle relève presque du domaine du spirituel. Comme si l’intensité de vie du chat se focalisait sur chaque instant vécu, sans se détourner de son but, qui est de vivre, de bien vivre, de déguster chaque goutte du présent.
La pratique du tir à l’arc et la cérémonie du thé, pour les bouddhistes ou les sages zen, relèvent un peu du même principe. J’allais dire du même rituel. Ou du même rassemblement dans la perfection de chaque geste, pour atteindre à une forme de plénitude… ou de détachement de soi.
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Le chat est propre. Le chat tient à son apparence. Le chat est impeccable, lustré et net. Le chat est un aristocrate. Chaque chat sans exception. Même le chat de gouttière le plus résolu, le bâtard des bâtards. Lui aussi est un dandy, un Brummell, un prince des toits, à sa façon. Et le chat, à sa toilette, vaut encore tous les sages, fakirs, bonzes et mages de l’Orient. Quand il se nettoie, se lèche, se lustre, rien encore une fois ne peut le distraire. Aucune frivolité ni tentation extérieure. Il se replie sur ce qu’il accomplit. Le monde fait alors silence autour de lui. C’est un mystique de l’hygiène. Un illuminé.
Les vétérinaires et les hygiénistes vous diront en passant que le chat, en se toilettant, en léchant et avalant ses poils, absorbe du même coup des lécithines et autres indispensables vitamines du groupe B qui le préserveront de carences désolantes. Sans doute. Mais pour lui, pour nous, là n’est pas l’essentiel. Je ne suis même pas sûr que le chat soit intellectuellement persuadé des vertus de la vitamine B. En revanche, il sait qu’il doit rester propre. Que sa dignité en dépend. Un chat est toujours très susceptible en matière de dignité. Très anglais en quelque sorte. Il déteste par exemple qu’on se moque de lui. Il ne le supporte pas.
On dit qu’il ne faut pas déranger un chat qui dort. Assurément. Il ne faut pas déranger non plus un chat qui se toilette, un chat formidablement occupé à cette tâche – comme si plus rien ne comptait autour de lui et dans le monde. Ni les menaces atomiques, les catastrophes écologiques, les attentats terroristes, le chômage ou le matou de la voisine qui empiète sur son domaine.
Cette intensité, il faut toujours revenir là-dessus, force notre respect. Et peut-être même notre envie, à nous qui ne sommes pas mystiques, qui ne savons pas faire le vide autour de nous et en nous, pour bien préparer et déguster notre thé ou décocher notre flèche, qui pensons pour tout dire à mille choses en nous rasant.
À vrai dire, il ne faut déranger les chats en aucune occasion. C’est eux qui ont le génie de nous déranger si souvent et n’éprouvent aucun scrupule à cela. Telle est la plus terrible inégalité de traitement entre eux et nous.
(Cette dernière et irréfutable observation nous éloigne un peu de leur toilette, mais peu importe…)
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À quoi reconnaît-on un personnage mythique ?
À deux facteurs au moins.
Il affirme tout d’abord un trait de caractère ou une attitude devant la vie et la mort qui relèvent de quelque chose de simple, de définitif, comme s’il incarnait désormais ce modèle, en devenait la référence absolue. Ce personnage mythique, par ailleurs, est toujours beaucoup plus célèbre que l’écrivain qui, le premier, l’a imaginé, au point parfois de l’éclipser complètement.
Tout le monde connaît Robinson Crusoé. Tout le monde ne connaît pas Daniel Defoe. On ne cesse de faire référence à don Juan. Sait-on qu’il fut créé par le dramaturge espagnol Tirso de Molina avant d’être repris et enrichi par Molière, Mozart et d’autres ? Don Quichotte est immortel. Dans son ombre seulement se cache la silhouette souvent peu distincte de Miguel de Cervantès…
Osera-t-on dire que Tom et Jerry sont mythiques ? Je ne jurerai pas que leur postérité sera aussi durable ni aussi féconde que celle des personnages précités. Nous laisserons du moins l’avenir en décider. Il n’empêche qu’ils incarnent eux aussi, dans les centaines de dessins animés dont ils ont été les héros et qui ont enchanté des générations et des générations d’enfants, à partir des années 40, quelque chose de fondamental : la lutte éternelle du fort contre le faible, du rustaud contre le malin, du brutal contre le rusé.
