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Juge de paix de Fontainebleau (Le)
Voici un homme dont il convient de se souvenir, qu’il serait même nécessaire d’honorer. Un juge de paix, un obscur juge de paix de Fontainebleau qui, en 1865, rendit un arrêt déterminant, qui allait faire jurisprudence.
Il s’appelait Richard. Le juge de paix Richard.
Champfleury (voir cette entrée), dans l’ouvrage classique qu’il consacra aux chats, s’était fait le premier l’écho de cette affaire. Par la suite, dans l’étude qu’il consacra aux « procès d’animaux du Moyen Âge à nos jours », Jean Vartier a été bien avisé de s’inspirer des informations recueillies chez Champfleury et de saluer à son tour ce personnage. Car c’était bien l’une des premières fois où, aussi nettement, était considérée par un juge comme un crime la possibilité pour tout un chacun de tuer un chat domestique, même au prétexte que celui-ci se serait hasardé dans sa propriété.
Que s’était-il donc passé à Fontainebleau, cette année-là ?
Un propriétaire, excédé de voir ses plates-bandes foulées et abîmées par les chats vagabonds du coin, avait posé dans son jardin toute une série de pièges doublés d’appâts puissants. Bien entendu, les matous du quartier n’avaient pas tardé à rappliquer. Les pauvres ! Une quinzaine passèrent de vie à trépas. Des voisins s’en émurent. Le juge aussi, qui peut-être possédait lui-même un chat, l’histoire ne le dit pas.
En bref, voici un extrait de son jugement, qui précéda la condamnation du propriétaire :
« Attendu que le chat domestique étant propriété d’un maître doit être défendu par la loi…
« Que le chat domestique est en quelque sorte d’une nature mixte, c’est-à-dire un animal toujours un peu sauvage et devant demeurer tel à raison de sa destination, si on veut qu’il puisse rendre les services qu’on en attend ;
« Que si la loi de 1790 permet de tuer les volailles, l’assimilation des chats à ces animaux n’est rien moins qu’exacte, puisque les volailles sont destinées à être tuées tôt ou tard et qu’elles peuvent être tenues en quelque sorte sous la main, dans un endroit complètement fermé, tandis qu’on ne saurait en dire autant du chat ni le mettre ainsi sous les verrous, si l’on veut qu’il obéisse à sa nature ;
« Que rien dans la loi n’autorise les citoyens à tendre des pièges, de manière à allécher par un appât aussi bien les chats innocents de tout un quartier que les chats coupables ;
« Que le chat est un meuble protégé par la loi et qu’en conséquence les propriétaires d’animaux détruits sont en droit de demander l’application du code pénal qui punit ceux qui ont volontairement causé du dommage à la propriété d’autrui… »
N’allons pas plus loin.
Admirable passage !
Admirable juge Richard !
Il avait fort bien compris que le chat est « d’une nature mixte », c’est-à-dire apprivoisé et sauvage à la fois, et qu’on ne peut apprécier l’une sans l’autre. Il avait considéré que les massacres collectifs de chats, si longtemps perpétrés en Europe, étaient inadmissibles, qui confondaient « innocents » et « coupables » (sic). Mieux, il ne confondait pas les chats et les poulets, ce qui est tout à son honneur et témoigne de sa perspicacité – même s’il est permis d’émettre quelque doute sur la « nature » des volailles d’être « mises sous les verrous ». Il admettait surtout que les chats, fussent-ils des meubles, appartenaient à leurs propriétaires et devaient être protégés par la loi. Non, ce n’était pas si fréquent à cette époque, répétons-le.
On pourrait toutefois remonter un peu plus loin dans le temps. Au plus haut Moyen Âge même. Le chat, déjà, y était considéré comme un bien et donc, à ce titre, méritait d’être protégé.
Laurence Bobis, dans son Histoire du chat, fait état de codes gallois du Xe siècle, inspirés d’un fonds de coutumes et d’usages immémoriaux, où la valeur du chat était définie selon des critères extrêmement rigoureux. Dans telle région, l’animal valait un penny de sa naissance au moment où il ouvre les yeux, deux pence de ce moment jusqu’à sa première souris, quatre pence quand il devient adulte. Dans d’autres régions, sa valeur s’accordait au rang social de son propriétaire, quatre pence pour un chat du peuple, une livre pour celui d’un roi. Bien entendu, ce barème s’appliquait aux chats en bon état de marche, si l’on peut dire, qui avaient toutes leurs griffes, qui savaient pourchasser les souris, aux chattes capables aussi d’élever leurs petits sans les dévorer.