D’un côté Tom, le chat domestique gris qui ne demande rien à personne mais qu’il ne faut pas trop chatouiller à rebrousse-poil, et de l’autre Jerry, la petite souris brune et impertinente qui ne cesse de le provoquer, de le déranger et qui va déchaîner sa colère.
Tom et Jerry sont des gloires universelles, répétons-le. C’est en revanche dans la plus parfaite indifférence qu’est mort chez lui, à Los Angeles, le 18 octobre 2006, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans, Joseph Roland Barbera, dont le fidèle collaborateur et complice, William Hanna, avait disparu aussi discrètement, lui, en 2001, à l’âge non moins respectable de quatre-vingt-dix ans.
Bien entendu, les cinéphiles connaissaient de longue date le tandem Hanna-Barbera, qui avait créé la société d’animation du même nom, mais ils étaient bien les seuls. Ils savaient que Barbera était le dessinateur et Hanna le producteur, et qu’ils avaient été à l’origine de plus de trois cents dessins animés. Qui se souviendra bientôt de tout ce que la culture populaire américaine leur doit ? Tom et Jerry, eux, continuent pendant ce temps de se jouer les tours les plus pendables, de se tendre les pièges les plus effroyables, de se montrer l’un envers l’autre d’une parfaite déloyauté, de se ridiculiser… en un mot de se porter comme des charmes et de vivre sur les écrans avec la même intrépidité survoltée et joyeuse.
Les enfants, bien entendu, sont toujours du côté de Jerry. Du côté de la souris qui se montre plus faible, plus petite, plus maligne, plus impertinente. Les enfants ont-ils raison ? Mais non, ils sont pervers, ils sont cruels, ils sont violents, sans indulgence ni imagination pour la souffrance d’autrui ! Tout cela est bien connu depuis Freud ou saint Augustin ! Voilà précisément à quoi l’on reconnaît incidemment que l’on a vieilli. Quand on se rend compte que l’on est devenu un peu moins féroce ou un peu plus en mesure de se projeter hors de soi-même. Quand, face à des personnages mythiques, notre jugement sur eux se retourne ou évolue. Ou, plus exactement, quand ces personnages se révèlent d’une telle richesse que l’on ne finit pas d’en explorer successivement les facettes, aux différents âges de sa vie. Résumons-nous, quand on se met à préférer Tom, qui mérite notre compassion, et non pas Jerry, cette peste insupportable sinon infréquentable.
Vous me direz, Tom est un chat et c’est pour cela qu’il suscite votre indulgence. Bien sûr que Tom est un chat et bien sûr qu’il suscite mon indulgence. Mais il y a plus tout de même. Il y a cet agacement que j’éprouve sans cesse devant ce lieu commun du « petit qui a toujours raison ». Trop d’aînés en ont souffert dans les familles nombreuses, qui se révèlent forcément coupables aux yeux de leurs parents quand, excédés, ils réagissent enfin aux provocations des plus jeunes qui se savent forcément intouchables dans l’impunité de leur supposée faiblesse (et ne voyez là nulle rancœur personnelle, j’étais le plus jeune d’une famille de trois enfants !). Jerry n’en rate pas une, qui s’arrange toujours sournoisement pour mettre Tom en faute et le faire poursuivre par Mammy-Two-Shoes, la redoutable gardienne des lieux. Celle-ci menace-t-elle de le mettre à la porte à la prochaine vaisselle cassée, aussitôt Jerry va s’arranger pour que Tom tombe dans le piège et brise à peu près tout ce qu’il est possible de mettre en pièces dans la maison : assiettes, soucoupes, tasses, verrerie, plats, lampes, statuettes et bibelots.
Non, les petits n’ont pas toujours raison. Au contraire, ce sont eux, en règle générale, qui bravent la loi et provoquent les aînés avant de se réfugier dans le giron paternel ou au fond de leur souricière. Ils s’irritent de leur faiblesse. La quiétude du plus grand, du plus fort, leur est insupportable, et ils ne songent qu’à la mettre à mal. Pour tout dire, les petits sont des terroristes en puissance, des aigris, des lâches et des égoïstes de tout poil. On ne dira jamais assez de mal de Jerry.
Qu’est-ce qu’un drame ou une tragédie ? En général, la conséquence d’un désordre ou d’une transgression de l’ordre, la rupture des règles écrites ou tacites du monde et de la société. Parfois aussi un conflit entre deux catégories contradictoires d’obligation – celle qui consiste à obéir aux Dieux ou bien à la Cité, à l’Honneur ou bien à son Roi. Ce qui nous rapproche sans aucun doute d’Antigone ou du Cid mais ne nous éloigne pas tellement de Tom et Jerry.
Là aussi, au départ, il y a un ordre. Une tranquillité domestique et animalière. Chaque chose, et chaque être, à sa place, dans son rôle. Le rôle, tout est là ! Au fond, drame ou tragédie naissent aussi quand quelqu’un entreprend de changer sa place – ou son rôle. Au départ, il y a donc Tom, le brave chat qui ronronne, qui somnole et qui ne demande rien à personne. Et il y a Jerry dans sa souricière, qui devrait se contenter, comme l’honnête souris qu’elle n’est pas, de se tenir à l’écart des griffes du matou et de grignoter son morceau de gruyère.
Hélas ! l’ordre va être ébranlé.
Par qui ?
Voilà la bonne question. Autrement dit, voilà le coupable !
Par Tom ?
Bien sûr que non. Il est placide, attentif à son confort et soucieux de son appétit. En bref, il ne demande qu’à exercer avec bonhomie son brave métier de chat qui considère qu’une souris n’est pas à l’occasion le dessert le moins succulent qui soit (mais qui jamais bien entendu ne voudrait la mort du pécheur ou de Jerry car ils s’aiment sans l’avouer, ils seraient malheureux l’un sans l’autre) !
L’ordre ébranlé par Jerry, alors ?
Évidemment. C’est bien cet abominable souriceau qui fiche tout par terre. Qui va par exemple troubler la sieste de Tom – et cela est le crime des crimes. On ne doit JAMAIS déranger un chat qui dort. Sait-on que le prophète Mahomet préféra un jour abandonner son manteau sur un pan duquel un chat s’était endormi plutôt que de réveiller l’animal en se levant ? Jerry n’a pas de ces scrupules. Tout est bon, à ses yeux, pour créer du désordre. Ou, mieux, du chaos. Pour mettre la maison sens dessus dessous. Pour se chercher les alliés parmi les plus vicieux possibles, comme l’abominable Spike (appelé parfois Killer), le bouledogue voisin. Étonnez-vous après cela que Tom mobilise pour sa défense (et son attaque) toutes les armes possibles, le rouleau à pâtisserie, la hache, le fusil, la dynamite ou, pire, le grille-toasts. Ou bien se cherche à son tour quelques précieux alliés, comme Butch, le chat de gouttière noir qui éprouve raisonnablement pour Jerry des sentiments peu amènes.
C’est bientôt l’apocalypse dans la maison, le jardin ou le monde. Tout vibre, s’écroule, explose. Tom en voit trente-six chandelles. Drôle d’anniversaire ! Il est rendu pathétique, pitoyable, ridicule. On le déshabille de sa fourrure. On le passe sous un rouleau-compresseur, il devient aussi plat qu’une crêpe, avant qu’il puisse retrouver forme et fourrure. On l’aime. Jerry peut bien crâner, triomphateur, ricaneur et sournois. On le déteste.
Il m’a fallu en tout cas du temps pour le détester. Pour comprendre, autrement dit, que j’avais vieilli.