Attention ! Cette valeur scrupuleusement précisée des chats n’était pas là pour établir de justes règles de marchandages. Elle avait d’abord une portée juridique. C’est que les chats étaient précieux et devaient être placés sous la protection des lois. Déjà ! On établissait ainsi les compensations financières qu’encouraient voleurs et meurtriers au profit des propriétaires desdits matous. Ainsi, en cas de mise à mort du chat qui gardait les greniers du roi, la peine subie par le coupable était particulièrement carabinée. Du moins en Dimetie, la région sud du pays de Galles. Jugez-en :
« La tête du chat doit être placée en bas, sur un sol plan et propre, sa queue levée vers le haut et il doit rester ainsi suspendu pendant qu’on verse du blé sur lui, jusqu’à ce que le bout de sa queue soit recouvert ; et voilà quelle est sa valeur. Si on ne peut avoir du grain, sa valeur est une brebis avec son agneau et sa laine. »
À l’inverse, il est juste de le souligner, les désordres ou dégâts occasionnés par un chat devaient donner lieu aussi à compensation de la part de son propriétaire, comme le stipulaient ces mêmes codes gallois. Toutefois, selon les antiques canons irlandais et non plus gallois, il était établi que les méfaits nocturnes commis par les chats ne pouvaient donner lieu à compensation, contrairement à ceux commis durant le jour. Ce qui était la sagesse même. Allez donc reconnaître un chat dans la nuit ! Ne sont-ils pas tous gris ? Allez donc poursuivre en justice, dans ce cas, un propriétaire de chat plutôt qu’un autre ! On ne saurait trop louer la sagesse de nos lointains ancêtres celtes. Ils savaient qu’une erreur judiciaire aurait été intolérable.
Étaient-ils si exceptionnels, en vérité, dans l’Europe médiévale, ces arrêtés qui « défendaient » les chats ou, du moins, précisaient leur valeur marchande ? En Espagne, à la fin du XIIe siècle, dans les fueros (privilèges accordés à certaines villes, dispositions légales qui leur étaient propres en fonction des usages qui, chez elles, avaient acquis force de loi), on retrouve plusieurs dispositions relatives aux chats. Ainsi le fuero de Cuenca condamne-t-il le meurtrier d’un chat à une amende de douze deniers, s’il y a des témoins. Il en allait de même dans les fueros d’Alcaraz et d’Alarçon, ces villes reconquises au début du XIIIe siècle par le roi Alphonse VIII.
Le fuero le plus savoureux, si l’on ose dire, demeure pourtant sans conteste celui de la ville de Huesca, promulgué par le roi Jacques Ier en 1247 : « Quand quelqu’un trouve le voleur avec le chat qu’il a volé, il doit planter un pieu au milieu d’une aire de soixante pieds de circonférence et à ce pieu il doit attacher le chat au moyen d’une corde d’une paume seulement ; le voleur doit verser sur le chat du millet porté à moudre, jusqu’à ce que le millet recouvre l’animal. Cela fait, le voleur sera laissé libre d’aller et ce millet sera partagé comme les deniers pour les autres peines. Et si d’aventure le voleur est si pauvre qu’il ne puisse acquitter cette dette, il doit être livré à la cour du lieu qui le fera courir nu, le chat attaché au cou du côté du dos, d’une porte de la ville à l’autre ; et ils doivent être frappés avec des lanières, de telle manière que le voleur et le chat soient frappés également et autant de fois l’un que l’autre. »
On se réjouira bien entendu de la sévérité de la peine encourue par le déplorable voleur. On ne s’indignera pas moins des sévices infligés au malheureux chat qui a été volé, arraché à l’affection de sa famille, et qui n’y était pour rien. Pourquoi l’engloutir vivant sous du millet et risquer de l’étouffer ? Pourquoi, ce qui est pire, le frapper, lui, avec des lanières ? La réponse qui s’impose dans ce second cas n’est pas très satisfaisante pour l’esprit, même si elle est des plus subtiles. Car on imagine bien en effet que le chat affolé, blessé, terrorisé, n’allait pas manquer de planter ses griffes dans le dos du voleur auquel il était attaché et de le mordre, redoublant ainsi le supplice de la victime, supplice infligé donc cette fois par l’objet même dérobé. Il n’empêche qu’il était tout de même paradoxal de supplicier la victime pour mieux supplicier le bourreau. On voit par là que la vie d’un chat dérobé ne comptait guère à Huesca en 1247.
Résumons-nous. Ces codes gallois ou ces fueros espagnols sont bien instructifs. Ils nous apprennent indirectement que le chat était un animal familier dans les sociétés de ce temps-là, qu’il était considéré comme précieux pour chasser les souris, veiller sur les greniers du roi ou les provisions de millet du manant, autrement dit qu’il avait une valeur mesurable. La loi protégeait-elle pour autant sa vie, son intégrité corporelle, quand il était un chat errant ? Tenait-elle compte de ses souffrances ? C’était une autre affaire.
Beaucoup d’eau allait couler sous les ponts gallois, espagnols et même sous les ponts du reste du monde avant l’arrêté de notre brave juge de paix de Fontainebleau, avant même, a fortiori, que notre sensibilité moderne ne prenne enfin en compte la sensibilité de l’animal et le devoir de lui épargner d’inutiles souffrances.