P.S. : Les piliers de bar et plus précisément les amateurs de cocktails connaissent sans doute le Tom & Jerry. Le réussir n’est pas à la portée du premier soiffard venu. Il faut séparer le blanc et le jaune d’un œuf, mélanger dans une casserole, à feu doux, le jaune avec deux bons centilitres de rhum ambré, du sucre, du poivre, de la cannelle et de la noix muscade râpée, puis incorporer délicatement le blanc battu en neige avec une copieuse cuillerée de cognac. De quoi réveiller un mort ou donner à Tom l’envie de reprendre des forces pour corriger enfin et une bonne fois Jerry.
Reste que ce cocktail ne doit pas son appellation aux héros de Hanna et Barbera. Il fut inventé par un barman né dans le Connecticut en 1825, qui officia sur un navire avant de se fixer à l’El Dorado de San Francisco puis de régner sur le bar du Metropolitan Hotel de New York. On lui doit aussi, soit dit en passant, l’invention du Blue Blazer – autre cocktail d’anthologie. Pourquoi ce nom de Tom & Jerry, alors ? Tout simplement parce que notre barman s’appelait Jerry Thomas et qu’il n’avait plus ainsi qu’à marier son prénom et son nom de famille.
Une question toutefois demeure : Hanna et Barbera étaient-ils des adeptes du Tom & Jerry ? Est-ce un soir, dans la douce et éthylique euphorie consécutive à la dégustation de ce cocktail, qu’ont pu naître, comme surgis des vapeurs de l’alcool, du cognac et du rhum ambré, ces deux personnages, déjà baptisés en quelque sorte ? Est-ce que le chat Tom et la souris Jerry se sont pour tout dire matérialisés hors du verre, à la façon du bon génie hors de la lampe d’Aladin ?
J’aimerais le croire.
Eh bien, à la santé de Tom… et même de Jerry, allons, soyons bon prince !
Les chats savent-ils se faire comprendre par leurs miaulements ? Sait-on bien les traduire ? En comprendre les inflexions, les modulations, les tonalités ? Celles-ci sont-elles codées ?
Nous l’avons tous plus ou moins observé : les chats en colère se débrouillent fort bien pour nous faire part de leurs sentiments par leurs appels rageurs. Ou quand ils exigent impérativement quelque chose. Leurs miaulements peuvent se révéler encore plaintifs ou apeurés. Articulent-ils pour autant des discours du type : « J’ai mal dormi cette nuit et je mangerais volontiers du blanc de poulet au petit déjeuner » ? Pas sûr.
Au XVIIIe siècle, du temps de l’Encyclopédie, l’abbé Galiani, l’ami et le correspondant de Diderot, s’était spirituellement et savamment penché sur la question du miaulement des chats. Voici, pour l’essentiel, ce qu’il en disait :
« Il y a des siècles qu’on élève des chats, et cependant je ne trouve personne qui les ait bien étudiés. J’ai le mâle et la femelle ; je leur ai ôté toute communication avec les chats du dehors et j’ai voulu suivre leur ménage avec attention ; croiriez-vous une chose ? Dans le mois de leurs amours, ils n’ont jamais miaulé ; le miaulement n’est donc pas le langage de l’amour des chats ; il n’est que l’appel des absents.
« Autre découverte sûre : le langage du mâle est tout différent de celui de la femelle, comme cela devait être. Dans les oiseaux, cette différence est plus marquée ; le chant du mâle est tout à fait différent de celui de la femelle ; mais, dans les quadrupèdes, je ne crois pas que personne se soit aperçu de cette différence. En outre, je suis sûr qu’il y a plus de vingt inflexions différentes dans le langage des chats, et leur langage est véritablement une langue, car ils emploient toujours le même son pour exprimer la même chose. »
Si le langage des chats est donc véritablement une langue, comme s’en persuadait avec un peu d’intrépidité le bon abbé Galiani, alors pourquoi pas un dictionnaire chat-homme et même un traducteur simultané, pendant qu’on y est ?
Vous croyez que je plaisante ?
Hélas non !
En 1994, l’agence Reuters annonçait que l’un des plus grands fabricants de jouets japonais, Takara, avait prévu le lancement d’un appareil, le « Meowlingual », capable d’interpréter le miaulement des chats. Cette console électronique qui tient dans le creux d’une main afficherait la traduction sur un écran et serait vendue 8 800 yens (environ 60 euros). Précisons que le même fabricant avait déjà fait fortune avec un « Bowlingual » qui interprétait les aboiements des chiens et avait été vendu à plus de 300 000 exemplaires au pays du Soleil-Levant.
Bien entendu, vous me direz que, pour la plupart d’entre nous, la connaissance du japonais est plus difficile encore que celle du langage des chats. (Et le langage des chats japonais est-il le même que celui des chats d’Aubervilliers ou de Marseille ? La réponse n’est pas évidente. Sans parler de leurs accents…) En bref, nous serions bien avancés de voir apparaître sur nos écrans les signes et idéogrammes japonais de la traduction. Sans doute, sans doute… Reste qu’une traduction simultanée en japonais-français ou anglais ne serait pas impossible non plus.
Cela étant, je ne sais ce qu’il est advenu de cette bouffonne invention. Aucun modèle européen n’a été commercialisé, à ma connaissance. Au printemps 2007, de passage au Japon, je me suis enquis du « Meowlingual » dans des boutiques de jouets de Kyoto. On m’a pris pour un fou. Peut-être n’avait-on pas tout à fait tort. Reste que ce sont les fabricants de jouets, et l’honorable M. Takara en premier lieu, qui avaient commencé. Ou qui avaient exploité, avec un cynisme mercantile sans bornes, l’insondable sottise des humains.
C’est une bien étrange conviction que de se persuader de la transmigration des âmes, d’un corps à un autre, après la mort. Un dogme qui, pour certains, peut se révéler cependant de quelque réconfort.
Revivre plus précisément, après sa disparition, dans le corps d’un chat, devenir chat, avec toutes les vertus, les savoirs et l’aptitude au bonheur ou au confort d’un chat, on connaît des fatalités plus épouvantables – si toutefois ce chat avait la chance de bénéficier d’une compréhensible famille d’accueil…
L’anecdote que je veux vous confier, à ce sujet, a été racontée, ou écrite, par un officier britannique dénommé Thomas Edward Gordon, en poste aux Indes au XIXe siècle.
Il se souvenait que, pendant vingt-cinq ans, une consigne orale, ajoutée aux ordres écrits destinés à la garde indigène du palais du Gouvernement, près de Poona, stipulait que tout chat franchissant la grille d’entrée au crépuscule devait être considéré comme Son Excellence le gouverneur, et salué par conséquent en tant que tel.
Pourquoi ?
Tout simplement, racontait Gordon, parce que sir Robert Grant, gouverneur de Bombay, était décédé en ces lieux en 1838. Le soir de sa mort, on vit un chat sortir du palais par la grille principale puis aller se promener le long d’une certaine allée, exactement comme lui-même avait pris l’habitude de le faire chaque soir.
Un garde hindou qui avait été témoin du phénomène en avait averti ses coreligionnaires qui se perdirent en diverses conjectures. Un membre de la caste des prêtres en conclut que l’esprit du disparu avait investi un animal domestique. Comme il était difficile de savoir exactement lequel, il fut décidé que tous les chats passant par la grande entrée après la tombée de la nuit seraient traités avec le respect et les honneurs qui lui étaient dus. Cette décision fut acceptée sans discussion par les serviteurs indigènes et autres personnels attachés aux lieux. Ordre fut donc donné en conséquence aux sentinelles en faction à l’entrée de « présenter les armes aux chats qui, le soir venu, passeraient par là ».
On voit par là que les hindous sont des gens fort sages. Mais, plus généralement, il me semble que l’on devrait rendre les honneurs à tous les chats qui se présentent devant nous. S’ils sont la réincarnation d’humains aux responsabilités et aux titres considérables, cela s’impose bien entendu. Mais plus encore s’ils ne le sont pas. S’ils ne sont que des chats qui ont la sagesse de rester chats et d’ignorer tout de nos médiocrités, de nos ambitions et de nos bassesses.
Comment ne pas saluer Tybert, l’un des premiers chats de la littérature de langue française ? Et comment ne pas faire preuve à son égard d’une forme de perplexité un peu affligée ?
Pourquoi ?
Parce que, dans l’enchevêtrement des récits qui composent Le Roman de Renart et dont la rédaction s’échelonne sans doute de la fin du XIIe à la fin du XIIIe siècle, le matou dénommé Tybert ne joue pas un rôle particulièrement reluisant. C’est même un triste sire, un coquin de la pire espèce, un paresseux et un glouton qui vit de rapines et qui s’y entend comme personne pour tromper son monde.
Il n’est pas le seul, me direz-vous. Certes ! Renart est un fripon qui n’a rien à lui envier. Aucun doute non plus là-dessus. Mais il y a tout de même une différence notable entre eux.
Renart est un véritable outlaw, comme on ne le disait pas encore dans la France médiévale. Il vit en dehors des hommes et de leurs lois. C’est un sauvage. Ou un animal sauvage, c’est la même chose. Tybert, lui, n’est pas de cette espèce-là. Bien sûr, il ne se reconnaît ni Dieu ni maître. Il ne partage sa vie avec aucune famille. N’adopte pas de gîte permanent dans telle ferme ou demeure. Il se promène librement à travers bois, champs et prairies. Cependant, les hommes ne le considèrent pas a priori avec animosité. Ne se font pas un devoir de l’abattre sans sommation comme un bandit… ou comme un renard ! En somme, il est susceptible, à l’occasion, de se rapprocher d’eux, de nouer avec eux des alliances objectives. Toujours cette double nature du chat, qui fonde sa singularité et que Tybert, premier héros et chat de la littérature française, illustre déjà à sa manière. Il est sauvage et il ne l’est pas. Il côtoie les hommes mais n’appartient à personne.
Cela dit, répétons-le, c’est un triste sire. Ah, pour tromper Renart, il s’y entend comme personne. Les deux compères trouvent-ils une andouille abandonnée près du chemin, à l’entrée d’une terre labourée, Renart s’en saisit le premier. Mais Tybert lui donne la leçon, lui explique, bon apôtre, qu’il ne faut pas la porter comme ça, dans sa gueule, en laissant les deux extrémités traîner par terre, ce qui est sale, à soulever le cœur. Et il lui donne la leçon…
« Tybert prend l’andouille, serre un des bouts entre ses dents, la balance et la rejette sur son dos.
— Voyez-vous, compain, dit-il, cela s’appelle porter une andouille ; elle ne prend pas de poussière, et ma bouche ne touche que ce qu’on ne mange pas… »
N’insistons pas davantage ! Tybert s’arrangera très vite pour se mettre hors de portée de Renart et s’empiffrer tout seul de l’andouille. Et, de plus, en faisant la leçon à son compagnon.
Voilà peut-être, au fond, ce qui nous chagrine vraiment dans ce Roman de Renart. Non pas tant la malice du chat, sa friponnerie, sa façon de tromper son monde. Cela, c’est de bonne guerre. Le chat est un malin, on le savait. Nos lointains ancêtres l’avaient déjà souligné. Non, c’est le côté tartufe dont on l’affuble de surcroît, son côté bigot, bon apôtre et même délateur, à la fin de l’ouvrage, quand il consentira à arrêter Renart par surprise pour le ramener au tribunal, du Roi Noble, oui, c’est tout cela qui nous contrarie énormément.
Trop, c’est trop. Injuste. Inadmissible même. On proteste avec la dernière énergie. Tout comme on refuse de souscrire à la vision injurieuse de Rabelais quand il nous décrira un peu plus tard ses ignobles Chats Fourrés.
Le chat, en vérité, est tout sauf un tartufe, un bigot, un hypocrite, un mouchard. Le chat n’est pas davantage un chef de bande. Un meneur. Un flagorneur professionnel. Le chat agit pour son propre compte. Son propre confort. Il ne triche pas. Il assume ses forfaits – qui n’en sont d’ailleurs pas. Le monde est pour lui comme un immense self-service. Il se sert en rayon sans demander conseils ni permissions. À quoi bon ? Va-t-on lui reprocher d’être plus intelligent que les autres ?
Voilà ! C’est peut-être pour cela que les hommes et que les littérateurs, dès Le Roman de Renart, se sont, dans les faits et les livres, acharnés sur lui. Par pure jalousie. Parce qu’ils enviaient sa malice, sa connaissance du monde, son art du bonheur, et qu’ils ne le supportaient pas, qu’une telle supériorité appelait leur vengeance.
Le dépit mène à tout. À la plus scandaleuse injustice. Comme aux chefs-d’œuvre fondateurs de notre littérature.
Difficile d’évoquer les chats sans dire un mot de la tyrannie qu’ils exercent sur nous.
Et celle en retour que l’on exerce sur eux, me direz-vous ?
Non, je ne crois pas que, dans un tel cas, le mot de tyrannie convienne.
Pour qu’il y ait un tyran, il faut des sujets victimes de sa tyrannie, des êtres qui l’acceptent en quelque sorte. La fameuse dialectique du maître et de l’esclave, chère à Hegel, n’est-ce pas ? Le chat, lui, n’accepte rien. Il refuse le tyran car il refuse d’être son sujet. Il ne veut pas être soumis. Le chat peut être une victime, oui, parfaitement ! Et même un martyr à l’occasion. Le chat a été hélas trop souvent supplicié par l’homme et victime de son comportement sadique et cruel. Mais le chat n’a jamais considéré l’homme comme son tyran ou son maître. Comme son bourreau, sans doute – mais ce n’est pas du tout la même chose.
Revenons à la tyrannie qu’il exerce sur nous. À la soumission qu’il nous impose, quand nous nous plions à ses quatre volontés ! On pourrait multiplier les exemples à l’envi. Évoquer nos faiblesses, notre gâtisme même parfois à l’égard de nos matous favoris.
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Je ne prendrai qu’un seul exemple, emprunté au comportement d’un écrivain qui m’est cher : Raymond Chandler (1888-1959), qui fut non seulement l’un des plus grands écrivains de la littérature policière américaine mais surtout, comme Dashiell Hammett, l’un des auteurs d’outre-Atlantique les plus considérables du XXe siècle. C’est à lui que l’on doit des titres aussi célèbres que La Dame du lac ou Le Grand Sommeil et un héros aussi immortel que le détective privé Phil Marlow, qui a fini par se confondre un peu, dans notre esprit, avec Humphrey Bogart qui lui donna à l’écran son image quasi mythique.
Raymond Chandler donc aimait passionnément les chats. Ce qui ne transparaît guère dans son œuvre mais se révèle avec une évidence aveuglante et particulièrement savoureuse dans sa correspondance.
Pour en témoigner, cette lettre du 23 septembre 1948 à son ami James Sandoe :
« Notre chatte devient positivement tyrannique. Quand elle se trouve seule elle pousse des cris qui vous glacent le sang, jusqu’à ce qu’on accoure. Elle dort sur une table sous le porche de l’entrée de service et elle exige d’y être hissée et qu’on la descende. On lui donne du lait chaud vers huit heures du soir et elle commence à le réclamer à grands cris dès sept heures et demie. Quand on le lui apporte, elle en boit un peu puis elle va s’installer sous une chaise, puis elle revient et elle recommence à hurler jusqu’à ce qu’on revienne près d’elle pendant qu’elle recommence à boire un peu. »
Tout est dit, n’est-ce pas ?
À moins que Chandler – soupçon terrible ! – n’ait rien compris à son chat âgé, souffrant, victime d’angoisse, ayant besoin de sa présence et de celle de son épouse pour être rassuré, et se servant du lait comme prétexte pour les attirer près de lui…